L’Université, un établissement public autonome
Intervention d’Axel Kahn, Président de l’Université Descartes Paris-V, lors du colloque « Quelle université française pour demain? », tenu le 13 septembre 2010.
Je commencerai, si vous me le permettez, par une très rapide rectification : l’université n’est pas entièrement non sélective. La sélection s’y fait soit progressivement, soit d’emblée pour certaines filières. En réalité, l’université a cette particularité d’être sans concurrence pour certaines disciplines. C’est le cas, évidemment, de la médecine, de la pharmacie, de la chirurgie dentaire. C’est le cas également des sciences juridiques bien qu’une compétition commence à naître avec Sciences Po qui vient de créer son école de droit. Par ailleurs, dans les universités, coexistent des systèmes non sélectifs d’emblée et des systèmes sélectifs d’emblée. Mon université (37 000 étudiants en prenant en compte les étudiants en soins infirmiers), doit être aujourd’hui la troisième du pays au regard du nombre d’étudiants. La moitié d’entre eux sont des « sélectifs » : 40% de ceux qui réussissent le concours de fin de première année de médecine avaient obtenu la mention très bien au bac S. Ils ont donc à peu près le même profil que les étudiants des grandes écoles d’ingénierie ou de commerce. Les autres étudiants se répartissent entre les facultés de droit, de sociologie, de psychologie, sciences humaines et sociales, mathématiques, informatique.
Parmi les systèmes sélectifs de l’université, il ne faut pas oublier les instituts universitaires de technologie (IUT). Ils dispensent traditionnellement une formation courte : Bac + 2 (en réalité de plus en plus souvent Bac + 3). De plus, ils servent de propédeutique, en permettant à 50% des étudiants d’accéder dans de bonnes conditions à un master après un premier cycle. Nous avons, à l’université Paris-Descartes, le seul IUT de Paris, extraordinairement sélectif, installé dans le 16ème arrondissement. Il compte 2 500 étudiants, donc des promotions de 800. Nous enregistrons chaque année 40 000 demandes pour 800 admissions possibles !
Tout ceci révèle une grande diversité.
Par ailleurs, il est important de noter la sélectivité fondamentale de l’université : n’arrivent en master que 15% ou 20% des étudiants inscrits en première année de licence. On ne retrouvera pas plus de 5% ou 6% d’entre eux en doctorat. Pour faire jouer toute la maïeutique universitaire, il faut faire en sorte que cette sélection comporte différentes sorties diplômantes en cours de route. En d’autres termes, deux modèles coexistent pour sélectionner les jeunes qui feront les élites de demain. Les uns sont sélectionnés très jeunes quant à leur aptitude, telle que définie par les classes préparatoires et les concours aux grandes écoles. Les autres, parmi lesquels beaucoup viennent de milieux socio-économiques plus difficiles, ne se révèlent pas à ce moment. Mais l’université, par une maïeutique très socratique, arrive à les révéler à eux-mêmes. En profitant des années, ils vont émerger effectivement, le cas échéant à des niveaux remarquables. Pour avoir pendant 25 ans de ma vie dirigé un très important institut de recherche (700 personnes lorsque je l’ai quitté) (1), je puis vous dire que parmi les chefs d’équipes les plus remarquables, les plus créatifs, si les uns venaient de Normale sup et de Polytechnique, d’autres étaient des universitaires ; d’aucuns, même, étaient passés par la profession de techniciens (formés par des brevets techniques). Cette réémergence de la qualité, grâce à la maïeutique progressive que permet l’université est à l’évidence une nécessité absolue, en complémentarité avec le type de sélection principale des grands établissements et des grandes écoles.
L’université a connu des changements très importants par la loi LRU de juillet 2007. Cette loi peut être considérée en fonction de ce qu’elle est et en fonction de ce que ses différents partisans et adversaires y voient.
