La France a besoin d’une université remise en ordre de marche

Intervention de Daniel Bloch, Ancien président de l’Institut National polytechnique et de l’université Joseph Fourier de Grenoble, ancien recteur d’académie, ancien directeur des Enseignements supérieurs, ancien président de la mission nationale Ecole-entreprise, lors du colloque « Quelle université française pour demain? », tenu le 13 septembre 2010.

Merci. J’aborderai ce sujet à partir de divers points d’observation, celui d’un ancien président d’université et d’un ancien directeur des enseignements supérieurs, côté enseignement supérieur, et celui d’un ancien recteur, côté enseignement secondaire. Mais aussi celui d’un ancien président de la mission « École-entreprises » – devenue ensuite « Haut Comité Éducation -Économie » – que Jean-Pierre Chevènement avait installée et qui avait eu à traiter de l’enseignement scolaire comme de l’enseignement supérieur et de la recherche. J’y ajouterai deux autres entrées, celle d’un ancien administrateur d’entreprise, et celle du conseiller d’un président d’agglomération, Didier Migaud, jusqu’à ce qu’il soit nommé Premier Président de la Cour des comptes.

J’essaierai d’établir dans la suite qu’on ne peut dissocier la réflexion sur l’avenir de l’enseignement supérieur de celle se rapportant à l’enseignement secondaire, ni dissocier l’avenir de l’enseignement supérieur de l’avenir économique et social de notre pays.

Avant d’entrer vraiment dans le sujet, je dirai que l’intervention d’Axel Kahn m’a donné l’impression que la conviction et l’enthousiasme que lui inspirait, au début, la loi sur la Liberté et Responsabilité des Universités, la LRU, se sont peu à peu tempérés.

En ce qui concerne les PRES, pour les avoir vus se mettre en place, avec le point de vue des collectivités territoriales, je pense qu’il s’agit certainement, esthétiquement, d’un bel outil, mais je ne suis pas sûr qu’ils constituent, opérationnellement, un bon outil.

Revenons à l’essentiel. Le développement et la réussite à moyen terme de l’université française dépend largement des réponses qui seront apportées à deux questions stratégiques, essentielles non seulement pour l’université elle-même mais qui concernent plus largement la place de la France dans le monde et l’avenir de ses habitants.

La première question se rapporte au niveau de formation de la population. Notre pays ne conduit actuellement que 25 % environ de ses jeunes au niveau licence ou plus, à comparer à 50 % pour la Finlande ou le Danemark, à 45 % pour les Pays-Bas ou la Suède, ou à 40 % pour le Royaume-Uni, le Japon ou les États-Unis. Nous sommes aujourd’hui pour l’enseignement supérieur dans la même situation détériorée que celle où nous étions en 1985, pour l’enseignement secondaire, lorsque nous produisions deux fois moins de « bacheliers » que nos principaux concurrents. Ce retard a été presque comblé en 1995 grâce à l’action engagée par Jean-Pierre Chevènement en 1985, lorsqu’il était ministre de l’éducation nationale. Au cours de ces « dix glorieuses » le nombre de bacheliers, puis de diplômés de l’enseignement supérieur a doublé, cependant que le nombre de jeunes sortant sans diplôme – CAP ou baccalauréat – du « système éducatif » était réduit par un facteur deux. Il existe encore des stigmates de la situation prévalant au début des années 80. Le chômage massif des séniors d’aujourd’hui résulte essentiellement de leur très faible niveau de formation il y a 40 ans.

Comment, à moyen terme, rejoindre le peloton de tête, ce qui nécessite de doubler la proportion de jeunes accédant au niveau de la licence ?

La deuxième question se rapporte à la qualité de notre dispositif d’enseignement supérieur et de recherche. Notre pays ne produit guère de prix Nobel dans les disciplines scientifiques, même s’il se distingue en mathématiques, avec ses médailles Fields. Notre niveau de publication dans les disciplines aujourd’hui les plus porteuses d’avenir : la biologie et la santé, l’information et la communication n’est pas ce que l’on aurait aimé qu’il fût. De plus, si l’on en juge par le nombre de brevets mondiaux déposés, notre pays ne brille pas non plus par ses capacités d’innovations technologiques. Là encore, il faut en préciser les raisons et proposer des solutions.

