La renaissance de la pensée stratégique française après la deuxième guerre mondiale

Intervention de Christian Malis, auteur de « Raymond Aron et le débat stratégique français (1930-1966) », lors du séminaire « La France et ses stratèges », tenu le 22 mars 2010

En France, du point de vue de la pensée stratégique, nous vivons une époque atypique et très prometteuse, parce que coexistent aujourd’hui quatre générations de stratèges. Je me concentrerai sur les plus anciens, Pierre Gallois, Raymond Aron, Lucien Poirier, et mon propos d’historien qui portera sur la renaissance de la pensée stratégique française après la seconde guerre mondiale.

Mais pour anticiper sur nos débats et commencer à donner un élément de réponse à la question de M. Chevènement, je dirai qu’on peut parler d’une renaissance, d’un réveil de la pensée militaire professionnelle qui constitue une base très importante de la pensée stratégique. Nous pourrons donner des exemples de cette jeune génération.

L’une des questions qui se pose est celle de l’ouverture possible vers le politique. L’exemple du général Gallois, que vous avez cité, est très parlant. Effectivement, en 1956, Pierre-Marie Gallois, qui avait eu les moyens de développer une vraie réflexion stratégique, en France et dans le cadre de l’OTAN, avait des accès politiques qu’on ne retrouverait pas forcément aujourd’hui. Il a pu, en particulier, « évangéliser » le général de Gaulle, confirmant ses intuitions sur la stratégie de dissuasion du faible au fort dont le véritable précurseur était d’ailleurs l’amiral Castex. Nous y reviendrons.

Comme le dit le général Poirier, ce sont les époques de rupture qui favorisent effervescence et renouveau dans le domaine de la réflexion, et la pensée militaire n’échappe pas à cette règle. La France avait déjà connu à cet égard des épisodes de renaissance intellectuelle : au XVIIIe siècle, et spécialement après la guerre de Sept Ans, c’est l’époque de Guibert, Joly de Maizeroy qui font suite à des auteurs comme Puységur, Folard, Maurice de Saxe… Après 1870 c’est l’époque de Foch (dont un colloque soutenu par la Fondation Saint-Cyr a permis de redécouvrir l’action mais aussi l’héritage intellectuel), Lewal, Camon, Ardant du Picq, Bonnal. Périodes de rupture, mais aussi suites d’une défaite, autre constante : le rôle de 1940 dans la renaissance intellectuelle d’après-guerre méritera d’être cerné de très près dans cet exposé car il est multiforme.

Certains pourront s’étonner que l’on parle de « renaissance de la pensée militaire française » après la guerre, notamment pour la période 1945-1965. Elle a en effet été recouverte d’un certain manteau d’ombre. C’est d’une part l’ombre rétrospective que projette sans doute sur cette période la glaciation intellectuelle de l’époque de la dissuasion, glaciation qui affecte davantage le débat et la discussion – Raymond Aron s’en plaint en 1975 dans un article publié dans la Revue de Défense Nationale (1) – que la pensée elle-même. Trois raisons à cette glaciation : orthodoxie nucléaire, conséquences de la guerre d’Algérie et du putsch sur la liberté d’expression, modification du processus de décision en matière de politique de défense sous la Cinquième République par rapport à la Quatrième République. D’autre part c’est, me semble-t-il, l’effet de la violence des attaques du même Aron à l’encontre des penseurs militaires français en général (ainsi il s’en prend à Foch avec une injustice intellectuelle soulignée dans la thèse récente de Benoît Durieux), mais plus spécialement de Pierre Gallois et d’André Beaufre, avec lesquels il eut des différends intellectuels qui tournèrent à l’aigreur voire à l’inimitié personnelle : il éreinte Pierre Gallois dans Le Grand Débat paru en 1963 (« champion du monde du dogmatisme », « théoricien pour pays pauvre », etc.) et André Beaufre dans une annexe assassine de Penser la guerre, Clausewitz de 1976, à propos de son ouvrage sur la guerre révolutionnaire. Enfin l’ombre de l’empire, l’essor spectaculaire de la pensée stratégique américaine. Les États-Unis deviennent brusquement la nouvelle métropole de la pensée militaire, cela pour au moins trois raisons : l’alliance contractée pendant la guerre, sur les questions de défense nationale, entre l’Université et l’État (le gouvernement américain embauche 8 000 universitaires à partir de 1942), alliance qui nous vaudra les fameux « intellectuels de défense », les « crânes d’œuf » de l’époque Kennedy ; l’avance technique américaine sur l’arme atomique qui lui donne toujours un temps d’avance dans la réflexion stratégique ; l’existence de laboratoires spécialisés dans la réflexion stratégique appliquée et ayant accès à la documentation classifiée : les fameux think tanks comme la Rand Corporation.

