Intervention d’Eric Heyer, directeur adjoint au Département analyse et Prévision de l’OFCE, au colloque « Radiographie et perspectives de la crise » du 13 décembre 2010.
Si, ce soir, je ne représente pas l’Observatoire français des conjonctures économiques, je vais m’appuyer largement sur ses publications, aussi vais-je rappeler très brièvement ce qu’est l’OFCE. En 1981, Raymond Barre, alors Premier ministre, a souhaité créer, pour alimenter le débat, trois instituts de conjoncture. Le premier, proche des syndicats (1), le deuxième, proche du patronat (2) et le troisième, indépendant. Pour asseoir l’indépendance de cet institut, il l’a inscrit à l’université (3). Centre de recherche en économie de Science Po, l’OFCE fonctionne pourtant sous fonds publics : le Premier ministre verse une subvention chaque année à la fondation qui nous la reverse sous forme de salaires. Notre rôle est de participer au débat public de façon complètement indépendante, y compris en critiquant le gouvernement, sans jamais oublier tout à fait que nous sommes sous fonds publics.
Nous voyons aujourd’hui se mettre en place des politiques de sortie de crise Or, nous sommes assez loin de voir la fin de cette crise.
Sans rappeler l’ensemble des enchaînements, je montrerai que les répercussions de cette crise financière sur l’économie réelle ont été très fortes, jamais observées depuis la crise de 1929. La dernière crise – qui n’apparaîtrait pas sur un graphique – fut l’éclatement de la bulle internet en 2000. Aujourd’hui, on assiste dans toutes les grandes économies développées à un effondrement durable et concomitant qui représente en moyenne six points de PIB. La France, de ce point de vue, a mieux résisté que l’ensemble des grands pays mais, globalement, la perte d’activité, au paroxysme de la crise, a varié entre six et douze points. Depuis un an, la croissance est redevenue positive, on arrête de détruire de la richesse et on recommence à en créer petit à petit. Mais nous ne disposons aujourd’hui que des résultats du troisième trimestre de cette année, la comptabilité nationale n’est pas encore complètement arrêtée. À l’heure actuelle, aucun pays n’est revenu au niveau de production qui prévalait avant la crise, au premier trimestre 2008. Les niveaux de production restent largement inférieurs (de 1,5 point à 6 points selon les pays). En France, la perte se situe aux alentours de 1,5 point mais les niveaux de production, inférieurs à ceux qui prévalaient avant la crise, ont évidemment des répercussions en termes d’emplois. On produit moins qu’il y a deux ans et, les techniques progressant, la productivité continue à s’améliorer aux dépens de l’emploi.
La première répercussion de cette crise a donc été une très forte aggravation du chômage : quinze millions de chômeurs supplémentaires en l’espace de deux ans dans les grands pays, six millions au sein de l’Union européenne. On a déjà connu des taux de chômage aussi élevés en France, en Italie, aux États-Unis … Ce qui est historique, c’est la vitesse avec laquelle tous les pays, simultanément, sont revenus à ces niveaux de chômage de masse. Généralement, les pays en difficulté profitent de la croissance des autres pour maintenir un minimum de croissance et amorcer une reprise. Cette fois, tous les pays développés connaissent un chômage de masse et une baisse de la production. Et en termes de production par tête, la population continuant à augmenter dans quasiment tous les pays (à l’exception de l’Allemagne), le creux est encore plus marqué.
On pourrait penser – c’est le cas du gouvernement actuel – que l’ajustement sur le marché du travail est terminé et que le chômage va cesser de s’aggraver. On pourrait même espérer que la situation de l’emploi va s’améliorer. L’analyse de l’OFCE est plus pessimiste. Au regard de la chute d’activité et de la productivité, les destructions d’emplois, pourtant massives, auraient dû être quasiment deux fois plus élevées dans la plupart des pays.
On peut distinguer trois catégories de pays :
– Ceux où l’ajustement est effectivement terminé comme les États-Unis ou l’Espagne dont le marché du travail très flexible a subi des destructions d’emplois très rapides, ce qui a d’ailleurs amplifié la récession, notamment en Espagne.
– Les pays où l’ajustement n’a quasiment pas eu lieu, comme l’Allemagne ou le Japon. Très peu de destruction d’emplois, un chômage qui se maintient. Nous reparlerons de ce « miracle ».
