La France, sa stratégie et ses stratèges

Intervention de l’amiral Jean Dufourcq, Directeur d’études à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire et rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale, lors du séminaire « La France et ses stratèges », tenu le 22 mars 2010.

Je vais en effet enclencher mon propos sur ce que vient de dire Christian Malis et partir de cet « âge d’or » stratégique dont il a parlé, avec la renaissance de l’activité militaire stratégique, pour parler de la période d’aujourd’hui avec quelques idées assez simples que je vous livre d’entrée de jeu, avant de les détailler : Nous sommes à une période où nous ne pouvons pas faire correctement de stratégie ; une période dans laquelle les stratèges sont profondément dans le doute ; et puis les militaires sont aujourd’hui à la marge de ce qui est la réflexion stratégique, c’est-à-dire de la relation entre la stratégie et la politique. Ensuite, brièvement, si je n’ai pas été interrompu avant par vos protestations, je dirai quelle peut être la stratégie de la France dans cette période du XXIe siècle.

En fait, je suis très content qu’on ouvre ce débat, cette réflexion sur la stratégie, une réflexion nécessaire pour prendre la mesure du monde qui va, de la place qu’y tient la France et de la stratégie qu’elle conduit pour faire entendre sa voix et valoir ses intérêts. J’entends une stratégie à la manière classique pour conduire un projet politique dans toutes les directions d’action conjuguées par un même effort cohérent, une stratégie totale comme aurait dit le général Beaufre, une stratégie, selon sa formule, pour « bâtir l’avenir », Car le volontarisme fait partie du traditionnel « paquetage stratégique français » ; il est l’un des moteurs de l’action politique de notre pays, à tort ou à raison.

Au cœur de cette réflexion, il y a des questions à traiter ici et maintenant par nous tous : comment pratiquer la stratégie aujourd’hui, avec quels logiciels intellectuels ? Pour promouvoir quel projet politique ? Dans quel champ de contraintes et avec quelles marges de manœuvre ? Et plus radicalement, la France qui a dû s’endetter à un niveau jamais atteint sous la Vème République, qui compte pour 1% de la population et 3% du CA de la planète peut-elle conduire une stratégie qui lui soit propre, une stratégie indépendante ?

Voilà les questions dont on aimerait bien connaître les réponses, surtout quand on est militaire et que, par construction, on a la charge de la mise en œuvre des moyens de la violence légitime d’État pour prévenir les dangers et protéger le pays des atteintes extérieures et que l’on est familier de la notion de manœuvre stratégique et des sûretés qu’elle exige.

Je vous propose quatre points rapides sur ce thème essentiel pour esquisser la stratégie de la France aujourd’hui et l’état de ses stratèges, notamment militaires. Et je vous prie par avance de m’excuser pour ce que ma réflexion a de théorique : La stratégie en déshérence. Les stratèges dans le doute. La place des militaires stratégistes. Quelle stratégie pour la France ?

1- La stratégie en déshérence : concevoir et conduire une stratégie au début du XXe siècle ?

Je voudrais commencer par exprimer ma conception, classique je vous rassure, de la stratégie : pour moi la lutte pour la liberté d’action qui garantit le libre exercice de la souveraineté nationale est le cœur de la stratégie. La gestion des efforts et l’économie des moyens, sont le poumon de la stratégie. La combinaison d’entreprises variées concourant au même but est l’art de la stratégie.
Voilà pour la base théorique.

Malheureusement, le monde ne se laisse plus enfermer dans un système de causalités strictes : le monde d’aujourd’hui est moins déterministe que probabiliste ; ses articulations sont moins stables, moins homogènes, moins lisibles. La passion, comme l’exposent Dominique Moïsi ou Pierre Hassner, a envahi les relations internationales à l’échelle planétaire grâce aux technologies de l’information et toute la gamme de la psychologie humaine a envahi l’organisation de la planète.

Pour faire image, on est revenu des idéologies organisées pour s’adonner aux idées en vrac : on est passé des systèmes construits en –isme (libéralisme, communisme, capitalisme, socialisme, catholicisme), au règne des pulsions et des nécessités en –é, (équité, liberté, prospérité, variété, communauté), à des combats disjoints qui créent un maquis général dans lequel la criminalité traditionnelle s’est engouffrée et semble désormais s’enkyster. Cette évolution semble se faire à l’insu des États qui étaient jusqu’ici les pions de base de la société internationale et avaient l’exclusivité de la stratégie. Bien d’autres acteurs concurrentiels s’adonnent aujourd’hui à la stratégie totale, des acteurs infra-, trans-, et supra-étatiques. Les stratégies d’État sont soumises à une sévère compétition dont ils n’ont pas une conscience précise.