La richesse intellectuelle de ce que je n’hésite pas à baptiser un « âge d’or » se manifeste d’une part par le nombre des stratèges de valeur, particulièrement les stratèges du « Six Majeur » : Pierre Gallois, Raymond Aron, Camille Rougeron, Lucien Poirier, Charles Ailleret, André Beaufre, d’autre part par la qualité et le nombre des supports de diffusion que sont les revues militaires professionnelles : Revue de Défense Nationale bien entendu, mais aussi Forces Aériennes Françaises, Revue des Forces Terrestres, Revue Militaire Générale, et même la Revue Militaire d’Information. Enfin par la vigueur du débat stratégique, tout au moins jusqu’au milieu des années soixante : le point d’orgue est atteint entre 1959 et 1963 avec le « Grand Débat », débat national, européen, transatlantique, d’une violence dont il est difficile aujourd’hui de se faire une idée.

Caractères et origines de la renaissance de la pensée stratégique française

Une galaxie de stratèges

Le premier constat est celui de la richesse de la galerie des stratèges. Je citerai sans ordre les figures qui me paraissent les plus marquantes à partir de 1940 : Pierre Gallois, Etienne Chassin, Ferdinant-Otto Miksche, Charles Ailleret, Jean-Etienne Valluy, Michel Alerme, Raymond Aron, Camille Rougeron, André Beaufre, Lucien Poirier, l’amiral A. Lepotier, André Labarthe, Léo Hamon, Paul Gérardot, Paul Stehlin, Claude Delmas, Martial Valin, Edmond Combaux, Jacques Vernant, l’amiral André Lemonnier, Raoul Castex, Stanislas Szymonzyk dit « Stacho », Guy Brossolet, Marc Geneste, François de Rose.

Mais il faut introduire un peu d’ordre dans cette « galaxie » en se fondant sur les deux critères de l’importance intellectuelle de l’œuvre et de l’influence sur le débat, voire la politique militaire. A cet égard on distinguera tout d’abord les « étoiles de première grandeur » que sont incontestablement Charles Ailleret, Raymond Aron, André Beaufre, Pierre Gallois, Lucien Poirier, Camille Rougeron. Puis viennent les « astres secondaires » : Etienne Chassin, Edmond Combaux, Claude Delmas, Paul Gérardot, Marc Geneste, l’amiral Lemonnier, F. O. Miksche, F. de Rose, Paul Stehlin, Martial Valin, Jacques Vernant. Une troisième catégorie est celle des « étoiles filantes » : le colonel Alerme, Guy Brossolet. Enfin et sans filer la métaphore cosmique, les « passeurs de témoin » : Raoul Castex, Stanislas Szymonzyk, André Labarthe. Ces derniers remplissent l’apparente solution de continuité entre la pensée stratégique d’avant-guerre et celle postérieure au conflit, par-delà la césure psychologique profonde de 1940.

