La mondialisation en question

Intervention de Hervé Juvin, président d’Eurogroup Institute, auteur de « Le Renversement du monde – Politique de la crise » (Gallimard, 2010), au colloque « Radiographie et perspectives de la crise » du 13 décembre 2010.

Le renversement du monde est d’abord une évidence qui me saute aux yeux en vous écoutant.
Économiquement très incompétent, politiquement et socialement incertain, je ressens d’abord un sentiment d’éloignement. Je passe la majeure partie de mon temps à travailler en Inde, en Chine, en Birmanie, en Éthiopie, en Érythrée…

Je reviens de la Corne de l’Afrique. Je n’y ai pas rencontré une seule personne qui ne soit absolument persuadée que dans dix ans la situation sera meilleure qu’aujourd’hui. C’est le premier élément qui me semble très important par rapport aux interrogations qui vous animent. Je passe une grande partie de l’année et, pour tout dire, je respire mieux dans ces pays où la vie est difficile mais où chacun vole vers un avenir forcément meilleur que le présent. Cela participe de ce que j’ai appelé le renversement du monde. Tout se passe comme si nous allions dans les années à venir, peut-être pour une génération, être très largement déterminés par les dérives, les erreurs, les excès du passé, à rebours de la condition politique de nos démocraties qui était l’aspiration vers le progrès, alors que nous avons partout dans le monde des voisins – et dorénavant des concurrents – qui, eux, vivent une formidable aspiration à l’avenir. Je pense à ces villages ruraux de la Chine profonde où pour la première fois on mange à sa faim, où on a même de la viande presque tous les jours et où, aux beaux jours, on sort le poste de télévision pour que les voisins en profitent. Ils n’ont jamais connu ça.

On ne mesure pas à quel point notre crise occidentale est une crise de l’avenir, une crise de l’espoir.

Vous m’avez interrogé sur le renversement du monde, donc la mondialisation. Il n’y a pas beaucoup à s’interroger là-dessus : elle est faite !

Je me trouvais à Casablanca peu de temps après le lancement de la Porsche Panamera. Des dirigeants de la ville me disaient fièrement : « Savez-vous qu’on vend plus de Panameras à Casa qu’à Paris ? » Il y a quinze jours, sur un marché Afar, au bord du désert, où on vend du sel, des dromadaires, où tous les hommes portent un sabre et beaucoup une kalachnikov, je les voyais négocier les dromadaires avec le téléphone portable !

La mondialisation des outils, des techniques et des procédés est achevée. Elle a parcouru le monde et je ne sais au fond de quelle brousse ou de quelle forêt on pourrait trouver encore des gens qui ne participent pas aux délices d’internet et du téléphone portable. L’immense illusion, qui n’est pas pour rien dans la crise et en particulier dans la crise de la conscience européenne, c’est de voir des « marchés émergents » là où, en fait, émergent de réelles puissances.

Mais nous voulons à toute force nous persuader qu’il ne s’agit que d’économie, que de prix, et que ces Chinois, ces Indiens, ces Afars, parce qu’ils ont le téléphone portable, l’accès à internet et la télévision satellitaire, sont dans notre monde. Nous n’aurions devant nous que du ‘même’, les questions de puissance, de souveraineté s’arrêteraient comme par magie, l’abondance économique en aurait fini avec la condition politique.

C’est exactement l’inverse. Nous avons disséminé, répandu dans le monde des outils de notre puissance. Ils sont en train de se les approprier pour en faire les outils de leur autonomie et de leur puissance. C’est évident en Chine et en Inde mais je suis extrêmement frappé par l’habileté avec laquelle des communautés, des tribus, pourquoi pas des fondamentalistes, se servent d’internet et du téléphone portable. On a découvert des cas de massacres au Congo, pilotés depuis l’Allemagne par téléphone portable. Un leader politique qui utilise un téléphone portable repéré est une cible facile pour un missile ou un drone… Nous sommes en train de découvrir des aspects de notre modernité et de la diffusion des techniques et des technologies partout dans le monde que nous avions absolument sous-estimés ou mésestimés parce que nous pensions – et continuons à penser – que notre monde se réduit à l’économie. Tout est dit, tout est calculé, tout est affirmé comme s’il ne s’agissait que d’argent, de taux d’intérêt, de situation des bilans bancaires… Au contraire, je crois très profondément que ce qui est en jeu, chez nous comme dans l’image que nous donnons au reste du monde, ce qui est en jeu dans la crise que nous avons traversée – et dont je ne crois pas que nous soyons sortis – n’est ni plus ni moins que l’effondrement d’un système de vérités.

En 1978, Margareth Thatcher déclarait « There is nothing as a society », prétendant qu’il n’y a dans le monde que des individus libres et égaux, sans cesse à la poursuite de leurs intérêts individuels. En 1994 Tony Blair affirmait à son tour, magnifique de naïveté : « Notre système est le meilleur du monde et d’ailleurs, partout dans le monde, quand des individus sont libres, ils choisissent notre système ».
Nous sommes en train de nous réveiller de cette grande illusion, l’illusion d’un universalisme de marché selon laquelle, à condition de respecter les règles du libre échange propagées par l’OMC, de souscrire au consensus de Washington, de garantir la mobilité indéfinie des biens, des services, des capitaux et des hommes, la planète serait destinée à vivre sous le régime de la démocratie universelle, de l’homme sans frontières, de l’individu qui, grâce à l’abondance économique, serait totalement pacifié.