Le principal facteur de blocage du développement des enseignements supérieurs se situe en amont des enseignements supérieurs, au niveau du baccalauréat. On ne peut parler de l’enseignement supérieur sans parler des bacheliers qui l’alimentent. Comme existent non pas un baccalauréat mais plusieurs baccalauréats distincts, on doit se poser la question de savoir si ces baccalauréats sont bien adaptés aux besoins des enseignements supérieurs. Le ministre actuel souhaite par exemple rééquilibrer les diverses séries du baccalauréat général, pour réduire le baccalauréat scientifique (S) au profit du baccalauréat littéraire (L), mais sans fournir une argumentation solide justifiant ce « rééquilibrage ». Il souhaite également spécialiser davantage les diverses séries générales, mais sans apporter d’arguments pouvant convaincre les enseignants du supérieur qui auront la charge de poursuivre la formation de ces bacheliers.

La question du baccalauréat professionnel ne se pose guère, puisqu’il constitue un diplôme d’insertion professionnelle, et qu’une faible fraction seulement de ses détenteurs poursuit des études supérieures, essentiellement dans le cadre de sections de techniciens supérieurs, et avec un taux de réussite convenable car il s’agit des meilleurs d’entre eux. Certes une toute petite proportion d’entre eux se lancent, sans succès, dans des études universitaires. Mais ils ne constituent que moins de 3 % du flux d’entrée des bacheliers à l’Université, et ils sont là faute d’avoir pu, comme ils l’auraient souhaité, poursuivre des études technologiques supérieures. Et ils ne sont pas les meilleurs. Il s’agit donc là d’une question mineure, presque anecdotique, et qui ne peut conduire à ce que l’on enlève au baccalauréat professionnel les attributs qui en font un baccalauréat à part entière. Non les bacheliers professionnels n’ont pas envahi l’université!

Par contre le baccalauréat technologique ne peut rester en l’état, puisque moins de la moitié des élèves de terminale technologique obtiennent un diplôme de l’enseignement supérieur technologique court, que tous devraient obtenir. Ils ne l’obtiennent pas ou bien parce qu’ils échouent aux épreuves du baccalauréat, ou parce que, le plus souvent faute de place en Section de Techniciens Supérieurs (STS) et plus encore en Institut Universitaire de Technologie (IUT), ils abandonnent leurs études une fois le baccalauréat en poche, ou bien, toujours parce qu’il manque de places, parce qu’ils s’engagent, malgré eux, dans des études universitaires où la plupart s’enliseront. De plus, nombre d’entre eux, y compris engagés en IUT ou en STS échouent aux épreuves du BTS ou du DUT. Un véritable massacre qui laisse indifférent. Ce qui est d’autant plus regrettable que cette filière, qui conduit au baccalauréat technologique 130 000 élèves chaque année, constitue une voie majeure de promotion sociale. Il faut donc la remettre à plat pour qu’elle permette de mieux assurer la réussite des élèves dans l’enseignement supérieur. Cela implique que le caractère généraliste des enseignements y soit sensiblement accru. De fait, les séries technologiques n’ont pas suffisamment intégré l’existence, à leur côté, des séries professionnelles, alors que celles-ci ont été crées il y a 25 ans. Il n’est pas trop tard pour réagir.

Si un peu plus de 60 % des jeunes obtiennent un baccalauréat, il ne s’agit du baccalauréat général que pour la moitié d’entre eux, à peine donc plus de 30 % de leur génération. Pour le quart d’entre eux, formant 15 % de la génération, il s’agit du baccalauréat professionnel, à l’issue duquel ils entrent tous, ou presque, sur le marché du travail. Le dernier quart, là encore 15 %, est formé des bacheliers technologiques, qui ne réussissent, pour l’essentiel, pour ceux qui réussissent, que dans les sections de techniciens supérieurs des Lycées. Par quel effet de génération spontanée, avec à peine plus de 30 % de la génération au niveau du baccalauréat général, pourrait-on faire en sorte que 50 % des jeunes de cette même génération accèdent à un diplôme de l’enseignement supérieur? Et pourtant c’est l’objectif que la France s’est donné à diverses reprises, notamment à Barcelone, en 2002, avec un calendrier : il s’agissait d’atteindre cet objectif pour l’an 2010, alors qu’il était ainsi structurellement hors d’atteinte. De fait, d’ailleurs, les effectifs prévisionnels à moyen terme d’étudiants sur lesquels se base le ministère de l’enseignement supérieur n’en tiennent aucun compte, ces effectifs étant considérés comme devant se stabiliser au niveau actuel…