Je voudrais poser ici un simple diagnostic : nous sommes tous nés ici pendant un moment particulier de l’histoire, qui façonne peu ou prou notre conception de la stratégie ; le temps très simplifié de la guerre froide, où la stratégie était possible car les enjeux étaient clairement dessinés, un temps où la pratique du volontarisme était possible ; ce fut le temps des Trente glorieuses, de la reconstruction et de la modernisation du pays dans un monde bipolarisé par un affrontement raisonné, qui s’est terminé par une victoire de l’Ouest sur l’Est dans un pat stratégique, du bel art, pas de bataille finale, même s’il y eut de nombreuses victimes dans les affrontements indirects que citait M. Chevènement.

Nous vivons des temps plus confus mais décisifs ; des temps de rupture et de latence stratégique qui préparent un ordre nouveau, encore peu discernable.

Nous avons connu depuis trois cents ans, trois ordres historiques successifs : l’ordre de Westphalie de 1648 à 1789 ; l’ordre de Vienne de 1815 à 1918 ; l’ordre de Yalta de 1945 à 1990. L’ordre de Yalta n’aura duré que quarante ans. L’histoire enseigne que c’est dans ces phases de transition, qui révèlent les fractures de l’histoire et de la géographie, que se dessinent les contours du cadre à venir. Et que les phases de transition durent de l’ordre de trente ans : 1618 et 1648 (guerre de Trente Ans, Traité de Westphalie) ; 1789-1815 (Révolution française, guerres de libertés et de conquêtes, Congrès de Vienne) ; 1919-1944 (Première guerre mondiale, Conférence de Yalta), voilà pour les trois derniers épisodes.

Après 1989, fin de la guerre froide, se profile donc déjà autre chose. Nous sommes trente ou quarante ans avant quoi ? On ne peut répondre que par quelques idées à cette question, ce qui explique le désarroi de la stratégie. Et le premier point qu’il faut souligner ici, c’est que depuis le début de l’ordre de Yalta (depuis que beaucoup d’entre nous sont nés), la population de la planète a presque triplé et qu’avant que la transition démographique de la planète soit achevée, il faudra attendre encore environ quarante ans. Et alors que sera devenue la France à la fin de cette période de transition historique majeure qu’on vit aujourd’hui ? Que voulons-nous que la France soit à cette échéance ?
Voilà ce qui explique le vertige de la stratégie aujourd’hui.

2-Les stratèges dans le doute : pourquoi un tel brouillard stratégique en France ?

Je commencerai par une série de questions que se posent les stratégistes :

• Quel est l’état recherché pour la France dans 30/40 ans ? Sommes-nous capables de le concevoir, de le choisir, de le vouloir et de nous donner les moyens de le pouvoir ?
• Comment assigner des objectifs stratégiques au pays quand on ne sait plus comment concevoir une vraie manœuvre stratégique au sens de Castex, faute d’un projet politique suffisamment rassembleur ?
• La France n’est-elle pas condamnée de facto à l’impuissance puisqu’elle ne compte plus désormais que pour 1% de la population de la planète et 3 % de son chiffre d’affaires et que ces paramètres vont se dégrader ?
• Aura-elle encore les moyens d’une posture spécifique ? A-t-elle d’ailleurs toujours une vision qui la caractérise à offrir à ses partenaires comme contribution à l’avenir ?
• Et pourra-t-elle continuer à exercer ce magistère particulier qui lui a assez bien réussi au cours des siècles précédents mais qui semble se déliter rapidement dans les temps actuels ?

Car les circonstances ont changé, le monde s’est rempli et diversifié et notre volonté stratégique présupposait une malléabilité de l’environnement et une complaisance générale à nos idées. Force est de constater que malgré nos efforts, trop souvent dispersés et inconstants, notre voix porte moins loin qu’hier et que nos idées manquent d’originalité et de force. Et ceci n’est pas seulement dû à cette fragilité intérieure persistante qui nous prive d’une autorité extérieure nécessaire ; il s’agit plutôt de la qualité et de la pertinence de nos propositions qui font question.

