Pour une politique industrielle

Intervention de Louis Gallois, Président d’EADS, lors du colloque « Stratégie des grands groupes et politique industrielle française » tenu le 12 avril 2010.

À propos de la politique industrielle je ne serai peut-être pas aussi optimiste que François David. En effet, je considère que la France est engagée dans un processus de désindustrialisation extrêmement inquiétant. L’industrie représentait 22% de la valeur ajoutée en 1998 en France, 16% en 2008. C’est la plus forte baisse (6%) de l’ensemble de l’Union européenne (3% en moyenne). En Allemagne, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée globale a augmenté et nous sommes actuellement au niveau de la Grande-Bretagne dont on considère qu’elle a laissé filer son industrie.

Quelles sont les causes de cette situation ?

Une spécialisation internationale médiocre.
Hors quelques secteurs de haute technologie (dont l’aéronautique) que je tiens à saluer, nos domaines d’activité sont très sensibles aux prix et donc directement impactés par la surévaluation de l’euro. Nous sommes donc, avec l’Espagne et l’Italie, un des pays les plus sensibles à la surévaluation de l’euro. L’euro a un effet double : d’une part il nous gêne à l’exportation hors d’Europe, d’autre part il réorganise le paysage industriel européen au bénéfice de ceux qui ont une spécialisation internationale beaucoup moins sensible aux prix, notamment de l’Allemagne.

Une structure de coût défavorable dans les entreprises industrielles.
Tout d’abord la durée du travail est trop courte. La durée du travail annuelle n’est pas actuellement adaptée et la durée de vie active des Français (en nombre d’heures de travail) est la plus courte d’Europe, peut-être même du monde : nous rentrons plus tard que les autres sur le marché du travail et nous en sortons plus tôt.

Il faut aussi parler de la fiscalité des entreprises. Jean-Michel Quatrepoint a évoqué les multinationales qui peuvent optimiser leur fiscalité. Ce n’est pas le cas de l’essentiel du tissu industriel français qui subit un niveau de prélèvement (fiscalité et charges sociales) défavorable, en particulier en ce qui concerne les prestations sociales, financées sur le facteur travail dans les entreprises. C’est un problème majeur.

Une structure d’entreprise inadaptée.
Les orateurs qui m’ont précédé ont déploré l’absence de moyennes entreprises puissantes.
La France compte 4000 entreprises de 500 à 5000 employés, l’Allemagne en a 16000. Dans la décennie quatre-vingt, la génération de ceux qui avaient construit l’industrie française après guerre a disparu et n’a pas été remplacée.

On peut parler d’un capitalisme sans capital : Nos entreprises moyennes sont sous-capitalisées. Incapables d’investir, elles sont asphyxiées. Le patron d’un des plus grands distributeurs français m’avouait acheter des biscuits allemands, non pas en raison d’une qualité supérieure mais parce que les usines allemandes, automatisées, modernisées, permettent des coûts de production inférieurs à ceux de leurs concurrents français, incapables de faire ces investissements parce qu’ils sont complètement sous-capitalisés.

La faible articulation entre recherche publique et recherche privée.
À l’inverse des autres pays (Allemagne, Etats-Unis, etc.), la France a une recherche publique assez puissante et une recherche privée plutôt faible. De plus, nous pâtissons d’une insuffisante relation entre la recherche publique et la recherche privée. Je reconnais dans la salle quelques-unes des personnes avec lesquelles nous avons commis quelques crimes dans ce domaine. Il faut arriver à convaincre la recherche publique qu’elle peut avoir un dialogue d’égal à égal avec l’industrie sans s’y perdre. Ce n’est pas le cas actuellement.

Ces remarques structurelles sur l’industrie française et son évolution se trouvent bousculées par la nouvelle donne qui résulte de la crise, qui d’ailleurs avait été anticipée.

Les États-Unis continuent à tenir le secteur des très hautes technologies grâce à des programmes gouvernementaux extrêmement puissants, des universités et des centres de recherche remarquablement financés, capables d’attirer les meilleurs scientifiques du monde entier. Pas un chercheur qui n’ait envie d’aller passer quelques années aux États-Unis. En dépit d’une désindustrialisation massive des États-Unis, le secteur des très hautes technologies reste donc tenu.

