Débat final

Interventions prononcées lors du séminaire du 30 novembre 2009, Que sont devenues les couches populaires ?

Marie-Françoise Bechtel
Dans une intervention très conclusive par rapport aux analyses – d’ailleurs largement consonantes – que nous avons entendues, Stéphane Rozès nous a donné l’explication de la fragmentation du peuple, au sens des couches populaires, dans les territoires périurbains et ruraux et du fait qu’il a été exclu comme tel du regard médiatique. Selon lui, c’est en lui parlant du « commun » que Nicolas Sarkozy a réussi sa campagne présidentielle.

Toutefois, dans l’élection présidentielle française, des paramètres extrêmement rudes juridiquement conduisent à un deuxième tour opposant deux candidats. Quand bien même aucun de ces deux intervenants principaux ne serait véritablement en mesure de rassembler, un vainqueur sortirait de ce deuxième tour.

Nous avons entendu des comparaisons avec Bonaparte et même avec le Général de Gaulle. Ne peut-on considérer le « commun », le bien commun, l’identité commune proposés par Nicolas Sarkozy, notamment à ces catégories populaires géographiquement éclatées qui ont voté pour lui, comme une sorte d’ersatz dont il a bien fallu se contenter en l’absence d’une véritable projection dans un « commun » plus ambitieux ? J’en veux pour preuve la « dispute » qui a opposé assez largement les catégories les unes aux autres (l’immigré au bon Français, celui qui veut se lever tôt et travailler à celui qui ne veut rien faire…)

Les choses ne se trouvaient-elles pas à un étiage assez bas par rapport à notre expérience historique habituelle ?

Stéphane Rozès
Ce qui s’est joué, selon moi, lors de cette présidentielle, avant le duel Sarkozy/Royal, c’était la volonté qu’ils exprimaient l’un et l’autre de remettre à l’Elysée le lieu de notre identité et de notre moteur politiques.

Dans les années 1980, la gauche a externalisé sur l’Europe, vue comme « la France en grand », la résolution de la contradiction entre un pays qui voulait continuer à consommer, c’était la demande de la nation, et un État qui se retirait de la nation en raison du nouveau cours de la globalisation et du capitalisme.

L’ensemble du pays a toujours tendance à voir l’Europe comme « la France en grand ». Le 29 mai 2005, en rejetant, par référendum, le traité établissant une Constitution pour l’Europe, une majorité de Français, une fois l’arrivée de la directive Bolkestein, ont dit : Non ! L’Europe élargie n’est pas l’Europe des quinze en plus fort, ni la France en grand. Le fondement du vote « non » n’est pas seulement la question sociale, c’est l’articulation entre la question sociale et le fait politique que l’Europe n’est plus momentanément « la France en grand ».

L’émergence de Ségolène Royal n’est en aucun cas une affaire médiatique. Comme François Mitterrand, elle vient d’une famille catholique de droite. Dans sa façon de parler, elle articule le souci d’incarnation, de retour de la volonté politique à l’Elysée, elle met les « techno » au service de l’incarnation, c’est la raison de sa victoire sans partage à la primaire du Parti socialiste. Consciente de ne pas tout savoir, elle met en avant son lien avec le peuple pour mettre tous les intelligents, tous les sachant, les experts au service de son incarnation. Strauss-Kahn est le plus compétent mais c’est elle qu’on veut à l’Elysée.

