Intervention de Georges Couffignal, Directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, au colloque du 14 décembre 2009, L’Amérique latine en mouvement.
L’élection de Barack Obama, après huit années de présidence Bush marquées par l’arrogance et le désintérêt, a provoqué un très grand espoir dans l’ensemble de l’Amérique latine. Le souci d’écoute que manifestait Obama, sa volonté de montrer qu’il ne voulait pas être – chose tout à fait nouvelle dans les relations entre l’Amérique anglo-saxonne états-unienne et l’Amérique latine – celui qui impose, celui qui sait, pouvaient faire penser qu’on entrait dans une nouvelle ère de relations.
La réflexion sur ce point exige un retour sur quelques données historiques :
Pendant la période Bush, il s’était passé une chose tout à fait singulière : G.W. Bush souhaitait promouvoir le grand projet de création d’une zone de libre-échange sur l’ensemble du continent américain, projet lancé par son père et repris par Clinton. Or ce projet fut refusé au cours du sommet de l’organisation des États américains qui s’est tenu en Argentine à Mar del Plata en 2005. Le Brésil et le Venezuela, pour des raisons différentes, étaient à l’origine du rejet d’une volonté portée par trois présidents américains successifs. Le Brésil, parce qu’il cherchait à prendre appui sur l’Amérique du sud pour son projet d’émergence sur la scène internationale. Il avait donc créé, en 2004, un regroupement, une communauté des pays d’Amérique du sud, rebaptisée UNASUR (Unión de Naciones Suramericanas) en 2007, un projet très ambitieux calqué sur les idées européennes d’une monnaie commune, d’une citoyenneté et d’un passeport communs. Pour le Venezuela d’Hugo Chávez en revanche, il s’agissait de manifester une fois de plus, dans la vieille geste populiste qui remonte à l’époque de Perón, une opposition à l’extérieur, une opposition aux États-Unis et d’affirmer l’existence d’un autre type de regroupement, l’alliance bolivarienne, l’ALBA (L’Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique « Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América »).
Près d’un an après l’arrivée au pouvoir de Barack Obama, plusieurs points méritent d’être soulignés :
D’une part les grandes questions qui se posent dans les relations entre ces pays sont quasiment au même point. La question lancinante des flux migratoires, en particulier en provenance du Mexique, n’a pas été résolue et le mur construit par Bush le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique existe toujours.
Barack Obama a ratifié l’installation de sept bases militaires en Colombie malgré l’hostilité de la plupart des pays latino-américains.
L’hypothèse qu’avait avancée Alain Joxe, il y a une quinzaine d’années, selon laquelle le narcotrafic pourrait se substituer à la lutte anti-communiste comme instrument de domination, de relation de dépendance entre les États-Unis et l’Amérique latine, est probablement en train de se vérifier. Depuis un an, la Bolivie n’a plus accès aux préférences commerciales avec les États-Unis pour cause de lutte insuffisante contre le narcotrafic. Tous les pays d’Amérique latine sont aujourd’hui soumis à une pression extrêmement forte de la part des Etats-Unis : si vous ne coopérez pas dans la lutte contre le narco trafic, il n’y aura plus de préférences commerciales ni d’accords de coopération.
En 2009, à Trinidad-et-Tobago, au dernier sommet de l’OEA, Barack Obama avait accepté avec le sourire le cadeau que lui faisait Hugo Chávez de l’ouvrage mythique : « Les veines ouvertes de l’Amérique latine » d’Eduardo Galeano (1). Néanmoins, il n’a accompli depuis ce jour aucune visite en Amérique latine. Ce désintérêt de la part des États-Unis n’est pas chose nouvelle, s’agissant de leur traditionnelle arrière- cour.
Ce qui est beaucoup plus nouveau, c’est le changement d’attitude des pays latino-américains vis-à-vis des États-Unis, leur plus grande autonomie, le relâchement des liens de dépendance, comme en témoigne l’abandon du projet de ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques) que je signalais tout à l’heure.
Je crois nécessaire de revenir sur la période des conflits en Amérique centrale. Dans les années 1980 les conflits au Nicaragua et au Salvador avaient vu naître les premiers moments d’autonomisation de la politique étrangère de certains pays de la zone à l’égard de celle des États-Unis. En 1983 avait été constitué Contadora, un groupe qui réunissait le Mexique, le Panama, le Venezuela, la Colombie. Son objectif était de signifier à Ronald Reagan qu’il faisait une analyse erronée en ne voyant dans les conflits centre-américains qu’un affrontement Est/Ouest, alors que les racines de ces conflits étaient à trouver dans les pays eux-mêmes, dans leurs structures sociales. Deux ans plus tard, des pays qui venaient d’accéder à la démocratie, l’Argentine, la Colombie, le Brésil, le Pérou constituèrent un groupe d’appui à Contadora. Au moment où ces pays retrouvaient la démocratie, ils affirmaient sur la scène internationale une position sur ces conflits distincte de celle des États-Unis. Tout ceci aurait pu être sans lendemain avec la fin de ces conflits en 1987, si n’était intervenu un fait majeur: la chute du mur de Berlin. Pendant toute cette période, les États-Unis s’étaient posés en défenseurs et promoteurs de la démocratie, tentant même, pour la première fois, de l’exporter par les armes (un avant-goût de ce qui s’est passé ensuite en Irak) avec l’intervention militaire à Panama en 1989.