Il faut évoquer la poussée des émergents. On a beaucoup parlé de la Chine mais n’oublions pas la Corée. Ce pays fait preuve d’un dynamisme et d’un volontarisme incroyables. Les Coréens avaient décidé de devenir leaders dans l’automobile, Hyundai est maintenant devant Toyota en termes de qualité. Ils avaient souhaité être présents dans le secteur des biens de consommation électroniques, Samsung et LG sont numéro un mondial et numéro deux mondial devant Sony. Ils prévoient d’entrer dans dix ans dans le G7 de l’aéronautique et de l’espace, ils y seront. Les pays émergents, le Brésil, bien sûr mais bientôt le Vietnam, la Russie ou le Mexique, ont une ambition extraordinaire. Il ne faut pas croire qu’ils soient uniquement sur les secteurs où le coût du travail joue un rôle. La Chine, qui est actuellement l’atelier du monde, deviendra le laboratoire du monde. Troisième mondial en termes d’effort de recherche, la Chine est en train de s’équiper dans tous les domaines et lance des programmes à jet continu. Elle a été capable de lancer un homme dans l’espace tandis que les États-Unis renonçaient à aller sur la lune. Ne pensons surtout pas que les hautes technologies soient un secteur protégé. Ce secteur sera également attaqué par les pays émergents, forts d’un énorme dynamisme et de l’action puissante des États.

Quels peuvent être les axes d’une politique industrielle ?

Nous ne partons pas de zéro, des outils existent : les machines à fonds propres (type Oséo), le Fonds stratégique industriel, le crédit d’impôt recherche, les pôles de compétitivité, notre capacité à gérer et à mener des grands programmes, qui ont porté une partie de l’appareil industriel français : l’aéronautique, le nucléaire, les télécommunications. Mais il faut aller au-delà. Il y a urgence.

Il faut convaincre le pays que c’est une priorité absolue :
Sans industrie, sans usines, notre pays perd des emplois qualifiés mais aussi son indépendance, sa marge de manœuvre et sa capacité de développement. Il ne faut pas penser que les services prendront le relais. C’est faux ! La crise nous a appris que l’économie réelle, la fabrication des produits était essentielle.

Je ne suis pas contre un certain nombre de délocalisations, j’en fais moi-même, parce qu’il faut aller chercher les marchés. Nous installons une ligne d’assemblage d’Airbus en Chine, un centre de recherches à Bangalore parce que nous ne trouvons pas en Europe pas les ingénieurs dont nous avons besoin. Alors que l’industrie aéronautique a besoin de 12000 ingénieurs par an, on nous en propose 9000. À Supaéro, certaines années, le nombre d’ingénieurs venant vers l’aéronautique se compte sur les doigts de la main, les autres vont dans la banque. Dans cette école supérieure d’aéronautique, l’option prioritaire est l’option Finances. Peut-être nous-mêmes, grandes entreprises, avons-nous notre part de responsabilité, mais le fait qu’on détourne les gens de l’industrie pour les inciter à faire des produits financiers structurés pose un grave problème !

Toutes les politiques doivent être jugées à l’aune de leur impact sur la compétitivité industrielle.
La politique fiscale et sociale doit être examinée. Nous devrons nous poser la question de savoir si les prestations sociales continueront à être financées par les cotisations des salariés et des entrepreneurs. Selon moi, ce n’est plus possible, il faudra les fiscaliser. C’est pourquoi je ne suis pas contre la TVA sociale dès lors qu’on est capable d’établir un système fiscal globalement plus équitable, plus juste.

Il faut envisager d’allonger la durée du travail sur la vie active, non pas pour entrer en compétition avec les Chinois ou les Indiens mais pour nous rapprocher du standard européen. On ne peut pas comparer le travail en Allemagne au servage dans la Russie du XIXe siècle ! Les Allemands commencent à travailler plus tôt et ils finissent plus tard. Ils ne travaillent pas beaucoup plus dans l’année mais un plus grand nombre d’années. Ceci implique le développement de l’apprentissage, de l’alternance, de l’emploi des seniors. Cela aura peut-être quelque impact sur la réforme des retraites et sur la durée annuelle du travail.

J’ai été assez heureux qu’aux états généraux de l’industrie on ait parlé de politique des filières. Celle-ci implique un effort concerté des maîtres d’œuvre, de la sous-traitance, un effort concerté éducation-recherche-industrie et bien sûr formation-éducation-recherche.
La culture de l’innovation doit être remise au goût du jour, ce qui ne sera possible que si l’idée de progrès technique et scientifique est revalorisée.

Aujourd’hui, le mot « industrie » évoque « pollution », « conditions de travail inacceptables » et des interrogations sur notre capacité de faire de l’industrie face aux pays émergents. Nous devons répondre à ces trois préoccupations mais il faut aussi convaincre que sans industrie il n’y aura pas d’économie verte, que les conditions de travail dans l’industrie ne sont pas celles du 19e siècle et que sans progrès technique et scientifique il n’y a pas de progrès tout court, y compris sur l’économie verte.