Dans la fiction d’un Occident uni, il importe de distinguer ce qui sépare les États-Unis et l’Europe.
J’ai le sentiment que l’Europe est tout particulièrement dans une situation d’apesanteur et, pour le dire ainsi, que l’Europe est formidablement « pauvre en monde ». Je voudrais préciser ceci parce que c’est pour moi l’un des points très importants de l’analyse politique et sociale de ce qui va se passer. Martin Heidegger a expliqué que « la pierre n’a pas de monde », le monde extérieur n’existe pas pour elle. L’animal est « pauvre en monde », il ne sait du monde extérieur que ce qui va le nourrir, ce qui peut le menacer ou le rassurer et lui assurer un abri. L’homme est riche en monde parce qu’il est indéfiniment porté vers l’autre et indéfiniment porté à aller toujours plus loin découvrir ce qui ne lui ressemble pas, ce qui est différent et divers. J’ai très peur que la domination presque sans limites de l’économisme, la réduction de tout ce qui compte à tout ce qui se compte et l’illusion que la croissance, le rétablissement des comptes et l’abondance généralisée vont unifier le monde et assurer la fin de l’histoire ne nous placent dans une situation d’aperception sociale et politique qui, à terme, nous coûteront cher.

Pourquoi parler d’une Europe pauvre en monde ?

Dans la construction de l’Union européenne, on a oublié les fondements historiques des nations européennes : la diversité des nations constamment en voie d’affirmation contre toute ambition impériale (les Habsbourg, Napoléon…) et contre toute tentative de la papauté pour unifier l’Europe. Quand j’assiste à la déconstruction des nations par l’Union européenne, quand je constate les illusions sur la fin de l’histoire, la tombée des frontières ou la démocratie planétaire, je ne peux pas penser que nous soyons aussi aveugles à un monde qui reste un monde de nations, un monde de puissances, un monde d’affrontements pour la puissance et les biens essentiels que sont l’eau, les terres, les métaux rares …Un monde qui nous échappe totalement. Tout se passe comme si l’Europe s’était convertie au monde wilsonien, comme si elle vivait dans un conte de fées, réduite à une naïveté, une ingénuité qui lui font gober sans y réfléchir les discours sur le libre-échange. C’est une source d’inquiétude forte pour l’Europe.

Nos amis américains n’appliquent aucun des conseils qu’ils nous prodiguent si généreusement. Aucune autre puissance n’est aussi consciente de ses intérêts vitaux et aussi irréductiblement déterminée à les défendre, quels que soient les lois, les règles et les grands principes. Quant au problème de la conscience nationale et de l’identification à un projet, une image récente est éloquente : aux portes de Seattle, dans un village de caravanes s’entassent des gens expulsés de leurs maisons pour cause de crise des subprimes … mais sur les caravanes flotte le drapeau américain.

Tout ceci nous conduit à essayer de faire le point sur deux ou trois des caractéristiques de la crise actuelle. Je vous l’ai dit, je ne crois pas qu’elle soit bancaire, financière et économique. Elle touche beaucoup plus largement au problème de notre condition politique. Nous, Européens, nous sommes mis en apesanteur. L’Europe sans limites, l’Europe sans frontières, l’Europe qui ne sait plus très bien qui elle est, où elle va, risque de nous contraindre à un atterrissage forcé dont je crains qu’il ne soit relativement violent. Je suis surpris par la rapidité de la déconstruction de l’espace politique. J’étais récemment à Brest avec quelques décideurs politiques et économiques de Bretagne. Un dirigeant d’une des plus grandes entreprises agroalimentaires bretonnes venait de publier en éditorial d’Ouest-France ces mots : « Le problème de la Bretagne, c’est la France ». Une affirmation impensable il y a dix ans. D’aucuns, ici ou là, en France, commencent à s’intéresser aux thèmes de l’autonomie fiscale partielle, d’un droit à l’expérimentation juridique, voire d’une revendication de négociations internationales et diplomatiques séparées. Le ver est-il dans le fruit ? Après être passés très vite d’une Europe de 15 États à une Europe à 27, nous pourrions très bien nous retrouver dans une Europe à 45.