Si les baccalauréats généraux scientifique (S), mais aussi économique et social (ES), ne posent guère de problèmes en termes de réussite des élèves dans l’enseignement supérieur, c’est parce qu’ils sont suffisamment généralistes. Il n’en est pas de même en ce qui concerne le baccalauréat littéraire (L), classé lui aussi, mais sans doute à tort, dans la catégorie des baccalauréats généraux. Son caractère par trop spécialisé limite pour ceux qui le détiennent le champ du possible. Je propose en conséquence la création d’un grand baccalauréat en lettres et sciences humaines recouvrant à la fois les baccalauréats économique et social et littéraire et qui, par son caractère généraliste, serait bien adapté à des poursuites d’études diversifiées et réussies. Nous disposerions alors d’un baccalauréat scientifique ouvert aux lettres et aux sciences humaines et d’un baccalauréat en lettres et sciences humaines où la culture scientifique et technique serait largement présente.

La réforme du baccalauréat, selon les grandes lignes évoquées ci-dessus, et une mise à jour de l’architecture pédagogique de nos enseignements supérieurs peuvent permettre à moyen terme de doubler le nombre de jeunes atteignant le niveau de la licence. L’une de ces mises à jour s’impose particulièrement, celle qui consisterait à ce que le DUT (Diplôme Universitaire de Technologie), approfondi, soit préparé en trois ans, pour monter son niveau à celui de la licence.

Abordons maintenant la seconde question. Nous « produisons » très peu de prix Nobel, mais aussi pas assez de professionnels dont les compétences nous permettraient d’assurer notre développement économique, comme en témoignent notamment le déficit de notre balance commerciale ou le faible nombre de brevets mondiaux déposés. En ce qui concerne les Nobel en sciences, sur 60 ans, la France en a obtenu 3 %, l’Allemagne 9 % et le Royaume-Uni 13%. La France dépose 4 % des brevets mondiaux alors que l’Allemagne fait trois fois mieux. Les médailles Fields, en mathématiques, ne modifient que sur un secteur très particulier, l’état des lieux.

De plus nos universités sont peu nombreuses à apparaître avec un bon rang dans le classement de Shanghai. Une raison est souvent invoquée, à savoir l’existence dans notre pays de laboratoires de recherche publics qui fonctionnent en dehors de l’Université, laboratoires dont les chercheurs mentionnent comme origine de leurs publications ces seuls établissements de recherche, de sorte que ces publications n’apparaissent pas à l’actif des établissements d’enseignement supérieur. Mais cela ne change rien à l’affaire, car ces mauvais classements portent à conséquence quant à l’attractivité internationale de ces établissements, attractivité à laquelle ce classement participe désormais largement. Ce mauvais classement porte préjudice à la qualité de leur recrutement. Mais cette dualité, spécifique à notre pays, entre les universités et les établissements nationaux de recherche n’explique pas tout. En effet lorsque l’on considère la totalité des publications scientifiques, qu’elles soient attribuées aux universités ou aux établissements de recherche, on ne peut que constater que notre pays fait moins bien, par exemple, que l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Notre système dual est largement pris en défaut sur le fond.

La stricte séparation entre les Universités et les Grandes Écoles nuit aux unes comme aux autres. Aucune de nos « grandes » écoles d’ingénieurs ne figure dans le top-200 des établissements d’enseignement supérieur, alors que, dans le top-100, on retrouve l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT) à la 5ème position, l’Institut de Technologie de Californie (CALTEC) à la 6ème, l’Institut de Technologie de Zurich à la 23ème, l’Imperial College, à Londres, à la 26ème, l’Institut Karolinska de Stockholm à la 50ème et l’Université Technologique de Munich à la 57ème.

La raison en est simple. Les établissements technologiques mondialement bien classés sont de véritables universités car, en dépit du fait qu’ils ont été fondés sur la technologie, ils ont su élargir leur champ de compétences. Ils y incluent désormais les sciences, les sciences humaines, l’économie. Le corps professoral des meilleurs d’entre eux comporte des prix Nobel dans toutes ces disciplines. Le Caltech, le MIT et l’Institut de Technologie de Zurich figurent dans le top-10 en sciences naturelles et en mathématiques. Quant au MIT, il apparait aussi dans le top-10 en sciences de la vie et, dans le top-10 en sciences humaines.