Deux illustrations : ainsi en va-t-il par exemple de ce que nous appelons l’Europe de la Défense, dont nous portons aujourd’hui bien seuls la nécessité au nom d’une vision commune de l’avenir qui vaudrait mandat de nos voisins. Ainsi, plus récemment encore, du projet d’Union méditerranéenne dont nous avons eu l’intuition mais que nous avons avancé sans beaucoup de consultations préalables au nom des riverains concernés. Ces deux entreprises sont à l’évidence intelligentes, utiles et souhaitables pour le bénéfice général ; mais cela ne suffit pas ou plus.

Chacun peut observer que notre capacité à convaincre et à entraîner s’est effritée alors même que notre capacité de résistance au climat ambiant s’est relativisée. Il suffit d’observer notre retour larvé dans une OTAN désarticulée, en principe pour viabiliser une Europe de la Défense défaillante, et la réintégration discrète de notre projet méditerranéen dans un processus de Barcelone décomposé pour en sauver le principe.

La question de l’impuissance relative est de fait posée aujourd’hui crûment au stratégiste. Sujet de l’histoire il n’y a pas si longtemps quand sa population comptait parmi les plus importantes des pays développés, la France peut sembler désormais condamnée à subir des évolutions du monde élaborées ailleurs. Cette suspicion lancinante hante notre démarche européenne depuis les origines ; c’est elle qui a contribué au rejet du traité constitutionnel en 2005.

Pour la France, en effet, comme pour ses partenaires, la construction européenne se présentait il y a cinquante ans comme la seule réponse aux tragédies des siècles précédents ; la seule voie qui s’offrait était donc celle de la réconciliation complète, irréversible, d’une communauté de destin et d’intérêts, définitive, sans réserves. C’était la manœuvre stratégique centrale de la France dans l’ordre précédent.
Mais comme souvent dans les affaires européennes, derrière cette réponse globale et ambitieuse apportée aux problèmes d’hier se cachait aussi le pari implicite fait par chacun des acteurs que la construction en cours n’altérerait pas sa propre personnalité stratégique. Plus encore, que cette construction collective finirait bien par prendre la forme de sa propre construction étatique, fédérale pour les uns, régionaliste pour d’autres, mais nationale pour la France.

Et la France n’a jamais manqué d’utiliser consciemment ou inconsciemment la construction européenne comme le tremplin, le porte-voix et l’amplificateur de sa propre conception de l’ordre continental et comme le vecteur préférentiel de son modèle de puissance. Il en est allé de même, dans des modalités différentes pour la République fédérale allemande ou le Royaume uni. Or c’est de moins en moins possible aujourd’hui ; ce pari implicite est en passe d’être perdu et l’impuissance politique guette la France comme la plupart de ses grands partenaires européens s’ils persistent dans cette voie. Car la consolidation européenne de modèles antagonistes est impossible ; l’intégration politique par fusion des peuples ne s’est pas réalisée ; elle relevait de l’utopie, la définition d’une Union d’États nations a trouvé ses limites. Le vouloir se heurte au pouvoir.

Aujourd’hui, le volontarisme français doit bien s’accommoder des réalités du XXI° siècle en Europe comme dans le monde.

Un nouvel ordre se prépare ; il sera fondé sur une nouvelle géopolitique et une nouvelle géoéconomie qui se profilent dans un monde plus plein, plus dense, plus divers qu’il n’a jamais été. Quel rôle allons-nous jouer dans sa définition ? Pourrons-nous faire respecter nos intérêts et notre vision de l’organisation du monde ? Pourrons-nous faire valoir les principes et les valeurs qui nous caractérisent ? Comment pourrons-nous contribuer à sa gouvernance, avec quels partenaires privilégiés, dans quelles solidarités et avec quelles alliances ? Ceci, qui est d’une grande conséquence pour notre stratégie, doit orienter notre façon de penser l’avenir de la France, en Europe et dans le monde et inspirer nos ambitions.

Comment éviter que les stratégistes français soient dans le doute ?
Ils sont bien incapables de penser une manœuvre dans ces temps de transition et se partagent entre ceux qui tentent par tous les moyens de freiner les évolutions du monde pour conserver le plus longtemps possible les avantages que procurait à la France l’ordre de Yalta et ceux qui explorent l’avenir en tentant d’y ménager une place pour la France, ses intérêts, ses valeurs, sa vision du système du monde.