Si les sondages placent Ségolène Royal devant ses concurrents, si l’opinion voit en Nicolas Sarkozy un candidat de rupture qui se construit au travers du regard des Français, c’est que la priorité est de remettre à l’Elysée la définition et le lieu de notre identité politique. Ensuite, les candidats s’opposent : Ségolène Royal part de la communion, du spirituel, de la famille, thèmes qu’elle devra, en cours de campagne, articuler avec un projet temporel de résolution. Nicolas Sarkozy, au contraire, pense d’abord à une campagne à l’américaine. Il est entouré de gens qui travaillent sur les questions du travail, de la nation, de la globalisation. En bon avocat qui travaille ses dossiers, il travaille pragmatiquement et sans souci doctrinal le dossier France, il se porte à la hauteur d’une compréhension de ce qu’attend le pays. Il va articuler, non pas la dispute sociale et la communion nationale, mais la distinction individuelle par le tri entre le bon grain et l’ivraie – ce que vous dites à juste titre – entre celui qui se lève tôt et le fainéant, la racaille et le jeune « bien », l’immigré choisi et l’immigré subi, le travailleur et l’assisté. Il dit à chacun : je vous ai repéré, vous avez votre place parmi nous parce je veux construire la société avec ceux qui se démènent. Or tout le monde se démène, c’est toujours l’autre qui n’est pas dans la bonne catégorie. Par ailleurs il donne à voir le levier positif de cette construction au travers du triptyque « travail –mérite – pouvoir d’achat ». Cela explique le score du premier tour (le premier tour se joue sur le temporel et le contenu), cela ne garantit pas des scores de second tour. Au premier tour le temporel, au deuxième tour le spirituel, au premier tour le contenu de la résolution du rapport entre l’individu et le collectif et au deuxième tour la communion que portait Ségolène Royal. C’est ce qui explique en début de campagne les écarts entre scores de premier et de second tour (faiblesse de la gauche au premier tour et prévalence de Royal au second). Après l’investiture de Ségolène Royal par le Parti socialiste, la cohérence qu’elle avait construite sur l’incarnation se rompt parce qu’elle met (ou elle laisse se mettre) le Parti socialiste entre elle et le pays, avant même l’arrivée de Villepinte. Elle avait annoncé vouloir faire un projet avec le pays et elle discute fiscalité avec le PS ; elle mélange projet et programme… pis, elle détruit sa verticalité spirituelle en attaquant Nicolas Sarkozy. Les études réalisées indiquaient que ceux qui ont voté pour Ségolène Royal l’ont fait pour barrer la route à Nicolas Sarkozy alors que la majorité des électeurs du candidat Sarkozy souhaitaient le voir à l’Elysée.

Mais l’essentiel était fait : c’était de remettre l’incarnation à l’Elysée. En 2012, la question de l’imaginaire présidentiel sera moins importante que la question de la cohérence du projet. Mais surtout – c’est la thèse que je défends dans la revue Le Débat (1) – une révolution copernicienne s’est produite dans l’imaginaire des individus. La crise financière comme la crise climatique posent un problème à la gauche dans la mesure où la gauche ne peut plus renvoyer à plus tard le soin de résoudre la question des inégalités. Le « commun » est aujourd’hui la crainte née du fait que les ressources de la planète sont limitées. Un imaginaire se substitue à l’ancien imaginaire socialiste qui était de déployer la dispute sociale et ensuite de travailler sur les questions de redistribution devant à terme corriger les inégalités. Dans les comportements des achats des Français, leur rapport aux entreprises, leur rapport au territoire, je constate que le champ du possible se restreint pour les individus. Ils sont donc en train de retravailler la question du « souhaitable », la définition du bonheur, la définition de l’utilité du travail. C’est peut-être pour la gauche une promesse au sens de la méthode jaurésienne. Jaurès partait des contradictions entre l’égalité formelle et l’égalité réelle à laquelle prétendait la République. Je crois qu’il y a une inversion du rapport, la question pour les individus, c’est que, dans toutes les catégories sociales, les arbitrages individuels de court-terme sont contradictoires avec les représentations du « commun » de moyen et de long terme. Avec le capitalisme financier l’avenir semble compromis : demain ne sera pas meilleur, il sera pis. La question environnementale qui, avec la question climatique, la question des limites des ressources de la planète, est devenue décisive dans les représentations. La question de l’égalité peut revenir comme méthode et permettre à la gauche de se démarquer d’une conception redistributrice de l’égalité en abordant la question de la production dans l’entreprise et au travers de son utilité dans la société.

Selon moi, quelque chose de fondamental se noue aujourd’hui. La question républicaine, comme commun de la centralité et verticalité du politique pour résoudre la question sociale, doit s’approprier ce qui se passe dans les consciences et objectivement sur la question environnementale. La limitation du possible qu’elle pose et la nécessaire pesée du commun de moyen et de long terme sur les arbitrages individuels privés de court terme, remet certes en cause le logiciel traditionnel de la gauche mais il ne tient qu’à elle d’énoncer déjà qu’elle ne peut passer que par un retour de l’égalité des conditions, aiguisée aujourd’hui par l’idée d’une catastrophe climatique et, au travers d’un débat démocratique, par une contribution égalitaire à cet objectif.

Voici, rapidement énoncée, ma contribution.

Patrick Quinqueton
Je voudrais, dans le prolongement des interventions de Christophe Guilluy et Gaël Brustier, poser la question de la réponse politique à cette analyse sociale et territoriale de la situation des couches populaires. On peut envisager plusieurs réponses possibles. J’en soumets une à l’appréciation des participants : le registre de la « protection » ne serait-il pas celui qui permettra à la gauche, et plus globalement à la politique, de renouer avec le peuple ?