Il est urgent que nous nous réappropriions le débat et la réflexion sur notre condition politique parce que nous n’en avons pas fini avec la terre qui est sous nos pieds. On se pose souvent la question de l’expérience de Margareth Thatcher, de la manière dont cette potion incroyablement amère a été acceptée, non seulement du temps où Margareth Thatcher dirigeait les destinées de la Grande-Bretagne mais assez longtemps après. On oublie que l’origine de l’expérience de Margareth Thatcher était probablement l’humiliation à laquelle avait conduit l’expérience travailliste de la mise sous tutelle de l’économie britannique par le FMI. En 1976, le constat des institutions internationales était sans appel : « Vous êtes incapables de gérer votre économie et vous, sujets de Sa Gracieuse Majesté, devez accepter que l’économie britannique soit gérée par des gens venus de Washington ». Ce n’est pas de l’économie mais un problème de dignité nationale. Dans la suite de l’histoire, Margareth Thatcher n’aurait sans doute pas pu continuer si la marine de Sa Gracieuse Majesté n’avait envoyé par le fond le croiseur Belgrano. C’est un autre élément de la dignité ou de la fierté nationale : Notre marine compte, elle est capable de gagner une guerre !

Nous ne sommes absolument pas sortis de notre condition politique et, pour qui a l’oreille fine, bruissent partout en Europe les débats sur les fonds structurels, sur les obligations européennes qui permettraient une nouvelle fois de noyer les délinquances comptables et financières de tel ou tel État. Nous sommes en train d’être ramenés extrêmement vite à notre condition politique, à ce qui fait société entre nous, ce qui fait qu’on a – ou qu’on n’a plus – envie d’être européens ensemble.

Le troisième élément qui me frappe énormément est la rapidité avec laquelle des intérêts divers, nationaux ou privés, sont en train de réaliser une nouvelle colonisation du monde. Je le dis parce que je ne pense pas que nous, Français, en serons complètement exempts. Je rentre de pays africains où j’accompagnais des fonds intéressés par le financement de récoltes ou par l’achat de terres. J’ai pu constater l’extrême rapidité avec laquelle, sans que jamais il soit question de colonisation, de souveraineté ou d’autonomie, ceux qui portent un regard acéré sur la crise actuelle et son déroulement se ruent vers les biens réels. Nous assistons à une fuite devant tout ce qui ressemble à du papier monnaie, des obligations d’État. Le papier financier n’est plus sûr, la monnaie est à fuir et on se précipite vers les biens réels, les œuvres d’art, les terres …

Nous ne sommes donc qu’au début d’un mouvement de dépossession et de déracinement qui est en train de prendre des tours extrêmement aigus. La présidence française, lors de futurs sommets internationaux, veut mettre la volatilité des prix des matières premières agricoles au premier rang de l’agenda mondial. Je suggérerais volontiers qu’on y inscrive également le problème de l’acquisition du foncier et de la maîtrise de la terre car nous assistons à une extension de la financiarisation aux domaines de l’alimentation, de la propriété de la terre, du droit des peuples à exploiter la terre qu’ils ont sous leurs pieds.

Nous sommes en train d’aborder une sortie de la condition politique d’une violence et d’une soudaineté dont personne ne voit encore l’importance.

Nous sommes en train de basculer non pas dans une condition économique mais dans une condition politique dont nous ne savons à peu près rien. La mondialisation n’est pas quelque chose qui se profile, c’est un point de départ et toute réflexion politique ou sociale doit partir de la mondialisation telle qu’elle s’est déroulée et telle que nous voyons certains de ses effets s’avancer.
L’Europe où est née la condition politique, où sont nés la majorité des traits qui imprègnent la communauté internationale, doit d’urgence se réapproprier la réflexion sur son propre destin et son propre projet. Sinon ils seront écrits par d’autres.
Merci.

Jean-Pierre Chevènement
Merci à Hervé Juvin dont je recommande l’ouvrage « Le renversement du monde ».
Vous avez très bien montré l’effondrement d’une illusion, la « démocratie de marché » dont le triomphe avait été si bruyamment célébré au début des années 1990 : l’OMC, la « fin de l’histoire » ! … Que sais-je encore… Plus profondément, vous incriminez une manière d’analyser les problèmes d’un point de vue exclusivement économique. De ce point de vue, la méthode Monnet, appliquée à la construction de l’Europe, est un « économicisme ». C’est l’idée qu’une commission de technocrates détermine ce qu’est l’intérêt général et que les États sont réduits à un rôle d’exécution. Cette conception s’est formée dans les années 30 et a été exposée pour la première fois en 1943, à Alger, par Monnet qui, bien que, ministre du ravitaillement dans le Comité français de libération nationale était l’envoyé de Roosevelt. Monnet explique très bien qu’on va reconstruire l’Europe en faisant litière des souverainetés et des nations, sur une base purement économique, parce que seule une telle méthode, la création d’un grand marché ayant ses propres institutions, permettra la prospérité. C’est aussi cette illusion économiciste qui s’effondre aujourd’hui.

Vous parlez de condition politique. Mais quelle est notre condition en Europe ? La citoyenneté européenne manque singulièrement d’épaisseur.

Je me tourne vers Hakim El Karoui.
Qu’y a-t-il au-delà de l’économique ? Le politique ? Le citoyen ? La République, comme nous le croyons peut-être naïvement ? Sur quelles bases peut-on « Réinventer l’Occident » par rapport à ces puissances émergeant dont vient de nous parler Hervé Juvin ?

Nous pourrons revenir ensuite sur la crise que nous vivons pour voir si un atterrissage est possible qui ne soit pas trop brutal.

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