3-La place des militaires : quel est l’apport des militaires à la discipline stratégique ?

Les deux ordres précédents, celui de Westphalie et de Vienne ont fait un large recours aux stratèges militaires, qui disposaient de l’ultima ratio de l’État avec comme ligne de conduite, un contrat stratégique simple, garantir le libre exercice de la souveraineté nationale en défendant le territoire national et la population, en toutes circonstances, sans hésitation ni murmures pourrait-on ajouter, même si la conduite de la guerre, quand elle eut lieu fut le fait du pouvoir royal, impérial ou étatique. Saluons au passage la mémoire de Foch.

Dans l’ordre de Yalta, on a moins fait appel aux militaires même si des analystes réputés ont marqué de leur empreinte intellectuelle la réflexion sur la guerre froide, ses fondements et le brouillard qui a suivi ; on connaît les travaux de Gallois et de Poirier dont Christian Malis nous a rappelé l’ampleur.
Ils n’ont pas été les seuls, de brillants analystes se sont attachés à décortiquer les tensions stratégiques d’alors, l’amiral Duval dont peu savent qu’il a par exemple structuré avec quelques autres le concept de deterrence au Pentagone. Beaucoup de ces travaux relevaient de la régulation stratégique, combinaison de supériorité technique et d’encadrement juridique, qui caractérisaient l’ordre de la non-guerre centrale imposé par l’arme atomique et la perspective de montée aux extrêmes. La RDN dont je suis le rédacteur en chef a souvent exposé leurs travaux.

Il y eut aussi une réflexion sur la transformation de la guerre, sa mutation de bellum, art de la guerre ordonné, en guerra, violence débridée et des travaux dans lesquels se sont illustrés le général de la Maisonneuve, ici présent, et le général Francart qui ont annoncé la violence qui vient, sa radicalité et le problème du sens perdu de ces affrontements.

D’autres avant eux avaient manifesté leurs doutes sur les stratégies de non-guerre et sur le danger d’avoir rendu la guerre illégale, de l’avoir mise hors d’usage, poussant la conflictualité intrinsèque de nos sociétés à emprunter d’autres voies dans un cercle vicieux, dont le terrorisme de masse a été la révélation.

Et il y eût bien sûr aussi Beaufre qui, dans les années soixante, a repensé la stratégie comme discipline centrale de la gestion de l’affrontement des volontés et des projets politiques et a élargi le champ clausewitzien militarisé aux larges espaces des modalités stratégiques d’autres secteurs. Il a rappelé dans ses travaux l’importance des combinaisons stratégiques et de la hiérarchisation des entreprises pour produire les effets recherchés. L’approche globale que redécouvre aujourd’hui l’Otan n’est que le prolongement de cette réflexion d’ampleur des années soixante qui rappelle d’ailleurs les préceptes de Sun Tsé quelques millénaires auparavant. Le général de la Maisonneuve a prolongé cette discipline en interrogeant la crise sous toutes ses formes et en cherchant comment y faire face ; ses travaux précurseurs ont fait l’objet de publications et d’enseignements nombreux. Le général Le Borgne reste aujourd’hui un commentateur inspiré et écouté de la situation stratégique du monde du fait de l’ampleur de son champ d’investigation et de son impertinence naturelle. Et puis il faut citer aussi un général qui s’est affirmé comme un doctrinal perspicace, un analyste inspiré et critique des stratégies américaines, le général Vincent Desportes, aujourd’hui directeur du Collège interarmées de défense, qui par ses travaux depuis une quinzaine d’années a montré que l’analyse nous permettait de décortiquer et de caractériser mieux les situations d’évolution de la guerre.

Je voudrais leur associer deux stratégistes civils de l’École militaire, un historien méticuleux de la stratégie qui en analyse les ressorts et en diffuse les évolutions avec brio et constance, Hervé Coutau-Bégarie ainsi que son voisin et complice, François Géré, héritiers de Beaufre et de Poirier, analystes pertinents des rapports de force nucléaires et dialectiques dans le monde, interlocuteurs réguliers des stratégistes chinois, indiens, américains … Notons enfin l’apparition, en particulier dans l’armée de terre d’une nouvelle génération d’officiers tacticiens, qui pensent les combats, et les conflits sans guerres. Parmi eux, on peut relever les travaux du général de Richoufftz, du général Yacovlev, des colonels Kempf, Durieux …