Raymond Aron, Pierre Gallois, Charles Ailleret, André Beaufre, Lucien Poirier, Camille Rougeron : voilà à mes yeux le « Six majeur » de la pensée stratégique française d’après-guerre. Premier critère d’une telle sélection : l’ampleur intellectuelle de l’œuvre. Par l’abondance d’une part (ainsi Pierre Gallois et André Beaufre sont à l’origine d’une quinzaine d’essais stratégiques sur la période considérée (2), Camille Rougeron, Pierre Gallois, Raymond Aron ont à leur actif plusieurs centaines d’articles de presse et de revue, etc.), par l’intensité intellectuelle d’autre part : à l’exception peut-être de Camille Rougeron, dont le « charisme stratégique » est ailleurs, chacun des membres du « Six majeur » s’est voulu non seulement un commentateur de l’actualité stratégique mais aussi un théoricien des transformations de la stratégie. Ainsi Charles Ailleret penseur après 1945 de la « manœuvre des études et recherches », ancêtre de la « stratégie des moyens », ainsi les « refondateurs » pour les années soixante et soixante-dix (3) – Pierre Gallois, André Beaufre, Lucien Poirier, et au suprême degré Raymond Aron dont le traité de stratégie fondamentale de 1976 – Penser la guerre, Clausewitz – récapitule trente-six années de méditation et d’analyse stratégiques et prolonge le traité de relations internationales de 1962 (Paix et guerre entre les nations).

Chaînon manquant et passeurs de témoin : la France Libre, Castex, Stacho
La pensée stratégique française après le conflit ne repart pas entièrement de zéro, comme sommée de rebâtir un édifice intellectuel et doctrinal totalement neuf sur le champ de ruines des certitudes et de la puissance militaire anciennes. Si 1940 constitue incontestablement une césure, entre les années trente et l’après-guerre existe une sorte de pont reposant sur trois arches : des hommes-passeurs de témoin, la revue La France libre, une génération intellectuelle militaire émergente dans les années trente et qui s’affirme après la guerre.

La France libre (4), revue fondée à Londres en 1940 par André Labarthe et à l’instigation du général de Gaulle, constitua sans doute l’un des premiers « think tanks » stratégiques interdisciplinaires et internationaux du monde occidental : stratèges civils (Szymonzyk, Labarthe), politistes et philosophes (Raymond Aron), écrivains militaires (Pierre Gallois, Camille Rougeron), économistes (Robert Marjolin) contribuèrent à la revue et abordèrent les problèmes de la guerre en cours dans toutes ses dimensions. Les réunions éditoriales où se confrontaient et se testaient les idées formaient comme un séminaire de recherche en continu (5). Revue d’exil et d’émigrés, la revue en tant que « think tank » n’eut pas de continuation en France après la guerre (6).

Enfin Castex – celui que Duroselle appelait l’« hérétique » – est avant tout l’auteur de ce qu’on peut appeler son « testament nucléaire », l’article « Aperçus sur la bombe atomique » (7) (c’est ce texte qui a fait de Pierre Gallois le croisé de la cause du nucléaire). Il s’impose, à mes yeux, comme le passeur de témoin par excellence, car son article, texte fondateur et prophétique, antérieur même au livre d’un autre précurseur, Bernard Brodie (8), constitue peut-être le legs ultime et le plus précieux de Raoul Castex à la génération montante des stratèges français.

L’impulsion institutionnelle

Il faut souligner que les autorités militaires dans leur ensemble ont encouragé le débat d’idées après 1945. Ainsi de Lattre, lors de conférences prononcées le 12 juillet 1946 et le 31 janvier 1947, affirme que « l’armée doit devenir le centre de larges et libres courants d’idées ». Il exhorte personnellement tous les officiers à un « travail personnel » et à de « libres recherches » sur les problèmes de défense (9). Ces conseils furent écoutés : « Dans l’armée française il y avait du remue-méninges », aime à dire aujourd’hui encore Pierre Gallois à propos de cette époque.