– Les autres pays comme la France, l’Italie, le Royaume-Uni ont connu des destructions d’emplois insuffisantes au regard de la chute d’activité. Les taux de marge de leurs entreprises se dégradent parce que la productivité s’effondre. Dans ces pays, les entreprises n’ont donc pas encore complètement ajusté et, dans les trimestres et années à venir, on doit s’attendre soit à de la croissance sans emploi, soit à des destructions d’emplois.
J’évoquais le « miracle » allemand ou japonais. Il n’y a pas de miracle en économie mais une explication. Lorsqu’on n’ajuste pas par l’emploi, on ajuste par autre chose.
Les Allemands ont ajusté essentiellement par le temps de travail. Pendant cette crise, ils ont abaissé le temps de travail par du chômage partiel. Le lien entre l’employeur et le salarié subsiste mais la durée du travail chute énormément et avec elle le volume de travail. La France a utilisé ce dispositif de chômage partiel à une bien moindre échelle (265 000 personnes en chômage partiel contre 1,5 million en Allemagne). De plus, en même temps qu’on incitait les entreprises françaises à utiliser les dispositifs de chômage partiel, on poussait les chefs d’entreprises à faire des heures supplémentaires. En termes de durée du travail, il n’y a donc pas eu de véritable baisse de la durée du travail au cours de cette crise. On a plutôt essayé d’ajuster par l’emploi que par la durée.
Les Japonais n’ont pas ajusté par l’emploi et très peu par la durée du travail. C’est par la baisse des salaires qu’ils ont limité les coûts. L’entreprise, pour passer la crise, garde son salarié mais divise son salaire par deux. Ce n’est donc pas un miracle. Le Japon a utilisé la flexibilité interne plus que d’autres pays, notamment plus que la France. Mais rien n’indique que cette méthode puisse être pérenne.
On peut jouer momentanément sur le temps de travail mais le chômage partiel coûte d’abord à l’État qui finance une partie du salaire. Dans la durée, on ne peut pas maintenir des salaires extrêmement faibles. Au moindre signe de reprise, les salariés réclameront soit une hausse de leur temps de travail, soit une augmentation de leur salaire. L’ajustement ne peut donc être que différé. Mais, de notre point de vue, il n’est pas terminé.
Dans le cas de la France, il est loin d’être terminé. Nous sommes à peu près à la moitié ou aux deux tiers du chemin. Il est toujours délicat d’avoir une notion très précise de la productivité et des tendances de la productivité mais on peut dire que, globalement, tout n’est pas achevé sur le marché du travail. Nous devons donc nous attendre à une croissance très faible en emplois dans les trimestres et années à venir ou, pourquoi pas, à des destructions d’emplois si la croissance n’est pas suffisamment forte.
S’il faut s’attendre à une nouvelle augmentation du chômage, c’est aussi parce que la population active continue de croître. Les entrées sur le marché du travail sont plus nombreuses que les sorties, moins toutefois qu’en 2000, quand on comptait 250 000 nouveaux entrants nets sur le marché du travail (800 000 jeunes qui arrivaient et 550 000 seniors qui en sortaient). Il y a toujours 800 000 jeunes qui arrivent mais 750 000 seniors quittent chaque année le marché du travail. Restent 50 000 entrants nets à absorber. Pour faire baisser le chômage, il faut d’abord créer ces 50 000 emplois. Nous n’y parvenons pas, y compris sur le dernier trimestre (en rythme annualisé). Il sera donc difficile de limiter la hausse du chômage.
Quand bien même le chômage se stabiliserait-il, on ne pourrait considérer que la situation s’améliore car ce sont toujours les mêmes personnes qui restent au chômage. Même si le chômage reste stable, le chômage de longue durée explose. Les chômeurs de plus d’un an, avec une forte proportion à plus de deux ans, se déqualifient. Lorsqu’une personne reste longtemps au chômage, sa probabilité de retour à l’emploi s’effrite et devient quasiment nulle au bout d’un certain temps. C’est ce qui va probablement rendre cette crise structurelle. D’autre part, la situation financière des chômeurs de longue durée se dégrade. Dans un premier temps, ils passent de l’emploi au chômage indemnisé : les stabilisateurs automatiques jouent leur rôle, la baisse du pouvoir d’achat est réelle mais est relativement maîtrisée. Mais ces stabilisateurs automatiques n’ont qu’un temps. Au bout de 23 mois, ils tombent dans les minima sociaux. Or, ces minima sociaux n’ont pas été revalorisés au cours de cette crise. La vraie chute du pouvoir d’achat est donc à venir avec cette forte progression des chômeurs non indemnisés. Une petite étude réalisée pour l’ONPES (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale) indique que pour 100 chômeurs imputables à la crise, on comptera 43 pauvres supplémentaires en 2011. En effet, les chômeurs entraînent une partie de leur famille dans la pauvreté. L’explosion de la pauvreté est à venir.
