La crise de l’euro

Intervention de Jean-Luc Gréau, économiste, auteur de « La trahison des économistes » (Gallimard, 2008), au colloque « Radiographie et perspectives de la crise » du 13 décembre 2010.

Merci de cette invitation.
L’exercice que vous m’avez confié n’est pas académique. Il n’est pas politique. Il s’articule sur l’économie et la politique. Je vais essayer néanmoins de vous donner quelques appréciations.

Éric Heyer a déblayé le terrain des agrégats macro-économiques dans l’Occident tout entier. En effet, cette crise a été une crise occidentale. Sans doute Hakim El Karoui rebondira-t-il sur cette question tout à l’heure.

Pour traiter de la zone euro, je commencerai par trois indications préalables. Je parlerai de la spirale vicieuse des dettes, publiques et privées. Je dirai ensuite que la Grèce, l’Irlande (et peut-être l’Espagne) sont des éléments complètement disparates qui nécessitent des analyses distinctes. Je vous parlerai ensuite du couple infernal et diabolique des États et des banques, sans empiéter sur ce que Dominique Garabiol doit vous dire. Enfin, en conclusion, je montrerai que « toutes les options sont sur la table ».

1° Le premier épisode de crise européenne eut lieu entre janvier et mars 2009. Eric Heyer a évoqué les spreads, écarts de taux qui se creusent entre les différents débiteurs, publics ou privés. Les écarts de taux de refinancement des pays, avec l’Allemagne principalement, avec les Pays-Bas, voire avec la France, se sont creusés dès l’hiver 2009. Nous avons connu ensuite une phase de résorption, grâce à l’optimisme qui a recouvert les marchés financiers occidentaux à partir de mars-avril 2009.

Un deuxième épisode, la crise grecque, considérablement aggravée par les tergiversations de l’Allemagne et la communication dangereuse de la Chancelière allemande et de ses ministres, a abouti à la décision incongrue de créer, en pleine panique, le 9 mai 2009, le Fonds de garantie européen. Les 6 et 7 mai 2009 s’est produit un épisode de contraction des marchés boursiers et des marchés du crédit, à l’échelon mondial, qui rappelait le cataclysme de septembre-octobre 2008.
Nous venons enfin de vivre l’épisode irlandais.
Y aura-t-il un épisode ibérique (Espagne-Portugal) ? D’autres suivront-ils ?

2° Ces événements étaient largement prévisibles. À l’automne 2008, l’eurosceptique le plus convaincu devait reconnaître honnêtement un succès incontestable de l’euro. Les trésors publics de la zone euro pouvaient alors se refinancer à bas taux, pratiquement aux mêmes taux que l’Allemagne, considérée comme l’État le plus puissant et le plus fort de la zone. Notons au passage, que pendant une courte période, il y a quatre ou cinq ans, l’Irlande et l’Espagne parvenaient même à se refinancer moins cher que l’Allemagne !

Deux postulats arbitraires ont présidé aux décisions des souscripteurs de la dette publique.
Le premier fut la mutualisation – non dite – des dettes publiques de la zone euro en une grande dette publique, commune à tous et garantie par les pays les plus puissants de cette zone.

Le deuxième postulat fut l’illusion créée par les chiffres de la croissance de pays comme l’Espagne ou l’Irlande. On a parlé de « tigre celtique », de « miracle espagnol » ! Je ne résiste pas au plaisir de vous rappeler le propos de Ségolène Royal, tenu pendant sa campagne présidentielle : « L’Espagne a trouvé le secret de la croissance moderne ». Michel Sapin, porte-parole économique du Parti socialiste, déclarait quant à lui, au printemps 2008, alors que nous étions déjà dans le chenal de la crise, que la France ferait bien de s’inspirer des exemples anglais et espagnol ! La crise a fait apparaître la robustesse relative de certains pays et la fragilité manifeste de certains autres. L’épisode irlandais illustre cette illusion. Au mois d’avril 2010, le Financial Times et le Wall Street Journal placardaient en première page le résultat de l’enquête menée par des experts du gouvernement irlandais au sein des banques irlandaises : le trou minimal à venir de ces banques représentait au moins 20% du PIB, malgré l’effort considérable dejà accompli par le trésor irlandais pour régler une partie des dettes contractées par les banques locales. Or les Stress tests (1) de l’Union européenne menés au mois de juin 2010 concluaient au contraire que les banques irlandaises étaient fiables. Mais l’information donnée par des journaux économiques anglo-américains nous permettait de prévoir la crise irlandaise.