Le dynamisme le plus remarquable est probablement sensible du côté de l’armée de l’Air qui s’identifie, à travers le néo-douhétisme notamment, à la lutte contre la sclérose intellectuelle et le conservatisme militaire auxquels on impute volontiers l’étrange et colossale défaite de 1940. Aussi Paul Gérardot se veut-il le rénovateur de l’enseignement aérien français afin de préparer une nouvelle génération d’officiers infiniment mieux formés intellectuellement que leurs prédécesseurs des années trente. Grâce à lui le Centre d’enseignement supérieur aérien (CESA) ouvre ses portes le 30 octobre 1945, et il en assure la direction personnelle jusqu’en mars 1946 (10). L’institution existe toujours même si son nom a été légèrement modifié récemment (11). Dans le cadre du CESA il fait prendre un nouveau départ à l’École supérieure de guerre aérienne (12), il veut en faire l’antithèse de ce qu’il a connu à l’École de guerre Terre en 1935, « cette école primaire supérieure de tactique appliquée » (13). Par ailleurs il dirige le comité de rédaction de l’Instruction provisoire pour l’emploi des forces aériennes. Auteur infatigable et redoutable polémiste, il fut l’une des « plumes les plus acérées et les plus talentueuses » (14) de l’armée de l’Air.

La génération intellectuelle militaire : les « néo-cartésiens »
Ce concept me semble en effet de nature à expliquer la forma mentis commune que l’on trouve de manière spéciale chez Pierre Gallois, Charles Ailleret, André Beaufre, Paul Stehlin : goût prononcé pour l’innovation, rejet du conservatisme intellectuel en matière stratégique. Ces hommes ont échappé, éventuellement de justesse, à la participation à la Première Guerre mondiale, tout en étant profondément marqués par les répercussions doctrinales, psychologiques et stratégiques du conflit, c’est-à-dire avant tout par la sclérose intellectuelle qui marque l’institution – mais non la pensée – militaire française de l’entre-deux-guerres. C’est le choc électrique de 1940 qui désinhibe intellectuellement et communique sa résolution farouche à la génération des « néo-cartésiens » (expression tirée des mémoires du général Beaufre), qui trouve avec le nucléaire sa vocation.

Cette approche concorde avec l’hypothèse formulée par Jean-Baptiste Duroselle à propos de la classe des officiers français de l’entre-deux-guerres : l’auteur de La Décadence identifiait l’émergence d’une remarquable génération d’officiers subalternes, alimentée notamment au début des années trente par un flux de jeunes issus de la bourgeoisie de droite, éloignés des carrières économiques par la crise et attirés par le caractère aventureux lié à l’armée et à l’Empire. Une description sociologique qui cadre remarquablement avec le « profil » de Pierre Gallois, si l’on ajoute que le désir de se préparer à la guerre menaçante contre l’Allemagne fut un facteur supplémentaire chez ce dernier.

Un stratège du « Six Majeur » : Raymond Aron
Faute de pouvoir consacrer à chacun des stratèges de la Pléiade le développement minimal qu’il mériterait, je me concentrerai sur Raymond Aron (15).

Un stratège formé à Londres
Jeune intellectuel qui s’est choisi, en 1930, une vocation de « spectateur engagé », Raymond Aron fait montre à l’égard des affaires militaires, tout au long des années trente, d’un étrange désintérêt, qui contraste avec le soin qu’il met à étudier l’économie et la science politiques. Le séjour décisif en Allemagne (1930-1933), où il est spectateur de la montée du nazisme, l’a pourtant guéri du pacifisme moralisant qu’il devait à l’influence du philosophe Alain. Après le rendez-vous manqué des années trente, l’effort pour comprendre et conjurer la malédiction de la guerre hyperbolique devient, avec la critique des religions séculières, le grand axe de son travail.

A Londres, il accepte le poste de rédacteur en chef de la revue La France libre : c’est au contact d’un génial chroniqueur militaire, Stanislas Szymonzyk, qu’il s’initie aux problèmes stratégiques, à une époque où tous les commentateurs décrivent les contours de la révolution militaire. Il se frotte déjà au débat national, prenant part aux polémiques que le procès de Riom provoque au sujet des causes de la défaite de 1940 : il reconnaît dans la disparité des conceptions tactiques la cause de la rapidité de la défaite. Mais le déclin historique de la puissance française et la nature des méthodes de l’Allemagne totalitaire (mobilisation anticipée, stratégie élargie) sont les causes les plus profondes. Analyses qui forment la matrice des conceptions stratégiques d’Aron après le second conflit mondial. La mise en place des conceptions stratégiques fondamentales concerne aussi la vision géopolitique d’Aron par rapport au monde qui s’annonce. Du fait de la révolution militaire, les États de stature moyenne, comme la France, doivent accepter de s’intégrer dès le temps de paix dans des coalitions militaires, croit-il dès 1944.