Il faut donc orienter la dépense publique vers la préparation de l’avenir. Je crois à l’État amorceur, aux grands programmes, au grand emprunt. Jean-Michel Quatrepoint a dit que cet emprunt aurait dû être réalisé autrement. Il reste que ce grand emprunt est une bouffée d’oxygène, d’abord pour la mise à niveau des universités, ensuite parce qu’à travers ce grand emprunt un certain nombre de démonstrateurs technologiques vont pouvoir être lancés. Le démonstrateur technologique permet à la recherche de se transformer en produit. C’est essentiel pour nous et je pense que ceci est tout à fait positif.

Il faut bien sûr un relais européen à ces politiques.

Jean-Michel Quatrepoint a beaucoup parlé de la monnaie. Le Président de la République a dit qu’il centrerait le G20 qu’il présidera en 2011 sur les problèmes monétaires. Il y a urgence et je regrette que l’Europe, qui est la principale intéressée dans cette affaire, ne prenne aucune initiative. L’euro est aujourd’hui la variable d’ajustement du système monétaire mondial.

La politique de la concurrence, telle qu’elle est menée par Bruxelles, est fondée strictement sur des critères juridiques, sans possibilité d’appel à qui que ce soit. Je pense qu’il faut créer un appel au niveau du conseil européen. On ne peut pas laisser la commission de Bruxelles décider si le rapprochement Schneider-Legrand est bon ou mauvais pour l’Europe. Il faut qu’à un moment donné intervienne un jugement politique. Si on avait suivi la commission de Bruxelles, Alstom n’existerait plus. Quant à Péchiney, on lui a refusé une alliance d’égal à égal avec Alcan avant, trois ans plus tard, de faire en sorte que Péchiney soit vendu à l’encan à Alcan.

Je ne remettrai pas en question le libre-échange et tiendrai les propos convenus sur l’ouverture des frontières … mais… cet échange doit être équitable. On ne peut pas imposer aux produits européens des réglementations qu’on n’imposerait pas aux produits importés ni accepter d’être ouvert à tous vents à des pays qui se ferment. Une réciprocité est indispensable. Ce terme, « réciprocité », totalement proscrit jusqu’à une date récente, commence aujourd’hui à réapparaître.

Il y a eu un emprunt national, pourquoi n’y aurait-il pas un emprunt européen et des grands projets européens qu’il pourrait financer ? Je pense que c’est tout à fait essentiel.

Je voudrais terminer d’un mot : rien n’est possible sans l’adhésion du corps social.
Après les états généraux de l’industrie, une conférence nationale de l’industrie va s’ouvrir. Nous avons besoin d’un débat public sur l’industrie parce que c’est une question centrale pour l’avenir du pays. Les forces sociales devront être partie prenante dans ce débat public qui va poser des questions très lourdes, tels les rapports entre le capital et le travail. À la tête d’une entreprise du CAC 40, je tombe sous les attaques redoublées de Jean-Michel Quatrepoint ! Mais il est clair qu’il faut un équilibre, il faut que les salariés et les actionnaires s’y retrouvent parce que nous agissons dans une économie de marché qui ne peut pas vivre sans actionnaires. Cela ne sera possible que si nous sommes capables de mener ce débat dans la clarté et si ce débat débouche sur un compromis social inévitablement transitoire. Puisqu’on demande des efforts aux salariés (durée du travail, mobilité), il faudra proposer des discussions sur la pénibilité, la « flexisécurité » (la sécurité en cas de mobilité). Nous devrons aussi regarder la question des droits des personnels à l’intérieur des entreprises et le partage de la valeur ajoutée. Il ne s’agit pas de spolier les actionnaires : ils mettent leur argent dans une entreprise, ils ont droit à une rémunération. Il faut donc qu’un équilibre soit assuré dans la clarté et dans le débat. Sans ce débat il n’y aura pas adhésion du corps social à une politique industrielle qui sera obligatoirement une politique de l’effort même si, j’en suis sûr, elle sera mobilisatrice parce qu’elle marque une véritable ambition.
Merci.

Marie-Françoise Bechtel
Merci infiniment à Louis Gallois.
Le premier intervenant nous a invités à conceptualiser l’alliance des « trois » (Walmart, Wall Street et le PC chinois). Le second orateur a appelé à réintroduire la notion de production, dénonçant la défaillance du cadre conceptuel de l’économie tout entière. Le troisième nous a mis en garde contre une surestimation de la question du déficit extérieur, notamment le nôtre. Et vous venez d’affirmer qu’il faut revenir à l’industrie, revenir à des fondamentaux et ne pas trop compter sur les hautes technologies pour nous en tirer car nous sommes déjà concurrencés dans ce domaine.

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Le cahier imprimé du colloque « Stratégie des grands groupes et politique industrielle française » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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