Mais en réalité, du fait de l’ordre de Yalta, les officiers se sont majoritairement tournés vers d’autres savoirs, d’autres disciplines, souvent techniques, économiques ou sociologiques et la manœuvre stratégique pour autant qu’elle ait été pensée par les politiques a surtout été conduite par d’autres acteurs, d’autres experts du pouvoir, les diplomates et les juristes …

Les diplomates stratégistes du Quai d’Orsay savent cela très bien, eux qui ont été chargés de la manœuvre multilatérale de sécurité pendant de nombreuses années. Demain, les questions de sécurité seront moins centrales dans le système stratégique du monde et la géo-économie dominera la géostratégie. Les militaires ont peu de chance de revenir à nouveau au cœur de la stratégie.

4-Quelle stratégie pour la France ? Quelles articulations d’une stratégie pour la France

Penser la stratégie de la France au XXIe siècle, c’est penser ses atouts et ses handicaps. C’est penser sa capacité à exister comme acteur capable de garder entre ses mains les principales clés de son destin et les moyens de peser tant soit peu sur l’organisation du monde ; c’est donc évaluer sa liberté d’action. C’est passer sa capacité d’adaptation et son esprit de décision au filtre des réalités prévisibles d’une planète en profonde mutation.

La France est-elle suffisamment préparée aux grands enjeux collectifs du XXIe siècle, la révolution démographique, le défi écologique, le grand bazar des marchés globalisés ?

Freiner ou accélérer ? La France va-t-elle savoir anticiper ces changements annoncés du monde et se replacer au cœur du jeu des pouvoirs et des puissances du XXIe siècle ? Ou au contraire va-t-elle continuer d’y résister en tentant de ralentir ces évolutions pour profiter le plus longtemps possible avec quelques autres des avantages stratégiques acquis au cours des siècles précédents ? Car, faute de pouvoir échapper au remplissage du monde et à sa densification hors du champ occidental, la France peut être tentée par une forme de retraite politique, économique et sociale dans une structure pilotée par le plus dynamique de ses alliés du monde atlantique, en l’occurrence son parrain américain. Les tentations de repli sont réelles et ce désenchantement a fait l’objet d’analyses cliniques éloquentes.

Préserver la capacité de la France à se survivre à elle-même, à se prolonger dans le système qui vient, voilà l’objectif stratégique majeur. Avec trois exigences, garantir l’exercice de sa souveraineté autant que faire se peut, promouvoir ses intérêts, participer à l’organisation du monde en y faisant valoir ses vues et assumer les responsabilités que lui confèrent son histoire, sa culture et sa géographie. Sur ce socle de nécessités, asseoir un projet politique offensif et prendre des sûretés défensives pour pouvoir en tous temps, en tous lieux assurer la sauvegarde nationale de ses intérêts spécifiques, ceux qui sont à la base du contrat social français.

Il faut maintenant que la France d’aujourd’hui redéfinisse sa place, son rôle dans cette nouvelle société des hommes dont le centre de gravité n’est plus dans le monde occidental mais, bien loin d’ici, en Asie. La loi du nombre est implacable, même si elle ne dessine pas une carte exacte et stable du pouvoir et des puissances. A la France de savoir s’y tailler une place à sa mesure et de valoriser ses atouts qui sont avant tout dans la qualité de ses hommes dont il faut entretenir le niveau de formation, l’ambition, l’altruisme et la volonté. Parmi les raisons d’être confiant, il y a le volontarisme de la France, base de sa capacité de rebond avérée après de grands chocs ; il y a sa triple nature stratégique ineffaçable qui la positionne naturellement au cœur de la planète globalisée. Un autre atout, et non des moindres, patiemment assemblé pendant un millénaire, réside dans la valorisation méthodique d’une position géopolitique unique en Europe, qui a fait dans les siècles passés de la France un pays pivot du développement européen.

Elles permettent d’oser penser la France comme un véritable acteur du XXIe siècle. Tout est une question de hiérarchisation et d’arbitrage entre des options contradictoires.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Amiral. Je me tourne maintenant vers Pierre Conesa qui va nous dresser un état de la manière dont il perçoit la pensée stratégique et son évolution. Je crois qu’il a une vision assez critique de cette prolifération d’organismes stratégiques qui, tous, délivrent peu ou prou le même message, un message qui, peut-être, nous vient d’ailleurs.

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Le cahier imprimé du séminaire « La France et ses stratèges » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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