Laurent Bouvet
(Intervention non enregistrée)

M. Laurent Bouvet souligne le paradoxe entre le fait que le Parti Socialiste est, plus que jamais dans son histoire, présent sur l’ensemble du territoire – régions, départements, communes – mais vaincu aux élections nationales. Et il note une autre anomalie : la présence de ce parti est inversement proportionnelle à sa compréhension de la société française. Il estime que cette situation est l’aboutissement d’une longue évolution commencée en 1977, avec une alternance de hauts et de bas. Ce parti compte des dizaines de milliers d’élus territoriaux qui sont en phase avec les réalités sociales, mais ne parvient pas à synthétiser ses apports. M. Bouvet évoque également les perspectives que se fixe le parti socialiste en recherchant une nouvelle alliance entre les catégories populaires, les exclus, et les classes moyennes.

Julien Landfried
Je voudrais souligner la lucidité de l’intervention de Christophe Guilluy. Je m’étonne que, dans la suite du débat, on ne soit pas revenu sur ce qui me semble le plus « courageux » dans son intervention, à savoir le lien avec l’immigration et la critique implicite des immenses mutations qui résultent de l’immigration de peuplement permise par l’immigration familiale. La gauche n’arrive pas à en discuter. Nous-mêmes, en tant que républicains, avons du mal à aborder cette question qui implique de penser l’ethnicité ou l’ethnicisation.
Je n’ai pas de réponse mais je note simplement que c’est une question qu’on n’arrive pas à traiter.

Françoise Bouvier
Je vais rebondir sur cette intervention. Monsieur Guilluy a signalé le langage quelque peu « carcéral » utilisé pour parler des « quartiers », on parle en effet de population captive. Si l’ANRU joue un rôle positif, certains quartiers bougent très peu parce que leurs habitants n’ont pas les moyens de bouger. Pour que les gens bougent, il faudrait qu’ils puissent construire une trajectoire, ce qui suppose une société de plein emploi et des diplômes. Ce sont ces quartiers qui comptent le plus de jeunes peu (ou pas) diplômés. Vous avez parlé de l’immigration familiale, il faut aussi compter avec les liens familiaux de ces populations qui, souvent, ne souhaitent pas s’éloigner les unes des autres. Enfin, il y a l’obstacle du coût du loyer. Dans certains quartiers très défavorisés, les loyers sont très bas. Pour les quitter, il faut avoir les moyens d’accéder à un autre logement. C’est rarement le cas.
Certains jeunes ont peur de sortir de leur quartier, leur lieu de vie, où ils ont leurs repères.
Je sais que certains essaient d’en sortir, que la promotion sociale consiste précisément à en sortir mais ceux qui parviennent à quitter les quartiers en très grande difficulté restent une minorité.

Christophe Guilluy
Pourtant ce sont les quartiers où on enregistre la plus forte mobilité résidentielle. C’est un fait. Le taux de mobilité en ZUS atteignait, de 1990 à 1999, 61% de la population. C’est un record absolu sur l’ensemble des territoires. Evidemment, il y a une minorité de gens qui « montent », c’est l’histoire de l’ensemble des catégories populaires. Penser que les jeunes des quartiers vont s’en sortir parce qu’ils vont arriver à Sciences-Pô est une absurdité. Dans l’histoire des milieux populaires, l’ascension sociale concerne une minorité de gens. Il n’y a pas de happy end. Aujourd’hui on ne peut comprendre les catégories populaires que si on n’y ajoute pas le happy end marxiste.

Nous avons été bercés par la mythologie ouvrière. La gauche a été imprégnée de ses valeurs, positives, dynamiques. Cela a apporté des acquis sociaux immenses. La gauche a été bercée par cet héritage, cette logique d’ascension sociale. Nous sommes aujourd’hui dans une autre histoire. Il faut se représenter les milieux populaires sans le happy end marxiste. Les catégories populaires l’ont d’ailleurs parfaitement compris.

Monsieur Quinqueton a parlé de protection. Je pense que c’est fondamental. Philippe Cohen, dans un livre intitulé « Protéger ou disparaître » (2) montre que les catégories populaires ont été lâchées, lâchées complètement par la gauche, lâchées par les élites. Elles ont été lâchées aussi par la droite : je crains que le « commun » proposé par Nicolas Sarkozy ne se fissure très vite. Le « commun » selon Nicolas Sarkozy oppose les uns aux autres, oppose, notamment, l’imaginaire de la banlieue aux autres catégories.