3° L’échec des fonds structurels européens (je sors de l’épure de la crise instantanée). Tous les pays actuellement les plus en litige ont bénéficié largement des concours des fonds structurels. Un petit pays de 4 millions d’habitants, nommé l’Irlande, a reçu 17 milliards d’euros. Divisée par tête d’habitant, la somme est considérable. L’Espagne a reçu près de 200 milliards d’euros, ce qui a permis à Luis Zapatero, pendant sa campagne électorale, de se féliciter de l’appartenance à l’Union européenne : il n’est pas un kilomètre de route ou d’autoroute espagnoles qui n’ait été financé par l’Europe, c’est-à-dire par les contribuables des grands partenaires européens de l’Espagne.

C’est un keynésianisme de pacotille qui a inspiré Jacques Delors, grand auteur des fonds structurels (et co-auteur de la monnaie unique). L’expérience montre que les fonds structurels ne suffisent pas. Des routes, des aéroports et des ports modernes ne suffisent pas pour qu’un vrai tissu économique diversifié se constitue et que les économies puissent prendre un essor durable.

La spirale vicieuse des dettes privées et des dettes publiques.

N’oublions jamais que l’origine de la crise est le krach du marché hypothécaire américain. L’épicentre de la crise est aux États-Unis. Ce krach a entraîné le blocage du marché interbancaire, dès août 2007, et, par la suite, un effondrement partiel du château de cartes bancaire occidental puisque le mortgage (crédit hypothécaire américain) était, avec les produits qui en dérivaient, largement diffusé à la surface de la planète. Les discours de nos dirigeants, que ce soient M. Nicolas Sarkozy, M. François Fillon ou Mme Christine Lagarde, n’évoquent jamais cette crise du marché hypothécaire américain liée à un surendettement manifeste de ses ménages, attribuant la crise aux « excès de la finance » ou à quelque fatalité… Les États-Unis, avec plus de 300 millions d’habitants, peuvent, à eux seuls, détruire l’équilibre économique et financier de l’ensemble du monde occidental. Leur crise était donc potentiellement cruciale. Nous avons donc subi un choc extérieur (ou choc asymétrique) que nous avons essayé d’absorber tant bien que mal, avec nos moyens. S’il a fait apparaître nos faiblesses, il venait bien de l’extérieur.

Comme Eric Heyer l’a dit, aucune grande économie n’a encore tout à fait effacé sa récession. Les échos du 13 décembre 2010 rappelaient que la chute de la production industrielle française était de 20% au plus fort de la crise et que nous n’avions comblé qu’un tiers de la perte. C’est dire la situation très délicate où se trouve l’ensemble de notre industrie si on excepte la pharmacie et l’aéronautique civile.

Trois impacts négatifs (en termes comptables) ont joué sur l’équilibre des finances publiques.
Le premier est dû aux plans de relance, très inégalement proportionnés, ainsi que l’a souligné mon prédécesseur. Il est vrai que la France a été parmi les pays qui ont le moins relancé.

Le deuxième, dans certains pays (l’Irlande, l’Angleterre, les États-Unis) vient des plans de soutien bancaire. Les trésors publics ont dû venir au secours de leurs banques et, indirectement, au secours des autres banques créancières des banques anglaises ou américaines. Quand le trésor public anglais ou américain soutient Royal Bank of Scotland, City Group ou Bank of America, il donne de l’argent à Deutsche Bank et à BNP Paribas banques créancières des premières nommées. C’est simple à comprendre mais personne ne le dit.

Le troisième point, qui explique le creusement brutal des déficits publics et la montée des dettes publiques est représenté par la chute des recettes fiscales. On a perdu beaucoup d’emplois productifs. Beaucoup d’entreprises sont passées d’une situation de profits à une situation de pertes. Certaines ont disparu. On a perdu de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, massivement (80% de baisse entre le premier semestre 2008 et le premier semestre 2009), de l’impôt sur le revenu, de la TVA, de la taxe sur les carburants. Les pays où la récession a été la plus brutale ont été les plus grandes victimes. Avec la chute des recettes fiscales, on tient l’origine principale de la situation de déshérence des comptes publics et sociaux. Un régime de protection sociale qui perd 625 000 cotisants – sur neuf trimestres – est voué à basculer vers un lourd déficit quelles que soient les conditions de sa gestion.

Les PIGS

Portugal- Irlande – Grèce, Espagne (Spain) sont englobés par les Anglo-américains dans l’expression « PIGS ». Mais la Grèce, l’Irlande et l’Espagne sont trois figures singulières de la crise européenne.

