Le point de vue iranien

Intervention de François Nicoullaud, ancien Ambassadeur en Iran, au colloque du 23 novembre 2009, Où va l’Iran ?

Nous avons déjà bien progressé dans la compréhension de l’Iran, de sa société, de sa politique étrangère et, avec les réflexions présentées par Jean-Pierre Chevènement, de la politique qui est un des éléments de cet ensemble.

En prolongeant les exposés que vous venez d’entendre, je vais essayer, moi aussi, de vous présenter la relation entre l’Iran et le monde, et en particulier la crise actuelle sur le nucléaire, du point de vue iranien. D’abord parce que même le pire des criminels à droit à être défendu par un avocat. Je vous demanderai simplement, en fin de soirée, de ne pas me confondre avec mon client, et de ne pas me pendre avec lui s’il vous en prenait l’envie. Et puis, quand même, en politique et en diplomatie, il faut essayer de comprendre son adversaire-partenaire si l’on espère le conduire là où on veut. Et même quand on a en face quelqu’un que l’on considère comme un adversaire et rien d’autre, donc dans une situation ouverte de conflit, il faut aussi le comprendre pour anticiper ses mouvements, et pouvoir donc agir soi-même avec un maximum d’efficacité.

Disons d’abord, pour se situer dans le temps long, que les Iraniens, tous les Iraniens, et pas seulement ceux du régime, ont tendance à voir leur pays comme l’éternelle victime d’un monde extérieur hostile. Ceci date à peu près de l’arrivée d’Alexandre. De fait, depuis cette époque, l’Iran a rarement été la base d’invasions et de conquêtes. Au contraire, depuis 500 ans avant Jésus-Christ, il n’y a que deux ou trois dynasties d’origine locale. Presque tous les souverains iraniens ont été des envahisseurs ou des descendants d’envahisseurs, venus en général du monde turc. La dernière dynastie, celle des Pahlavi, était elle, bien iranienne, son fondateur étant un sous-officier de la garde cosaque du Shah. Mais son fils, élevé en Suisse, est rapidement apparu aux gens comme façonné par l’Occident, et souvent surnommé « le touriste ». Quant à la République islamique, si elle a une seule qualité, c’est précisément d’être ancrée dans la réalité iranienne. Le régime que voient les Iraniens c’est d’abord eux-mêmes, même s’ils n’aiment pas le reflet que la glace leur renvoie : reflet sans doute à la fois terrible et grotesque, tant le miroir a pris de chocs dans les cahots de la révolution.

Dans les deux derniers siècles, il n’y a que deux aventures militaires iraniennes hors du territoire : au milieu du XIXe siècle, une tentative de s’emparer de l’ouest de l’Afghanistan et de la ville d’Hérat, qui échoue misérablement, et au XXe siècle, le coup de main donné par le Shah au Sultan d’Oman pour lutter contre la rébellion communiste du Dhofar. En revanche, dans toute la première moitié du XIXe siècle, l’Iran est notamment dépouillé par la Russie de ses territoires caucasiens –Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan– au terme de guerres et de traités inégaux, et au tournant du siècle, les Anglais et les Russes se partagent le pays en deux zones d’influence. C’est l’époque où l’armée russe participe à l’écrasement des Constitutionalistes, où elle canonne le sanctuaire le plus sacré d’Iran, le tombeau de l’Imam Ali à Machhad. L’Iran, un peu comme la Chine, a failli alors disparaître comme nation unifiée. Le pays est à nouveau occupé durant la deuxième guerre mondiale, et à son issue Staline traîne longuement des pieds pour évacuer l’Azerbaïdjan iranien. Enfin, la CIA et le MI6 réunis montent en 1953 le complot qui permettra d’éliminer Mossadegh, coupable d’avoir nationalisé le pétrole iranien. Les Iraniens n’oublieront pas cette humiliation cuisante. Elle est le principal moteur de la prise de l’ambassade américaine en 1979, toujours vécue comme une sorte de prise de la Bastille, même si beaucoup d’Iraniens se repentent aujourd’hui, à juste titre, de la longue et pénible épreuve ensuite infligée aux 52 otages de l’ambassade.