On ne peut donc pas considérer que cette crise est finie, même dans l’hypothèse relativement optimiste d’un chômage qui se stabiliserait aux alentours de 9,5%.
Pour essayer de piloter la conjoncture en temps de crise, les politiques disposent de trois instruments : la politique monétaire, la politique budgétaire et la politique de change.
La politique monétaire conventionnelle est la baisse des taux d’intérêt par la banque centrale. Elle permet d’abaisser le coût de refinancement des banques, baisse de coût répercutée sur leurs clients, les entreprises et les ménages. Or cette crise a d’abord été une crise de confiance qui a gelé le marché interbancaire. Nous sommes dans ce que Keynes appelait la « trappe à liquidité ». C’est une situation dans laquelle la politique monétaire est complètement inefficace. La banque centrale a beau baisser ses taux d’intérêt, les banques ne répercutent pas cette baisse de taux sur leurs clients et le crédit se tarit. La pire situation est le credit crunch : les banques arrêtent de distribuer du crédit ou, au mieux, le distribuent avec des taux d’intérêt élevés aux seuls clients complètement fiables. C’était le cas en début de crise, comme en témoignent les spreads (4), mais on est encore dans une situation où, malgré la baisse des taux d’intérêt par la banque centrale, la distribution de crédit ne suffit pas à relancer la croissance de façon autonome. Cette situation de trappe à liquidité a toutefois un avantage : elle suscite une fuite vers la qualité. Les agents se réfugient dans des actifs complètement sans risque. C’est une chance relative parce qu’un des actifs les moins risqués est la dette d’État. Les taux d’intérêt sur les dettes d’État se sont donc effondrés au cours de cette crise. Les intérêts à un mois de la dette américaine – il en était de même pour la dette française – sont descendus à zéro. Cela signifie que des agents, au lieu de laisser en banque un argent immédiatement disponible, préfèrent le prêter à l’État pour un intérêt nul et ne le récupérer qu’un mois plus tard, cela par crainte de faillite des établissements bancaires. Au cours de la crise, les taux d’intérêt à un an étaient à 1%, taux inférieur à l’inflation annuelle ! Les agents acceptent de voir leur argent se dévaluer pour être sûrs de le garder.
Cela a permis aux États d’utiliser l’argument budgétaire de façon massive. Il leur manquait un bras (ils ne pouvaient pas utiliser la politique monétaire), ils ont donc utilisé l’autre bras. De plus, ils arrivaient à lever des fonds à des taux d’intérêt extrêmement faibles. De ce fait, tous les pays se sont lancés dans des plans de relance.
5,6 points de PIB ont été injectés dans l’économie américaine depuis 2008.
À titre de comparaison, la France a injecté 0,8 point de PIB. Certes, la France a des stabilisateurs automatiques : une protection sociale supérieure qui lui coûte cher, qu’on peut donc intégrer dans le calcul du plan de relance. Mais on voit bien qu’il y a des ordres de grandeur différents.
L’Allemagne a fait un plan de relance de 3 points de PIB, près de quatre fois supérieur au plan de relance français.
Toujours est-il que tous les pays ont fait ces plans de relance mais, d’après les gouvernements, les limites de cet argument budgétaire sont atteintes. Effectivement, avec la crise et les plans de relance, les déficits ont commencé à exploser, la dette, somme de tous ces déficits, explose aussi.
