Conclusion de Jean-Pierre Chevènement

Conclusion de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au séminaire du 30 novembre 2009, Que sont devenues les couches populaires ?

Merci, Stéphane. Ces hypothèses très intéressantes me séduisent tout à fait.
Les pièces de monnaie, très longtemps après que Napoléon fut devenu premier consul et même empereur, portaient l’inscription « République française ». L’hypothèse de la préemption réalisée sur le thème républicain, que vous appelez le « commun », me paraît tout à fait juste à la lumière d’une analyse historique.

Je voudrais redire en deux mots qu’il y a deux concepts de peuple : le peuple républicain et le peuple des travailleurs. Le second a été construit par un intellectuel (qui n’était pas un « intellectuel précaire » puisque Engels se chargeait de son entretien), Karl Marx qui avait effectivement construit un mythe de la rédemption de l’humanité par la classe ouvrière, le prolétariat, un mythe de la rédemption puissant dont les racines judéo-chrétiennes sont évidentes. Mais ce mythe s’est effondré.

Je pense que le destin de l’URSS était écrit très longtemps avant 1991. Ceux qui avaient perçu cet affaissement du communisme ne parvinrent pas à construire un opérateur historique qui aurait pris la relève de ce qu’était le Parti communiste.

Je voudrais rappeler, à propos de la conscience de classe, une critique très pertinente de Lénine qui montre que le peuple des travailleurs, dans sa conscience spontanée, n’est pas révolutionnaire. Anticipant sur les propos attribués au Général de Gaulle par Malraux, Lénine désignait par « aristocratie ouvrière » l’embourgeoisement spontané de la classe ouvrière quand elle parvenait à un certain niveau de vie. Il expliquait cela par des considérations liées à l’impérialisme, au capitalisme financier de son temps. C’était une critique, déjà, de la social-démocratie qui n’était pas encore le social-libéralisme.

L’accession au pouvoir de la gauche française a été télescopée par l’arrivée au pouvoir, en Angleterre de Madame Thatcher, aux États-Unis de Monsieur Reagan. Elle avait donc à faire avec le mouvement néolibéral – mais aussi néoconservateur – théorisé par Milton Friedman. Il y avait là quelque chose devant quoi elle a reculé, elle a renoncé. Cela s’est fait sans tambour ni trompette. La décision est venue d’en haut et la plupart des dirigeants l’ont ratifiée par leur comportement.

Non seulement la gauche française a renoncé mais elle a fixé les règles du jeu du nouveau cycle qui suivait le cycle long du New deal. Le cycle long du New deal, qui s’est affaissé à partir des années 1970, a été suivi du cycle long du néolibéralisme, qu’on a appelé la mondialisation libérale.

Gaël Brustier a justement distingué la mondialisation tout court, la globalisation, et la mondialisation libérale, qu’on pourrait appeler aussi la globalisation financière (peu importent les mots, l’essentiel est de savoir ce qu’on met derrière). Nous avons besoin de définitions pour produire une pensée articulée. A partir du moment où la gauche a fait la loi de libéralisation financière, signé l’Acte unique, admis la libéralisation des capitaux, y compris vis-à-vis des pays tiers (ce qui signifie que nous ne pouvons plus nous protéger contre les flux financiers venant des États-Unis ou des paradis fiscaux, d’Abu Dhabi, de Dubaï ou des Îles Caïman), nous sommes entrés dans un monde complètement ouvert. Cette libéralisation financière a précédé la totale libéralisation commerciale issue des accords de Marrakech et de la création de l’OMC.

Cette gauche a rendu les armes sans avoir combattu.

Elle a, très vite, trouvé des thèmes de substitution : « SOS racisme » naît dans les années 1984-85 avec l’appui des pouvoirs publics. C’est à ce moment-là que s’est forgée l’idéologie multiculturaliste et soi-disant antiraciste. La gauche, au lieu d’empoigner le problème et de s’adresser au peuple comme à un peuple majeur, un peuple de citoyens, ne fait pas la conversion républicaine qui l’aurait fait glisser de la social-démocratie à une république avancée. A la conversion républicaine, elle préfère des réponses profondément biaisées qui substituent aux problématiques sociales des problématiques sociétales. Aujourd’hui, ses leaders n’ont pas réfléchi à cette question et campent toujours sur une position « morale ». A une opposition sociale on a substitué une opposition morale.

J’adhère tout à fait à ce qui a été dit par Christophe Guilluy : nous observons la dispersion des couches populaires dans les zones périurbaines, dans les campagnes tandis que, parallèlement, chemine le phénomène d’ethnicisation, avec la réponse multiculturaliste. Jacques Berque, à qui j’avais demandé, en 1985, un rapport sur ce que devenaient les jeunes « issus de l’immigration » (peut-être dois-je regretter d’avoir forgé ce concept ensuite repris et dévoyé), insistait sur le fait qu’un peuple peut évoluer. L’idée d’assimilation pure et simple, de réduction à l’état antérieur, est critiquable mais ce qui n’est pas critiquable, c’est le concept d’intégration qui veut que des cultures d’apport, et non des cultures d’origine, enrichissent une personnalité nationale qui doit rester structurée. Ce concept-là n’a été compris ni par la gauche, ni par la droite, même si elle a su capter le thème républicain mieux que la gauche – malgré les efforts de certain(s) – et s’approprier ce thème du « commun ».