Nous connaissions le classicisme des temples et des sculptures de l’Acropole, on peut aussi parler du classicisme de la crise grecque.

La Grèce est caractérisée d’abord par la faiblesse intrinsèque de son économie qui n’a que deux secteurs dignes de ce nom, le tourisme et les transports maritimes (que nos amis chinois sont en train de racheter), ensuite par sa dette publique qui était déjà supérieure au montant du PIB, enfin par deux aspects peu soulignés : un énorme déséquilibre extérieur (à un certain moment elle n’exportait que le tiers de ce qu’elle importait), donc un énorme déficit, structurellement débiteur vis-à-vis de l’extérieur, et la fraude fiscale. Frauder le fisc, avec la connivence des agents fiscaux, est un comportement très répandu en Grèce.

La vraie leçon grecque, c’est le rôle inhibiteur de l’euro. Hors de l’euro, doté de son ancienne drachme, la Grèce (ses gouvernants, sa population, ses dirigeants économiques) aurait été conduite à adopter une autre stratégie économique et une autre politique économique. Elle aurait été contrainte à plus de vertu. S’agissant de la Grèce, le rôle présumé moralisateur de l’euro n’a pas joué, au contraire.

La crise irlandaise offre un cas tout à fait baroque.
Il y a trois ans, la dette publique irlandaise (25% du PIB) était la plus faible de la zone euro (si on excepte le Luxembourg), moins de la moitié de la norme européenne (60% du PIB). Ce pays était en excédent budgétaire, les recettes étant supérieures aux dépenses. En même temps, l’Irlande avait le plus fort excédent extérieur de la zone euro, égal à celui des Pays-Bas, pourtant plus peuplés. Comment ce pays hyper-exportateur et ultra-excédentaire dans ses relations avec le reste du monde peut-il être aujourd’hui en grave difficulté ? Cela paraît impossible si l’on s’en tient aux canons de la théorie économique !

L’explication réside dans le fait qu’il y a trois économies irlandaises :
L’économie d’origine étrangère, « ultra-compétitive », grâce aux multinationales installées en Irlande pour bénéficier de l’imposition fiscale privilégiée, génère l’excédent extérieur.

L’économie immobilière, qui a représenté une proportion considérable du PIB, s’est écrasée, comme aux États-Unis et en Espagne. Elle est aujourd’hui à plat. C’est la source principale des destructions d’emplois massives dans ce petit pays de 4 400 000 habitants. L’Irlande a connu une récession de 11% en l’espace de deux ans, c’est un chiffre de dépression au sens classique.

L’économie bancaire est à part. Elle a fait faillite. Le trésor public irlandais s’est précipitamment porté à son secours en garantissant ses engagements vis-à-vis des autres banques et des autres opérateurs financiers. Les pertes de ces banques remontent mécaniquement dans les comptes du trésor public irlandais. On demande donc aujourd’hui à un contribuable plus ou moins réel, plus ou moins fantomatique, de venir se substituer aux banques irlandaises insolvables !

La dette publique de l’Espagne était déjà de 40% du PIB il y a trois ans. Comme l’Irlande, elle connaissait un excédent budgétaire. En revanche, son déficit commercial était important mais il n’avait pas de conséquences graves. La principale caractéristique espagnole était évidemment le boom immobilier : on avait atteint un chiffre de 800 000 mises en chantier courant 2006 ! À ce moment-là, l’Espagne mettait autant de logements en chantier que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni réunis. Ce chiffre est ensuite tombé à moins de 100 000. D’où l’effondrement de l’économie immobilière rendu gravissime par le contexte d’endettement disproportionné des ménages et des entreprises espagnols.

Le mystère de l’économie espagnole c’est que les banques n’ont pas fait faillite comme en Irlande ou même en Angleterre ou aux États-Unis et qu’apparemment le système est resté relativement fiable.
Ce mystère a deux explications :

La première explication, c’est que les Espagnols ont titrisé leurs emprunts… et infecté leurs voisins. Beaucoup des mauvaises créances accordées par les banques espagnoles sont en effet aujourd’hui en France, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Allemagne.

La deuxième c’est que les banques espagnoles conservent à leur actif des créances sur des débiteurs qu’elles savent non solvables. Un jour, il va falloir dénouer cette situation tout à fait particulière où on fait apparaître des créances assez largement fictives. Le moment de vérité n’est pas très loin de nous, il se situe dans les mois à venir, avant la fin du printemps prochain.