Car la révolution stratégique qui affecte le plus directement la France, malgré l’aveuglement de la politique officielle, est bien la mutation historique du problème allemand : 1945 est le 1815 d’une Allemagne qui désormais ne saurait représenter un danger majeur qu’en conjonction avec l’Union soviétique. Dans ce contexte, plan Marshall et pacte de Bruxelles ont une signification stratégique claire pour Aron : c’est le relèvement économique de l’Europe et la garantie militaire américaine qui dissuaderont Staline, foncièrement prudent, de tenter l’aventure militaire, ou au moins des coups de force qui pourraient dégénérer en affrontement universel, comme en 1914 et 1939. La sécurité militaire ne saurait d’ailleurs être absolue : Aron récuse les critiques françaises de la stratégie périphérique, aucune autre ne lui paraissant véritablement possible.

Un précurseur de la « riposte graduée »
La pensée primitive d’Aron en matière de stratégie nucléaire en fait un précurseur des théories de la riposte graduée. Il perçoit le New Look américain comme une régression qui limite la marge de manœuvre de l’Occident et crée une dangereuse « Ligne Maginot atomique ». Si Aron ne partage pas la foi dans l’atome national des précurseurs de la dissuasion française, Charles Ailleret et Pierre Gallois, il n’est pas toujours éloigné des convictions du dernier, qui fait partie à cette époque de ses meilleurs amis. Comme un certain nombre de militaires en effet, il croit à un atome militaire européen, et s’inquiète des velléités de renoncement manifestées au moment de l’Euratom.

Le procureur de la « force de frappe »
Aron approuve un effort atomique conçu comme une introduction à un deterrent européen, et un moyen de forcer la main des États-Unis, qui tirent prétexte de la loi Mac-Mahon pour refuser leur aide en matière atomique. En fait, c’est le discours du 3 novembre 1959 à l’École militaire (cité tout à l’heure par M. Chevènement) qui, en révélant l’essence nationale de la stratégie militaire choisie par de Gaulle, provoque le divorce entre Aron et une politique militaire gaullienne d’abord approuvée par le Spectateur engagé. Aron devient le chef de file de l’école «euro-atlantique » qui comprend de nombreux chefs militaires comme Valluy ou Stehlin, et par ses articles le pédagogue d’une classe politique dont le débat de 1960 montre le manque de maîtrise technique du sujet. Les nombreuses amitiés au sein de l’équipe d’analystes qui entourent MacNamara et John Kennedy entraînent Aron dans plusieurs tentatives de médiation entre les autorités françaises et américaines.

Mais il constate que l’accord est devenu impossible entre Paris et Washington à partir de février 1962. Les analystes américains, intoxiqués par une vision excessivement technique des affaires stratégiques, portent une part de responsabilité. Ils surestiment aussi, aux yeux d’Aron, les dangers des revendications allemandes si la France recevait l’aide américaine pour son programme nucléaire. Jusqu’à la mort de Kennedy, Aron poursuit cependant ses bons offices sur les bords du Potomac, cherchant à faire aboutir une solution atomique européenne.

Le spectateur désengagé
La passion s’estompe en 1964. Dans le débat stratégique, Aron est désormais quelque peu en retrait, même s’il maintient ses critiques de fond contre la politique militaire à l’occasion du débat de 1964. L’évolution des concepts stratégiques officiels vers la dissuasion nationale dure lui apparaît comme une régression intellectuelle. Opposant presque officiel, il n’a pas encore, cependant, perdu tout à fait l’ambition de devenir quelque jour conseiller du pouvoir. Le duo manqué avec le général Beaufre, bénéficiaire ultime de la création de l’Institut français d’études stratégiques, sonne alors le glas de ces espoirs secrets. Face au retrait des structures militaires intégrées de l’OTAN en mars 1966, Aron réitère sa critique d’une vision gaullienne décalée par rapport à la réalité stratégique européenne.
L’Organisation militaire intégrée est toujours nécessaire tant que le Vieux Continent n’est pas mûr pour un règlement négocié, et l’Allemagne demeure la clef de l’équation stratégique française.