Avec la chute du mur de Berlin, Exporting Democracy, y compris par les armes, est devenu un axe de la politique étrangère américaine. A ce moment-là il n’était plus possible pour les États-Unis de soutenir ou promouvoir des régimes autoritaires ou dictatoriaux en Amérique latine. Cela est un changement majeur, dont nombre de pays d’Amérique latine vont profiter pour se tourner vers l’Europe, qui avait appuyé, d’entrée de jeu, les tentatives de Contadora des années 1980. Cette réorientation vers l’Europe est naturelle, puisqu’ils en partagent les valeurs, la langue, la religion. En 1985, l’Espagne et le Portugal, au moment des négociations d’adhésion à la CEE, avaient demandé à jouer un rôle particulier dans les relations avec l’Amérique latine ; l’Espagne, notamment, voulait retrouver sa projection vers le continent américain qui avait été mise entre parenthèses pendant les quarante années Franco. Grâce à l’influence des diplomates espagnols et des fonctionnaires espagnols et portugais nommés à Bruxelles, toute une série de programmes, extrêmement nombreux, complexes, ont été mis en œuvre entre l’Europe et l’Amérique latine.
C’est ainsi qu’en 1999, lors d’un sommet des chefs d’États de l’Amérique latine et de l’Europe, est née la doctrine du « partenariat stratégique » entre l’Amérique latine et l’Europe (je n’ai jamais très bien compris quel sens il fallait donner à cette expression militaire). L’Europe voyait dans l’Amérique latine une projection possible de son modèle d’intégration.
Force est de constater aujourd’hui qu’il y a sur ce point une désillusion notable.
Le nombre de regroupements : MERCOSUR, Communauté andine des nations (CAN), Marché commun centre américain (MCCA), UNASUR, ALBA, Groupe de Rio, le CARICOM (Caribbean Community)… (je vous épargne la suite de cette énumération à la Prévert) rend très difficile la perception des logiques de fond qui sont aujourd’hui à l’œuvre dans cette région, en termes de regroupement. Bien plus, la montée en puissance du Brésil sur la scène internationale minimise la perception que l’on peut avoir de ces regroupements.
Aujourd’hui, l’Amérique latine n’apparaît pas comme une priorité pour l’Europe, ni en termes commerciaux ni en termes politiques, en dépit de ces discours sur le « partenariat stratégique » et en dépit des échanges multiples dans les domaines culturel et économique entre les deux régions. Nous sommes, me semble-t-il, en présence d’une sorte de désamour réciproque, de désillusion partagée, entre l’Europe et l’Amérique latine qui, après avoir pu prendre quelques distances vis-à-vis des États-Unis, s’était tournée vers l’Europe. Les Latino-américains, qui attendaient beaucoup de l’Europe en matière économique, sont un peu fatigués des donneurs de leçons européens, surtout quand ils voient que d’autres pays, en particulier la Chine, proposent de faire des affaires sans condition. En 2009, lors du dernier sommet entre l’Union européenne et l’Amérique latine, les Latino-américains ont très mal vécu que le Président Sarkozy décide au dernier moment de se faire représenter par son Premier ministre, qui n’a lui-même fait qu’une très courte apparition à Lima. De ce sommet il n’est pas sorti grand-chose, en raison des exigences ressassées par l’Europe concernant la démocratie, la construction de l’Etat de droit, les droits de l’homme etc.
La même année s’est tenu à Lima, dans le même lieu, un sommet de l’APEC (Association des pays du Pacifique) dont sont membres quelques pays latino-américains, tels le Pérou et le Chili (le Costa-Rica et la Colombie sont candidats). L’APEC, qui regroupe des pays totalisant 60% du PIB mondial, ne fait pas de morale, ne regarde pas la nature des États, les États-Unis y côtoient le sultanat de Brunei et la Chine sans la moindre difficulté. Le résultat est que, à l’issue des accords signés à l’occasion de ce sommet de l’APEC, des dizaines de millions de dollars d’investissements sont arrivés au Pérou alors que le sommet Union européenne-Amérique latine n’a eu aucun effet visible ! Cela mérite d’être souligné.
En conclusion, je voudrais dire un mot de la position française. La France se réfugie derrière le désamour réciproque entre l’Europe et l’Amérique latine pour justifier son désengagement relatif dans cette région. La réforme en cours du ministère des Affaires étrangères en est une parfaite illustration : la plupart des postes connaissent des diminutions drastiques de personnels en Amérique latine et en 2009, l’enveloppe de notre coopération consacrée à l’ensemble de l’Amérique latine (600 millions d’habitants) était de 13,5 millions d’euros, deux fois moins que l’enveloppe consacrée à la coopération avec les trois pays du Maghreb (80 millions d’habitants et 27 millions d’euros). On voit bien où se trouve la priorité.
Les latino-américanistes dont je fais partie ne peuvent que plaider dans le désert et essayer de former des étudiants qui, demain, pourront peut-être agir pour changer ce type de rapports….
Je vous remercie.
Loïc Hennekinne
Constat désolant pour un diplomate ! En effet, j’ai toujours été frappé, concernant la relation de la France avec l’Amérique latine, et plus précisément la politique du Quai d’Orsay, par le fait que nous avons toujours envoyé dans les grands pays d’Amérique latine des ambassadeurs de grande qualité. La qualité des ambassadeurs était-elle censée remédier à des moyens sans cesse en diminution ?
Nous allons passer à l’économie en donnant la parole à Carlos Quenan, professeur à Paris III Sorbonne nouvelle, économiste argentin mais aussi grand spécialiste du football ! (il a fait des analyses remarquables sur la personnalité de Maradona). On ne lui a pas demandé de venir ce soir pour faire une analyse comparative de la main de Dieu de Maradona et de la main de Thierry Henry mais pour nous expliquer ce qu’est l’Amérique latine dans son hétérogénéité économique et dans ses efforts pour regrouper certaines zones du sous-continent.
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1) « Les veines ouvertes de l’Amérique latine » critique radicale des États-Unis et de l’exploitation des richesses latino-américaines publiée en 1971 par l’intellectuel uruguayen Eduardo Galeano.
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