Chacun se réjouit d’avoir pu, en 2008-2009, mettre en place les dispositifs budgétaires qui ont évité une récession bien plus noire que ce qu’on a pu observer. 2010 a été relativement neutre. En 2011 commencent les plans d’austérité. On change donc complètement de cap. Ce qui soutenait l’activité va maintenant constituer un frein à l’activité dans une situation inchangée. Les discussions entre keynésiens et classiques sont inutiles. Dans une situation d’insuffisance de la demande par rapport à l’offre, les multiplicateurs keynésiens existent. Si l’offre est insuffisante par rapport à la demande, les multiplicateurs keynésiens n’existent pas et toute politique de relance est complètement inefficace. Or nous sommes encore dans le cas de figure de l’insuffisance de la demande par rapport à l’offre. Un taux de chômage moyen de 10% dans les grands pays révèle une surcapacité de production inutilisée. Les taux d’utilisation, qui mesurent les capacités d’utilisation en termes de capital, sont aussi extrêmement bas. Avec une demande faible, les multiplicateurs keynésiens sont très forts. Donc, les plans de relance fonctionnent… et les plans d’austérité vont fonctionner dans le sens inverse ! Ces plans de rigueur augurent donc un choc récessif, d’autant plus qu’ils sont simultanés. Si la France seule s’était lancée dans un plan d’austérité, les dégâts seraient moindres parce que les autres pays auraient connu un peu de croissance favorable à notre commerce extérieur. Mais si tous les pays se lancent en même temps dans les plans d’austérité qu’ils annoncent, le choc récessif est certain dans les trimestres et années à venir.
Les États-Unis commencent à faire machine arrière parce qu’ils craignent la déflation. Les taux d’intérêt très faibles et un choc récessif provoquent à terme une baisse des prix. Le Japon est l’exemple même de la déflation. Rentrés en déflation au début des années 1990, les Japonais y sont encore à l’heure actuelle ! C’est dire s’il est difficile de s’en sortir. Pourtant ils étaient les seuls en déflation. Aujourd’hui, si, conformément à certains scénarios (dont le nôtre), un certain nombre de pays tombent en déflation, on ne s’en sortira pas. Lorsque la déflation menaçait, Keynes conseillait à ses clients de vendre leur entreprise, de partir pour la campagne, d’aller à la pêche ou à la chasse et de revenir trois ans plus tard pour racheter quatre entreprises ! En période de déflation, il n’y a plus d’activité et on diffère indéfiniment les acquisitions pour bénéficier de la baisse des prix. Les inflations sous-jacentes dans tous les pays montrent qu’on est en train de perdre 0,7 point d’inflation en rythme annuel. Si on continue sur ce rythme-là, l’inflation deviendra très rapidement négative. La banque centrale américaine (FED), consciente de ce risque, a décidé de faire un peu d’inflation en faisant tourner la planche à billets. Face au déficit public, la banque centrale décide d’acheter cette dette et de créer de la monnaie. Le risque de cette politique est que l’effondrement de la monnaie ne provoque de l’inflation. Est-ce vraiment un risque à l’heure actuelle ? Devant un risque de déflation, un peu d’inflation est plutôt bienvenue pour susciter un peu de croissance, puisque ni la politique monétaire ni la politique budgétaire ne fonctionnent. Cette politique, complètement non coopérative, permettra aux États-Unis d’avoir un peu de croissance aux dépens de leurs « partenaires » dont nous sommes…
La crise n’est donc absolument pas terminée en Europe. Elle n’est pas terminée aux États-Unis. Il existe des zones de croissance, les pays en voie de développement, qui n’ont aucun intérêt à nous aider. La Chine, tant qu’elle aura un niveau de développement à rattraper, va plutôt essayer de relancer la demande intérieure. Son plan de relance massif visait bien la consommation à l’intérieur de la zone. On ne peut donc pas attendre d’eux des éléments coopératifs qui permettraient un peu de croissance. Le risque absolu, si tout le monde met en place en même temps les plans d’austérité que Bruxelles a recommandés et commandés, est le risque de déflation. Il n’est pas nul. Il a même la probabilité la plus forte selon nous.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Heyer. Tout cela n’est guère réjouissant.
Je me tourne vers Jean-Luc Gréau pour lui demander s’il corrobore ces analyses et s’il y a un moyen d’en sortir.
Peut-on sortir de la crise ?
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1) L’IRES, Institut de recherches économiques et sociales (créé en 1982 par les cinq « organisations représentatives » avec le concours du gouvernement).
2) IPECODE, Institut de Prévisions Économiques et financières pour le Développement des Entreprises
3) Décret n° 81-175 du 11 février 1981 portant approbation de la convention passée entre l’État et la Fondation nationale des sciences politiques et relative à l’observatoire français des conjonctures économiques, publié au Journal Officiel de la République française le 25 février 1981, p. 640–641
4) La marge actuarielle ou le spread d’une obligation (ou d’un emprunt) est l’écart entre le taux de rentabilité actuariel de l’obligation et celui d’un emprunt sans risque de durée identique. Le spread est naturellement d’autant plus faible que la solvabilité de l’émetteur est perçue comme bonne. (Vernimmen)
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