L’École stratégique française ?

Culture stratégique française
Préserver la maîtrise de son propre destin : telle est l’une des préoccupations les plus caractéristiques, selon Bruno Colson, de la « culture stratégique française » (16). De sorte que si le plus grand peut-être des stratèges français, le comte de Guibert, trouve encore une résonance en France, c’est (je cite Bruno Colson) « parce qu’il a dégagé les lignes essentielles des réformes à entreprendre pour que la nation soit maîtresse de son avenir : défi sans cesse renouvelé et au cœur de la stratégie française à l’âge nucléaire. » (17)

A la fin du XVIIIe siècle toutefois, la culture française domine l’Europe et nos stratèges vont donner le ton, avant que l’école allemande, et au premier rang Clausewitz, ne nous ravisse la prééminence. Après 1945 il est clair en revanche que c’est l’Amérique qui en peu d’années est devenue la grande métropole de la pensée de la guerre. Comment l’école stratégique française s’y rattache-t-elle et qu’est-ce qui en fait la singularité ? Si les penseurs français reconnaissent volontiers leur dette intellectuelle vis-à-vis de la pensée américaine, on aurait bien tort de voir comme Raymond Aron dans l’école française une sorte de succursale de province. Les échanges furent nombreux et loin d’être à sens unique, comme on a pu le constater à propos des amitiés américaines de Pierre Gallois, de Brodie à Kissinger. S’il y avait eu une « république des lettres », il y eut une « république des stratèges », que les conflits d’intérêts entre États, et notamment la rupture française avec l’OTAN affectèrent mais ne brisèrent jamais.

La « confrérie de l’atome »
En réalité, je dirais plutôt que l’école française représente la branche française de la Confrérie de l’Atome née au lendemain d’Hiroshima. A propos des « intellectuels de défense » américains et de leur état d’esprit, Fred Kaplan dans The Wizzards of Armaggeddon a noté leur conviction quasi mystique, leur sentiment de former une petite communauté d’élite, leur aptitude à influencer les Grands de ce monde, tous traits les rapprochant de la « Compagnie de Jésus ». Il me semble que stratèges français et américains appartiennent à une même internationale intellectuelle, dont la métropole demeure l’Amérique, animée par la conviction quasi religieuse qu’un nouvel âge s’annonce. « Nous sommes les primitifs d’un art qui reste à écrire », aime aujourd’hui encore à répéter L. Poirier (18). Face à eux Raymond Aron ne fait-il pas partie des agnostiques de l’Atome ?

La guerre totale et les moyens d’enrayer la violence hyperbolique
Conjurer le maléfice de la guerre totale héritée des guerres nationales créées par la Révolution, pour le plus grand malheur de la puissance française : les penseurs français se retrouvent sur cette problématique fondamentale, même si l’idée que l’on se fait des stratégies d’application varie. Ici il faut bien reconnaître que la pensée d’Aron surclasse toutes les autres par sa globalité, s’enracinant dans le commentaire régulier de l’actualité tout en touchant aux cimes les plus élevées de la spéculation philosophique sur l’Histoire (19).

En faisant paraître en 1951 Les guerres en chaîne, choisi par référence à la succession rapide des deux guerres mondiales, Raymond Aron évoque le phénomène de la réaction atomique qui lui sert à désigner cette amplification mystérieuse mais inexorable de la violence si caractéristique de la première moitié du XXe siècle (20).

A peu près au même moment la manière dont se déroule la guerre de Corée – limitation du théâtre des opérations, refus d’employer les armes les plus puissantes (l’arme atomique) par Truman, désaveu de la tentation « uptonienne » de la victoire totale – marque aux yeux du « Spectateur engagé » le début de l’inversion du signe d’un des facteurs-clefs de l’amplification de la violence, celle de l’intention des belligérants. Il en déduit des recommandations pour la conduite politique de la Guerre froide à l’intention des dirigeants occidentaux.