La loi Libertés et Responsabilités des Universités confère des responsabilités et compétences élargies aux universités. Sa caractéristique principale est un resserrement de la gouvernance. Une idée fausse circule selon laquelle le président s’est vu confier des pouvoirs nouveaux considérables. En réalité, la loi LRU ne confère pas au président de pouvoirs augmentés, si ce n’est, peut-être, le droit de veto lors du recrutement des enseignants chercheurs au grade de maître de conférences ou de professeur. Mais l’expérience de l’université montre que ce droit de veto, appliqué à l’encontre d’un conseil d’administration, serait un fusil à un coup car on n’imagine pas un président heurtant de front son conseil d’administration. En effet, la totalité des décisions du président doivent être votées par ce conseil !
La principale modification introduite par la loi LRU est le budget unique. C’est une réelle révolution. Auparavant, les universités avaient un budget par lignes, caractérisé par une infongibilité assez généralisée d’une ligne à une autre. Les autorités de tutelle ministérielles décidaient de la somme attribuée aux différentes unités de recherche, aux différents laboratoires, de la somme destinée à la pédagogie. Les salaires étaient dépendants du ministère, à l’exception de ceux payés sur les fonds propres de l’université. Si bien que la marge de manœuvre des conseils d’administration et des universités pour financer une politique était des plus limitée. Vouliez-vous augmenter l’investissement dans le domaine de la recherche ? L’enveloppe recherche était pour l’essentiel décidée par le ministère. Vouliez-vous augmenter l’équilibre entre telle dépense de fonctionnement et telle politique salariale pour accueillir des administratifs, des enseignants-chercheurs de très haut niveau ? C’était impossible ou du moins extraordinairement difficile.
Le budget unique, avec le principe de « fongibilité asymétrique », indique que l’université a un budget, dans un cadre défini par ses limites. Par exemple, une université – et c’est sage – ne peut pas dépasser un certain plafond d’emplois et de masse salariale, mais avec une marge relativement importante. Dans ce cadre, en cumulant l’argent du ministère, les ressources propres et l’argent qui transite par les EPST (2), mon université dispose d’un budget de 420 millions d’euros par an. Sur ce budget, elle définit la masse qu’elle doit affecter au paiement des salaires mais elle peut définir une progression indemnitaire et, si elle a des marges du côté de la masse salariale, en redistribuer une partie vers d’autres priorités comme la recherche pédagogique ou l’investissement. Elle peut également moduler les parts affectées à la recherche et à la pédagogie. Ce budget unique, élément fondamental de la réforme, est le bras armé d’une politique d’autonomie. En effet, une autonomie qui n’a pas les moyens de s’exercer n’en est pas une.
Comment l’université va-t-elle utiliser un budget unique ?
Je fais partie de ceux qui, d’emblée, ont été séduits par l’idée de l’autonomie de l’université.
De tradition, je considère que l’émergence et la stimulation de la créativité exigent la liberté, comme je l’ai toujours constaté dans le domaine de la recherche. Il n’y a pas de floraison de la créativité sans une marge dans laquelle s’exprime la liberté de créer et d’exécuter.
D’autre part, l’université est confrontée au jour le jour à une difficulté : le respect de l’indépendance pédagogique, académique, des enseignants-chercheurs et des professeurs. C’est un principe constitutionnel. Avant la loi LRU, les lignes budgétaires relativement étanches ne permettaient pas à l’université de se fixer un programme qui ne fût pas la simple juxtaposition de ceux des sciences juridiques, des sciences économiques, des mathématiques, de la philosophie, de la psychologie… mais un programme d’établissement, pluridisciplinaire, ce ne peut être uniquement cela. Ce programme pluridisciplinaire doit pouvoir exister, il doit avoir les moyens d’être appliqué, tenir compte de l’indépendance des enseignants-chercheurs, tout en les mobilisant sur un projet d’établissement. Mais mobiliser des enseignants-chercheurs dont l’autonomie est un principe constitutionnel sur un projet d’établissement exige qu’ils se sentent vraiment concernés. Si bien que cette notion d’autonomie d’un corps académique pluridisciplinaire, telle que mathématiciens, biologistes, médecins, pharmaciens, philosophes, sociologues, spécialistes du sport… puissent se fixer ensemble un avenir, en discutant du projet qu’ils souhaitent mettre en œuvre (déterminant la part de l’effort qui sera consacrée à tel programme d’investissements, à tel renforcement pédagogique, à tel renforcement de recherche, à telle politique de ressources humaines) m’a semblé une magnifique perspective. Rien dans ma carrière antérieure ne m’avait prédestiné à être président d’université. Jamais, dans mes rêves les plus singuliers cette idée ne m’avait effleuré et, quand on me l’a proposé, j’aurais refusé s’il n’y avait eu la loi LRU. C’est la perspective de jouer un rôle dans cet objectif enthousiasmant, dans cette élaboration d’un destin collectif par une communauté pluridisciplinaire associée à la possibilité de le mettre en œuvre qui m’a amené à m’engager.