La confrontation entre des établissements et formations pouvant choisir leurs élèves, et limiter leurs effectifs, mais qui ne font, pour la plupart, guère de recherche, et qui, lorsqu’ils en font, ne conduisent qu’une toute petite minorité de leurs propres élèves dans leurs laboratoires, et des universités qui ne peuvent ni choisir leurs étudiants, ni fixer leurs capacités d’accueil, mais dont les activités de recherche sont, pour beaucoup d’entre elles, de valeur reconnue, n’est pas sans conséquences, en particulier sur les compétences des docteurs, sur le niveau de recrutement des chercheurs, sur la qualité de notre production scientifique et technologique ainsi que sur la capacité de nos entreprises à innover et à breveter.

Le temps n’est plus ni à la séparation de la recherche et de l’université, ni à la coupure entre la science et la technologie, ni entre ces dernières et les sciences humaines et sociales. Mais le rassemblement de toutes les disciplines dans une Université unique n’a de sens que pour autant – l’expérience internationale l’a aussi démontré – que ce rassemblement demeure de dimension humaine. Il n’y a pas de « grande » université obèse. Et pour que tout cela fonctionne, il me semble que des conditions préalables sont indispensables. Nous devons admettre qu’il n’y a pas une solution administrative unique : qu’importe si nous avons affaire à un seul établissement ou à une structure fédérale ou confédérale pour autant qu’il y ait au moins une large délégation de responsabilité pour la recherche et les formations doctorales. Et il faut ensuite que l’État concentre ses moyens non récurrents en direction de ceux qui joueront le jeu, pour autant qu’ils le jouent de façon autre qu’homéopathique ou dermatologique.

Je vous remercie.

Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup.
Pour répondre à la question de la remise en route de l’ascenseur économique et social qui figure dans le titre de votre ouvrage, nous ne pouvions pas attendre immédiatement les mesures simples et pratiques auxquelles vous faisiez référence mais vous avez donné les conditions à réaliser pour qu’un jour puisse être relancé cet ascenseur économique et social. C’est du moins ainsi que j’ai compris votre intervention.

Nous allons maintenant changer assez largement non de sujet mais de questionnement : au lieu de nous demander si l’Université est bien remise en route, si elle fonctionne bien en elle-même et pour elle-même, si la synergie entre les PRES est nécessaire et suffisante et comment toutes ces choses peuvent avancer, nous allons interroger le lien entre universités et grandes écoles.

Comme je l’ai souligné et comme chacun le sait, dans le paysage de l’enseignement supérieur français, les grandes écoles ont joué de très longue date un rôle spécifique. Elles ont été tantôt portées au pinacle, tantôt décriées. Les Conventionnels, déjà – je le rappelais en introduction – préféraient les grandes écoles parce qu’ils se méfiaient du corporatisme universitaire (comme du corporatisme judiciaire d’ailleurs sur un plan assez symétrique). Ils poussèrent à la création de nombreuses grandes écoles – et non des moindres.

Les grandes écoles ont été ensuite objets de critiques venant de toutes parts, en particulier du bord qu’on a appelé « progressiste » dans ce pays. Je n’ai pas le temps de les développer ici.
Je dirai que les grandes écoles se sont considérablement réformées, pas moins sans doute que les universités.

Bernard Ramanantsoa va nous parler, peut-être, de cette évolution des grandes écoles et de la place qu’il leur voit dans l’enseignement supérieur, du lien qu’il estime suffisant, nécessaire, éventuellement perfectible avec l’enseignement supérieur et de toute autre question qu’il voudrait traiter. Si les grandes écoles sont souvent interpellées, notamment dans la presse, sur le ton : « Accusé, levez-vous ! », ce n’est certainement pas le cas ici.

Directeur général du groupe HEC de Paris depuis 1996 (ce qui est tout à fait remarquable !), vous avez occupé des fonctions, crois-je savoir, à la tête de la Conférence des grandes écoles. C’est à ce double titre que nous pouvons aujourd’hui vous interroger, en vous remerciant beaucoup de votre témoignage et de vos commentaires

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Daniel Bloch est l’auteur d’École et démocratie. Pour remettre en route l’ascenseur économique et social. Presses universitaires de Grenoble, mai 2010. p. 5

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Le cahier imprimé du colloque « Quelle Université française pour demain? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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