Pour trouver le « secret de la limitation de la violence », la pensée stratégique française emprunte d’autres voies dans les années soixante et soixante-dix, mais toutes se caractérisent peu ou prou par un effort de « refondation » intellectuelle de l’entreprise stratégique, donnant lieu à un débat d’une grande richesse. La « stratégie indirecte » d’André Beaufre, les concepts de « stratégie totale » (Beaufre) et de « stratégie intégrale » (L. Poirier) qui prolongent les réflexions d’avant-guerre de l’amiral Castex, l’affirmation chez Pierre Gallois d’une réflexion géopolitique qui est d’une certaine manière le substitut à une stratégie que les armes nucléaires, enferment désormais dans certaines bornes.

Sécurité et autonomie, la Nation ou l’Empire
A partir de la fin des années quarante, ainsi que l’ont observé de nombreux historiens, dans le débat stratégique français le concept traditionnel de puissance fait place à la notion de sécurité, à laquelle il faut ajouter les concepts d’autonomie et d’influence.

Le problème politico-stratégique français a désormais au moins deux composantes : quel type d’alliance contracter pour maximiser la sécurité nationale, sans toutefois s’assujettir totalement puisque l’expérience vient de montrer que, à l’heure de l’extrême péril et si les intérêts nationaux divergent, « on meurt seul », selon la formule de Pascal. 1940 a créé une sorte vertige existentiel très sensible chez Ailleret, Gallois, Poirier notamment. Ce sera bien entendu tout le problème de la relation avec les États-Unis et l’OTAN, donnant lieu chez Pierre Gallois à l’idée que l’atome, du fait du risque exorbitant qu’il fait courir, est un dissolvant des alliances ; chez Lucien Poirier à toute une théorie de l’autonomie de décision (21) (sur laquelle nous vivons encore).

L’autre face de ce problème politico-stratégique, c’est celui du type d’influence militaire qui est désormais permis à un pays comme la France en dehors de ses frontières. Pierre Gallois est celui qui va le plus loin dans le sens du repli national. En 1967, dans les Paradoxes de la paix (22), il présente la « théorie des 3 États » – Puissance, Défense, Dépendance. Bien qu’« admonesté » par de Gaulle à cet égard, il propage une forme de « neutralisme armé ». Cette tendance se retrouve aussi dans le fameux article « Tous azimuts » publié par Charles Ailleret en 1967, bien que cet article eût une inspiration gaullienne en réalité différente (23).

Mais, et je reviens à l’universalité de cette école stratégique française, dans leur esprit, le salut de la France n’est pas seul en jeu. Il est vrai que, à son corps défendant, la France est peut-être la nation qui au vingtième siècle a le plus mesuré dans sa chair la vanité des Empires et les risques mortels de la guerre. Avec Pierre Gallois, mais aussi chez Charles Ailleret, Lucien Poirier, André Beaufre, Raymond Aron, Jean Guitton s’ouvre un nouveau chapitre : penser l’art militaire et stratégique d’une civilisation planétaire de nations, d’un « monde plein » qui condamne les affrontements hyperboliques et la surextension impériale. Une mutation historique est à l’œuvre qui affecte la stratégie.
Je vous remercie.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Malis, pour cette présentation tout à fait passionnante.
Je vais donner la parole à l’amiral Jean Dufourcq. Sans doute s’attachera-t-il à traiter, entre autres sujets, des domaines d’application de la stratégie.