Nous en sommes toujours là, avec tous les points d’interrogation ajoutés par Stéphane Rozès.
La droite gardera le monopole de cette idée du « commun » tant que la gauche ne réalisera pas sa conversion républicaine. Elle ne l’a pas réalisée quand il le fallait. Nous étions au début du cycle libéral, le combat que nous avons mené dans les années 1880-1990 était peut-être trop anticipateur. Mais aujourd’hui nous sommes rattrapés par la crise du capitalisme financier globalisé. Par conséquent, il faut inventer des réponses qui nous permettent de nous projeter loin dans l’avenir. C’est cet effort d’imagination qu’il faut faire. Selon moi, le Président de la République le fait beaucoup mieux que la gauche. Même si je fais la part du « déclaratoire », le discours de Toulon, le discours de Versailles, sont des discours construits qui, d’une certaine manière, se projettent en avant beaucoup plus que ce que j’entends de la bouche de la plupart des leaders de la gauche.

Le problème n’est pas seulement français, Gaël Brustier l’a fait observer, c’est un problème général. Qu’est-ce que « La troisième voie » (titre d’un livre écrit par Anthony Gidden et Tony Blair (1)) ? C’est très simple : c’est l’idée que le capitalisme est la meilleure machine à produire, qu’il ne faut donc pas s’y opposer mais, au contraire, l’appuyer, aller plus loin dans la voie du libéralisme, parce que ça marche. Tony Blair ne disait pas autre chose quand il affirmait, dans un discours à l’Assemblée nationale (2) que le problème n’est pas de savoir ce qui est à gauche et ce qui est à droite, c’est de savoir ce qui marche. Puisque le capitalisme « marche », le New labour, parti travailliste d’un nouveau modèle, considère que « le gouvernement n’est plus tant chargé de réglementer, que d’équiper les hommes en vue du changement économique, en insistant sur l’éducation, la qualification, la technologie, l’infrastructure, et un Etat-providence qui favorise l’emploi et le rende avantageux. C’est cela la « troisième voie » ».

Dans le même temps, en France, on fait le RMI, la CMU, l’APA (Allocation personnalisée d’autonomie, à la charge des départements), on décide de mettre un peu d’argent dans l’éducation, on crée des postes. Autrement dit, on donne des miettes à ceux qui, autrement, n’auraient rien. C’est le social-libéralisme, c’est le choix qui a été fait à partir de 1983, à l’époque où on déifiait le MATIF (Marché à terme international de France), on voulait substituer les marchés financiers aux banques, on prônait la désintermédiation bancaire. Tout cela se passait en 1984-85 et, de ce point de vue la gauche française avait de l’avance par rapport à la gauche britannique qui n’a vraiment fait son virage que beaucoup plus tard, reprenant de Margaret Thatcher un certain nombre d’enseignements, de même qu’en Allemagne, Schröder a mené à partir de 2000 une politique de déflation salariale qui porte le nom de « plan Hartz » (3). L’évolution du Parti communiste italien, devenu le parti de la « sinistra » (4) avant de se fondre dans le Parti démocrate (5), est une autre illustration de ce grand courant.

Comment remonter le courant ?
Aujourd’hui, c’est probablement possible parce que nous avons à l’horizon des questions pour le moment irrésolues. Il faut donc essayer de reconstruire un opérateur historique qui puisse s’appuyer sur le peuple.

On peut le faire d’en haut, c’est sans doute ce qu’essaye de faire le Président de la République, mais il est prisonnier des forces sociales qui le soutiennent, tout comme l’était le Général de Gaulle au début de la Vème République.

On peut essayer de le faire d’en bas, c’est la tentative du NPA qui fait appel aux masses, ce qui n’est pas évident. Certains spéculent sur ce qu’on peut faire à partir du Parti socialiste. Je leur souhaite bon courage ! Le Parti socialiste a encouru une très forte perte de légitimité aux yeux des couches populaires. Mais on ne peut rien exclure : le Parti socialiste avait fait 5% aux élections présidentielles de 1969 ! Il est toujours possible qu’un homme intelligent qui ne soit pas dupe des grilles de manipulation médiatiques – grilles d’interprétation forgées non pas par les média mais par des intellectuels de système -, puisse trouver le concours de forces allant dans une autre direction.

La période actuelle est sans doute plus propice qu’elle ne l’était précédemment.
Je ne fais que hasarder ces hypothèses à voix basse, car le problème est infiniment complexe.

Je donne maintenant la parole aux intervenants et à la salle.

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1/ « La troisième voie. Le renouveau de la social-démocratie » par Anthony Giddens et Tony Blair, Coll. La couleur des idées, éd. du Seuil, 2002.
2/ « …nous devons être infiniment adaptables, et faire preuve de la plus grande imagination quant aux moyens de les (les valeurs) mettre en œuvre. Il n’y a pas de pré-conditions idéologiques, pas de veto préalable sur ces moyens. Ce qui compte, c’est ce qui marche. », extrait du discours prononcé par M. Tony Blair, Premier ministre de Grande-Bretagne, le mardi 24 mars 1998 à l’Assemblée nationale.
3/ Réformes Hartz, nom donné à la réforme du marché du travail qui a eu lieu en Allemagne entre 2003 et 2005 (sous le mandat du chancelier Gerhard Schröder) visant à adapter le droit (du travail, fiscal) allemand à la nouvelle donne économique dans le secteur des services. La réforme Hartz a été mise en place progressivement, sous la forme de quatre lois, dont la plus importante est la loi Hartz IV. (L’inspirateur de ces réformes, Peter Hartz, était, jusqu’en 2005, le directeur du personnel de Volkswagen où il négocia des accords sur la flexibilité des horaires.)
4/ Democratici di sinistra (DS), parti politique italien fondé en 1991, héritier du Parti communiste italien (PCI)
5/ Le Parti démocrate (PD, Partito Democratico), parti politique italien fondé en octobre 2007 à l’occasion de la fusion de divers partis de la gauche et du centre, membres de la coalition électorale ayant remporté les élections générales de 2006.

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