Il ne faut pas méconnaître les très nombreuses limites du système : des limites organisationnelles et des limites matérielles.
Ce que je dirai à propos des limites organisationnelles n’engage que moi. [Je crois que tous les présidents d’université se retrouveraient dans mes premières remarques.]
Selon moi, une université autonome est un établissement public autonome qui mène de manière autonome la politique de la nation dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche. Par conséquent, il faut se garder de ce qui pourrait aboutir à une offre de recherche et d’enseignement supérieur qui ne correspondrait en rien aux besoins du pays. De ce point de vue-là, il est clair que l’aspect économique de l’offre et de la demande – quand bien même on accepte que ce soit l’un des éléments de cette offre – ne saurait suffire. Un projet autonome universitaire réparti sur le territoire doit, in fine, poursuivre de manière autonome des projets qui correspondent aux besoins de la collectivité. Cela veut dire que cette autonomie doit comporter un niveau de coordination d’arbitrage (mais il en va ainsi de toutes les autonomies dans une république telle que nous l’entendons) : les universités proposent de manière autonome en matière pédagogique des filières, des licences, des masters, des écoles doctorales. Une instance qui représente l’intérêt commun en ce domaine, évalue ces projets, les labellise ou non et les réoriente quand il apparaît qu’un secteur essentiel va être laissé en déshérence ou lorsqu’on observe une offre surabondante dans un champ particulier.
Ce que je dis de la régulation – aux niveaux régional et national – dans le domaine pédagogique existe également dans le domaine de la recherche. Il y a de grands programmes mobilisateurs. À côté de l’évaluation, des types de financement sont dédiés et permettent de faire coïncider ce qui est la source de cette créativité et exige la liberté avec une réponse adaptée aux besoins du pays, besoins auxquels le système national d’Enseignement Supérieur et de Recherche se doit de répondre.
Le risque existe néanmoins que la concurrence entre établissement n’aboutisse, comme on le voit dans certains domaines, à ce que chacun s’agrège sur des créneaux économiquement rentables et délaisse totalement des champs qui seront pourtant essentiels dans l’avenir.
Entre les établissements autonomes naît une inévitable concurrence, une « saine émulation » selon les optimistes, une concurrence un peu « sauvage » pour les réalistes. Cela ne date pas d’hier ! Monsieur le ministre pourrait vous rappeler qu’il y a vingt ou trente ans déjà, ce n’était pas exactement pareil d’être diplômé de l’Université Pierre et Marie Curie et de l’Université de Corte. On n’a pas eu besoin de créer l’autonomie des universités pour que s’élabore progressivement une considération différentielle pour les diplômes délivrés par divers établissements. Ce que je dis des universités vaut des autres établissements d’enseignement supérieur.
L’autonomie des universités associée à la constitution des PRES, dont mon voisin parlera tout à l’heure, offre une perspective extraordinaire.