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1) « Stratégie et dissuasion : pour une libre discussion », janvier 1975, pp. 9-26.
2) Ne citons que les ouvrages d’André Beaufre. On peut alors distinguer les relations de mémorialiste (Le Drame de 1940, Plon, 1965, 513 p. ; La Revanche de 1945, Plon, 1966, 313 p. ; L’Expédition de Suez, Grasset, 1967), la critique de l’analyste de l’actualité stratégique (L’OTAN et l’Europe, Calmann-Lévy, 1966 ; L’Enjeu du désordre, Grasset, 1969 ; Stratégie pour demain, Plon, 1972 ; Crises et guerres, Presses de la Cité, 1974) ; enfin les textes de théorie stratégique, (Introduction à la stratégie, Colin, 1963), Dissuasion et stratégie, Colin, 1964) ; Stratégie de l’action, Colin, 1966, Bâtir l’avenir, Calmann-Levy, 1967) ; La Guerre révolutionnaire, Fayard, 1972) ; enfin les œuvres philosophiques finales (La Nature des choses, Plon, 1969), et La Nature de l’Histoire, Plon, 1974).
3) Voir Christian Malis, Pierre Marie Gallois, l’Age d’Homme, 2009, pp. 499 sqq.
4) Voir Raymond Aron et le débat stratégique français, op. cit. pp. 86-102 ; Pierre Marie Gallois, op. cit. pp. 106-126 ; « Après le Blitzkrieg : le réveil de la pensée militaire française » in H. Coutau-Bégarie (dir.), Les Médias et la guerre, Economica, 2005, 1032 p., pp. 716-739.
5) Si La France libre était plus largement une revue culturelle, avec des contributions sur l’art et la littérature, le mode de fonctionnement que nous décrivons exista incontestablement pour traiter des problèmes stratégiques.
6) Même si elle perdura, devenant le magazine Constellations, toujours sous la direction d’André Labarthe.
7) Revue de défense nationale, octobre 1945.
8) The Absolute Weapon, Harcourt, Brace & Company, New York, 1946, 214 p.
9) Cit. in A. Goutard, Revue de Défense Nationale, 11/48, p. 459.
10) Voir Marie-Catherine, Villatoux, « L’armée de l’Air le 8 mai 1945 », Air Actualités, 582, juin 2005, pp. 19-20.
11) Rebaptisée « Centre d’études stratégiques Aérospatiales » en 2006.
12) Au sein de laquelle Pierre Gallois passera sa thèse sur l’arme atomique en 1954.
13) Ch. Christienne, « L’armée de l’Air de 1945 à 1949 », op. cit. p. 9. Un jugement qui rejoint celui d’André Beaufre dans ses mémoires.
14) P. Facon.
15) Voir l’article de synthèse consacré à « L’influence de Raymond Aron sur le débat stratégique français », paru dans Défense et Sécurité Internationale, 20, novembre 2006, 88-94.
16) Peu importe que l’on ait critiqué le concept de « culture stratégique » selon lequel des conditionnements culturels, inhérents à la nature humaine, aboutissent à de véritables cultures stratégiques qui se transmettent de manière diffuse, par imprégnation (mémoire héroïque, légendaire, rites initiatiques…) plus que par enseignement didactique, et qui modèlent en profondeur les perceptions des décideurs politiques et des acteurs militaires, à tous les niveaux (voir H. Coutau-Bégarie, « Unité et diversité des cultures stratégiques en Europe », http://www.college.interarmees.defense.gouv.fr/IMG/pdf/Unite_diversite_cultures_-2-2.pdf). A condition de ne pas céder au déterminisme explicatif la notion est féconde et éclairante.
17) P. 154.
18) Le chantier stratégique, op. cit.
19) Question évoquée dans notre conférence à Hambourg : « Aron, Clausewitz : ein kontinuierlicher Dialog », in Les Cahiers de la Führungsakademie, Hamburg, décembre 2000.
20) La traduction américaine de l’ouvrage porta d’ailleurs le titre de The Century of Total War.
21) Que l’on trouve développée dans les documents du Centre de prospective et d’évaluation des années soixante.
22) Paris, Presses du Temps Présent, 365 p.
23) Une Instruction Personnelle et Secrète rédigée par le chef de l’État en 1967, par ailleurs étudiée par Georges Soutou (« La menace stratégique sur la France à l’ère nucléaire : les instructions personnelles et secrètes de 1967 et 1974 », Revue Historique des Armées, n°236, 2004, pp. 4-17).

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Le cahier imprimé du séminaire « La France et ses stratèges » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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