Cette fracture culturelle entre catégories populaires est en train de se structurer, y compris par des glissements sémantiques : La restructuration des quartiers implique d’y faire venir des classes moyennes. Or, aujourd’hui, le concept de classe moyenne est en train de s’ethniciser. Je le constate en travaillant sur le terrain dans des communes de banlieue. Quand on me dit : « Tu vois, dans ce quartier, le problème est qu’on n’a pas assez de classes moyennes. », je regarde le quartier, constate qu’il est très ethnicisé mais je ne vois pas le rapport entre classe moyenne et ethnicisation ! Aujourd’hui, quand on dit « classe moyenne » dans les quartiers de banlieue, on pense « blanc ». Cette ethnicisation larvée attaque la République. C’est pourquoi je pense que le « commun » proposé par Nicolas Sarkozy ne tiendra qu’un temps. Il pourrait tenir très longtemps à population égale. Mais la transformation est trop rapide pour qu’on puisse jouer éternellement les petits prolo blancs contre les prolo beur ou black des cités, ça ne marchera qu’un temps. Vingt ans d’ethnicisation des discours par la gauche et par la droite (Nicolas Sarkozy jouait plus franc mais la gauche a joué exactement la même chose) ont provoqué un véritable basculement sociétal. On a répété à l’infini aux catégories populaires que seule importait la « diversité », la « différence » avec l’autre, c’est ce qui risque demain de rompre « le récit national » dont parlait Stéphane Rozès.

Ceci d’autant plus que les références sociales et sociétales ne sont plus les mêmes pour une part croissante de la population. Que signifie la « gauche sociale » pour les moins de vingt ans, environ 23% de la population, nés après l’abandon de la question sociale par la gauche ? Pour beaucoup, les références sociales de la gauche sont floues. Dans le même ordre d’idée, la moitié de la population a moins de quarante ans. Cela signifie que non seulement certains n’ont pas vécu la gauche sociale d’avant 1983 mais, quand on a moins de quarante ans, les « Trente glorieuses », ça ne signifie plus rien. C’est pourtant à cette période et notamment aux générations qui en ont bénéficié que les politiques continuent à s’adresser. L’essentiel des salariés se réfèrent encore à la « classe moyenne » dont ils pensent, dont ils veulent faire partie : ils veulent être dans le train de la classe moyenne. Comme le disait Stéphane Rozès, on veut absolument faire partie de ce « commun » sauf que le réel les rattrape.

La question ethnique vient perturber un peu plus les choses et ce d’autant plus que les élites ethnicisent en permanence les discours. Je reviens à la politique de la ville pour citer une petite anecdote : « SOS racisme » a déposé une plainte contre un bailleur social pour discrimination : il avait refusé à un ménage noir l’accès à un immeuble de Nanterre. La personne à qui le logement avait été refusé, un noir, employé de la RATP, deux enfants, était un parfait représentant de la classe moyenne. Or le cahier des charges du bailleur et de la politique de la ville de Nanterre stipule qu’il faut faire venir les classes moyennes ! Mais cet immeuble était très ethnicisé, beaucoup de familles africaines y vivaient et on ne voulait pas une famille noire de plus ! Cette anecdote est typique de l’ethnicisation des discours. Quand on parle « classe moyenne », on pense « blancs ». On y pense tellement qu’on n’arrive pas à concevoir que les quartiers de la politique de la ville produisent de la classe moyenne. Des classes moyennes sortent de ces quartiers tous les jours. Tous ne vont pas réussir à être avocats, ils ne vont peut-être pas tous faire Sciences-Pô, peu importe mais une classe moyenne émerge !

Alors que tous les élus ont en tête cette ethnicisation, on voudrait que l’ensemble des catégories populaires continuent à s’affilier, à se définir avec les idéaux républicains, comme si on ne les avait pas abreuvées depuis vingt de discours sur la « diversité » et le « multiculturalisme », cela dans un contexte de mondialisation, donc d’insécurisation sociale permanente !

Aujourd’hui, l’enjeu est de répondre à un risque de désaffiliation. Robert Castel (3) avait défini la « désaffiliation sociale ». N’arrive-t-on pas à une forme désaffiliation républicaine ? Commencée par les élites, cette désaffiliation en risque-t-elle pas d’emporter les catégories populaires ?

Pour terminer, et parce que c’est très révélateur : on nous a décrit Obama comme le candidat post-racial. Or, Obama, c’est d’abord le vote des Noirs et des Latinos (la démographie américaine fait qu’effectivement, avoir le vote des Latinos est essentiel). Je note que la majorité des Blancs américains ont voté McCain. On nous décrit une élection post-raciale en dehors de toute réalité raciale ou culturelle alors, qu’en réalité elle a été très ethnicisée.