Je prendrai l’exemple des universités de Normandie. Au Havre, une petite université, très dédiée au commerce international, aux activités portuaires, aux affaires juridiques, est excellente dans son domaine. Caen a une université scientifique de très bonne qualité, Rouen une université qui privilégie la biologie et les sciences humaines et sociales. Ces trois universités, en concurrence totale les unes avec les autres posent manifestement un problème, y compris au niveau régional. En revanche, si, par la création d’un Pôle de Recherche et d’Enseignement Supérieur, on peut les fédérer en une « Université de Normandie », avec des spécialités dédiées, toute une série de filières (commerce international, apprentissage des langues au sens large du terme etc.) seront beaucoup mieux menées et dirigées au Havre que partout ailleurs, tandis que Caen et Rouen pourront se spécialiser dans d’autres domaines. Il y a un recouvrement qui assure la continuité de l’un à l’autre mais surtout, il y a une organisation de l’offre pédagogique et scientifique dans un large éventail de champs disciplinaires.
La rivalité entre les universités n’est pas créée par la loi LRU et les PRES offrent pour la première fois un cadre permettant à de très petites universités d’affronter avec de meilleures chances la concurrence avec les plus grandes.
Certes, il subsiste de nombreux défis pour demain.
Il est banal de rappeler le lien entre l’autonomie et les moyens qui nous sont attribués. En d’autres termes, la mise en œuvre de ces projets exige des moyens à la hauteur. D’autant plus qu’il s’est passé avec l’autonomie ce qu’on observe avec la régionalisation : les autorités se sont défaussées progressivement d’une partie de leurs tâches sur les universités qui n’ont pas été dotées des moyens correspondants, notamment en ressources humaines. Aujourd’hui, les universités sont prises à la gorge parce que nos équipes, assez souvent, n’en peuvent plus. C’est un problème important et un risque réel.
Mon université (ce sera le cas de toutes les universités d’ici un an) est devenue, entre le 31 décembre d’une année et le 1er janvier de l’autre année, l’employeur de 3 800 fonctionnaires ! La priorité, quand on gère un tel établissement, est de pouvoir les payer jusqu’au 31 décembre ! Des exemples étrangers montrent qu’il y a, à long terme, des précautions à prendre, pour ne pas dire des inquiétudes. Si on laisse les universités affronter les tâches nouvelles, les responsabilités, les obligations qui leur ont été transférées sans les moyens attenants, dans une crise économique que l’on sait difficile, on risque d’aboutir à des situations que l’Italie a connues : en Italie environ 70% des universités autonomes se sont trouvées simplement en cessation de paiement.
En conclusion, si je suis favorable à l’autonomie, une autonomie de service public qui, de manière autonome, remplit mieux sa mission, je pense pourtant qu’une mobilisation est nécessaire pour affronter les défis multiples qui nous attendent, nous n’en avons pas peur mais réclamons qu’on nous donne les moyens nécessaires pour les relever.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup, M. le Président, pour cette synthèse très animée et très brillante de ce qu’on a appelé les défis, avec, nous l’avons bien noté, ce que vous refusez être l’esprit d’inquiétude, tout en signalant les risques et périls éventuels de l’avenir qu’il ne faut pas aborder de façon frileuse.
Je vais céder la parole au Professeur Lichtenberger qui va certainement embrayer sur la manière dont la réforme LRU de 2007 a modifié le paysage, notamment par la création des PRES.
Yves Lichtenberger a présidé jusqu’à une date très récente le PRES université Paris-Est, il est professeur de sociologie, il a été directeur du CEREQ (Centre d’études et de recherche sur les qualifications).
———
1) De 1984 à 1997 Axel Kahn fut directeur du Laboratoire de Recherches en Génétique et Pathologie Moléculaires – Unité 129 de l’INSERM, puis il dirigea Laboratoire de Recherches en Physiologie et Pathologie Génétiques et Moléculaires- Unité 129 de l’INSERM Institut Cochin de Génétique Moléculaire (ICGM) Faculté de Médecine Cochin
De 2002 à 2007, il fut le premier Directeur de l’Institut Cochin.
2) Les établissements publics à caractère scientifique et technologique sont des personnes morales de droit public dotées de l’autonomie administrative et financière.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.