Ces comptes bancaires biaisés ont permis jusqu’ici à l’Espagne de nier la gravité de la crise qui l’atteint.
Je veux dire à Eric Heyer que je ne crois pas au chiffre du PIB espagnol : les 6% de récession ne correspondent pas à l’effondrement du marché du travail et à la suppression de plus de 2 millions d’emplois, chiffre énorme pour un pays de 44 millions d’habitants. Je pense que le chiffre réel est supérieur.

Les marchés s’attendent donc à une opération vérité sur la situation espagnole et programment plus ou moins la prochaine crise espagnole.

Les États et les banques

La chose la plus importante à retenir dans toute cette affaire, c’est que les États et les banques sont enchaînés les uns aux autres car les banques ont racheté la dette des États qui s’est creusée à l’occasion de la crise. Elles ont aussi dans leurs comptes les mauvaises créances privées de tous les débiteurs, ménages ou entreprises, qui ont été mis en banqueroute ou en faillite à l’occasion de la crise… et les États sont en quelque sorte leurs garants potentiels. C’est un système à double entrée et double sortie : si les États font faillite ou si, simplement, ils veulent restructurer, réduire leur dette, des pertes substantielles vont apparaître dans le compte des banques et nous verrons un nouvel épisode de crise bancaire, comme à l’automne 2008 et l’hiver 2009. Une épée de Damoclès est sur nos têtes. L’opération logique, nécessaire, de réduction de la dette de la plupart des États, y compris de la France, de l’Italie et peut-être même de l’Allemagne, ne peut pas se faire. Si elle se faisait, des pertes substantielles apparaîtraient dans des dizaines et des dizaines de banques au sein du système européen et même au-delà de l’Atlantique. Donc les États ne le font pas.

Il y a crise financière systémique lorsque la défaillance des débiteurs entraîne avec elle la défaillance des créanciers. C’est ce que nous voyons actuellement : la défaillance potentielle des débiteurs publics et privés met en danger les créanciers que sont les banques, les fonds de placements et les compagnies d’assurance.

Conclusion

Que va-t-il se passer ?
Nos amis anglo-américains disent volontiers que « toutes les options sont sur la table » :
Garder l’euro en prenant des risques supplémentaires, créer un fonds qu’on élargit sans cesse, au moins pendant quelques temps.

Démanteler l’euro, fraction par fraction : chaque pays sort de l’euro, plus ou moins bien.
Créer deux euros : l’euro du nord et l’euro du sud. C’est une thèse allemande qui commence à se propager, développée par certains représentants des milieux d’affaires allemands.

Toutes ces options sont possibles et je ne peux faire aucun pronostic à cet égard. Je pense que l’histoire s’accélère encore et que nous allons vers un épisode où les gouvernements, les dirigeants économiques et financiers devront improviser. On aura, en toute hypothèse, un remaniement important de la configuration monétaire au sein de la zone euro et de l’Union européenne sous une forme que je ne peux pas déterminer mais qui ne sera pas celle que nous connaissons et que nous tentons quand même de maintenir, à force de verbe, à force d’actions financières.

Si l’éclatement devait avoir lieu, où serait la France ? Dans la zone mark rétablie, ce que souhaitent certains Allemands ? Ou hors de la zone mark ? Nous sommes surévalués, il vaudrait donc mieux être hors de la zone mark. Mais avec une monnaie dévaluée la dette publique, libellée en euros, s’accroît fortement. Une dévaluation de 20% représente 25% de dette publique supplémentaire. Comment, avec une monnaie dévaluée, faire face à une dette exprimée en euros ?

Je voudrais introduire une question terminale. Une reconfiguration monétaire au sein de l’Europe serait l’occasion pour les dirigeants les plus lucides de demander enfin ce qu’on leur a refusé tout au long de la crise : la nécessaire réorganisation du système bancaire constitué par la banque centrale et par les banques elles-mêmes.

Dominique Garabiol va certainement évoquer ce sujet. Néanmoins, il faudra saisir cette opportunité.
Merci beaucoup de votre attention.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Jean-Luc Gréau.
Si j’ai bien compris, on ne sait pas où on va mais on y va sûrement !

Envisageons la crise sous un autre aspect.
La crise ne traduit-elle pas de nouveaux équilibres à l’échelle mondiale ? A travers la crise, un autre monde n’est-il pas en train de se dessiner ?
Hervé Juvin et Hakim El Karoui ont écrit sur cette question deux livres fort intéressants, riches de suggestions. Ils vont nous donner un éclairage qui, peut-être, nous permettra d’aller un peu plus loin.
Hervé Juvin, que signifie le « renversement du monde » ?

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