Stéphane Rozès
Je voulais réagir à l’intervention de Laurent Bouvet. On peut reconnaître à la « nouvelle synthèse » posant la nécessité d’une nouvelle alliance socialiste la vertu d’un travail de réflexion global sur la société française et une approche qui, je crois, se voulait modernisée. Le Parti socialiste y parle des « classes moyennes », des « catégories populaires » et des « exclus ». Par ailleurs la formulation-même du texte présente les classes moyennes comme la terre de mission… Tout cela néglige les catégories populaires qui se sentaient prises en sandwich entre l’attachement atavique spontanément manifesté par la gauche aux classes moyennes et leur intérêt pour les exclus durant la dernière période et les propositions présidentielles des socialistes et de Jospin. Cela fut une erreur stratégique néfaste pour la campagne de Jospin. Sans doute pouvait-on discerner au départ le souci de faire un front de classe un peu modernisé. Sans doute fallait-il éviter le catalogue à la Prévert habituel du PS où, s’adressant à un mille-feuille de catégories, on créerait l’idée que notre pays serait l’addition de strates sociologiques. L’essentiel, ce qui est attendu, c’est bien la question du projet. Pour construire un projet il faut savoir ce qu’on a en commun. Ensuite vient le programme.

Ainsi, contrairement à ce que se raconte la majorité actuelle, Nicolas Sarkozy n’a pas été élu par adhésion à un programme. Il a été élu parce qu’il voulait remettre à l’Elysée la volonté politique, parce qu’il s’engageait à ne pas s’exonérer de ses responsabilités. Surtout il a été élu grâce à « travail, mérite, pouvoir d’achat ». Par ce « travail, mérite, pouvoir d’achat », il disait à chacun : voilà l’alliance capital-travail que je porte à l’intérieur de la nation.

Nous pouvons convenir ensemble que la gauche a quelque chose à dire si elle oublie un instant Nicolas Sarkozy, parce que l’imaginaire que porte la gauche ne peut pas être un décalque du contenu comme de la façon d’être de Nicolas Sarkozy.

La future présidentielle passe par l’articulation entre la question économique, la question sociale et, je crois, la question environnementale. Je ne pense pas « Europe-écologie » + PS comme une sorte d’arithmétique électoraliste dépourvue de sens. La question, c’est le contenu. Pour les individus, la crise climatique comme la crise environnementale posent la question de l’instance qui va s’assurer que les arbitrages individuels de court-terme soient raccord avec l’idée qu’on se fait du souhaitable de moyen et de long terme. C’est là où la question de l’égalité revient « par la bande ». Je crois cette méthode plus efficace que de poser la question de l’égalité au travers de la question de la redistribution sociale parce qu’elle attaque la question du cœur productif.

Dans les études, les consommateurs disent qu’ils vont consommer moins mais mieux. La question du rapport au bonheur et au collectif se reconfigure. Mais la question de la production est impactée. L’un de mes derniers travaux, quand je dirigeais l’institut de sondages Csa, était une étude auprès des ouvriers touchés par la crise. Que disent les ouvriers de l’automobile ? Ils veulent que le système tienne, ils veulent garder leur travail mais eux-mêmes disent qu’il faudra repenser les choses différemment, qu’on ne peut pas « faire de la bagnole » comme autrefois. Ils ont l’intelligence de s’interroger sur l’utilité sociale de ce qu’ils produisent.

C’est une chance pour la gauche de passer de la question de la redistribution sociale à la question de la maîtrise de la production. Qui, dans les entreprises, décide de la production ? Qui est pour la valorisation du travail sur le moyen et le long terme et non pas la valorisation de l’entreprise ? A l’intérieur des entreprises, un front se constitue entre les syndicats, les salariés et même et souvent les managers, contre la finance. Crises climatiques, financières, économiques et sociales convergent pour se réapproprier la question de l’utilité de la production et poser la question démocratique du type de production. C’est un des enjeux de la période et possible de la future présidentielle.

Jean-Pierre Chevènement
Merci de toutes ces questions, nous poursuivrons en d’autres lieux ces intéressants débats.

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1/ « L’individu, l’imaginaire et la crise ». Le Débat, mai-août 2009, Gallimard.
2/ « Protéger ou disparaître, Les élites face à la montée des insécurités » Philippe Cohen, Ed. Gallimard, octobre 1999.
3/ Dans « Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat » (Paris : Gallimard, 1999. 1ère éd. Fayard, 1995) Robert Castel explique que l’exclusion est le résultat d’un processus de désaffiliation dont l’épicentre se trouve dans la déstabilisation et la vulnérabilisation d’une masse croissante de salariés.

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