Et au cours de la guerre Irak-Iran, déclenchée sans conteste par Saddam Hussein, les Iraniens se sentent bien seuls. L’Occident, la Russie fournissent en armes Saddam, et les pays du Golfe le financent. Les défenseurs habituels des droits de l’homme ne protestent que faiblement quand Saddam utilise des gaz de combat contre sa propre population, et contre les Iraniens, civils ou militaires. Après huit ans de guerre, les Américains font enfin plier l’Iran lorsqu’un de leurs navires de guerre, croisant dans les eaux territoriales iraniennes, descend le 3 juillet 1988 un Airbus de ligne iranien, tuant 290 civils. Erreur certes, mais le mal était fait.

Venons-en au dossier nucléaire, toujours du point de vue iranien. Le régime est encore incapable aujourd’hui d’admettre qu’il a conduit pendant au moins deux décennies un programme nucléaire militaire clandestin. Le motif est néanmoins assez simple, on y retrouve la volonté de ne pas se laisser distancer en la matière par Saddam Hussein, dont les ambitions étaient connues, et que personne, pourtant, ne tentait sérieusement de dissuader. Mais si cet argument est le bon, il éclaire la conviction de la communauté américaine du renseignement selon laquelle ce programme clandestin a été abandonné, ou en tous cas gelé, vers la fin 2003, peu de temps, donc, après l’élimination de Saddam. En tous cas, ce programme clandestin n’est jamais allé très loin, même s’il a été alimenté un moment par la CIA en épures et même en matériel, les uns et les autres évidemment piégés. Car l’on peut accumuler tous les croquis de bombe du monde, et même posséder des missiles balistiques, il faut à un moment donné, si l’on veut au moins faire une arme nucléaire, disposer soit d’une quinzaine ou d’une vingtaine de kilogrammes d’uranium enrichi à 90%, soit de cinq ou six kilogrammes de plutonium. A cet égard, les seules traces trouvées en Iran ont été de quelques milligrammes de plutonium d’un côté, de quelques grammes d’uranium enrichi à 1% de l’autre : pas plus, et même moins que ce que les inspecteurs de l’AIEA ont découvert dans les années récentes en Egypte, à Taïwan ou en Corée du Sud qui ont, elles aussi, tutoyé à certains moments les lignes jaunes de leurs accords de garanties.

Après quelques hésitations, le régime islamique décide aussi de relancer vers 1985 l’ambitieux programme électro-nucléaire, donc civil, du Shah, et d’ailleurs pour les trois mêmes motifs que celui-ci : réduire la consommation interne de pétrole pour vendre plus à l’extérieur, préparer l’après-pétrole, enfin et peut-être surtout se positionner sur la scène mondiale dans un domaine majeur de modernité. Avec, comme chacun le devine, comme bénéfice annexe la capacité, grâce aux technologies acquises, à produire à délai raccourci, deux ou trois ans plutôt que deux décennies, un engin nucléaire au cas où surgiraient dans la région de nouvelles menaces, telles que l’émergence d’un fils de Saddam. C’est un calcul partagé, mutatis mutandis, par d’autres pays, tels que le Japon ou le Brésil, et que rien dans la loi internationale ou le Traité de non-prolifération n’interdit, tant qu’il demeure confiné dans la sphère de la spéculation intellectuelle.

La République islamique s’est lancée dans son programme électro-nucléaire avec de sérieux doutes sur l’aide qu’elle pourrait obtenir du monde extérieur. Le Shah, l’on s’en souvient, avait cru garantir ses sources d’approvisionnement en combustible en devenant actionnaire d’Eurodif et en ajoutant à cela un prêt d’un milliard de dollars au CEA. Mais, à juste titre d’ailleurs, la France ne s’est pas sentie obligée pour cela d’alimenter en uranium la République islamique et s’est même fait tirer l’oreille pour rembourser le prêt. D’où une forte méfiance à l’égard des fournisseurs extérieurs. L’épisode de la construction de la centrale électronucléaire de Bouchehr n’a rien arrangé.

Rappelons que le Shah avait passé en 1974 aux Allemands une commande ferme de deux réacteurs à construire à Bouchehr. Avec le changement de régime, le chantier est ralenti puis interrompu avec la guerre Irak-Iran. A noter que le chantier, qui ne présente à ce stade aucun intérêt stratégique, est bombardé huit fois au cours de la guerre par l’aviation irakienne, et pour la dernière fois, le 19 juillet 1988, le lendemain du jour où l’Iran avait accepté le cessez-le-feu. Les Iraniens se disent alors que cet acharnement n’est peut-être pas seulement une idée de Saddam. Qui voulait tuer ainsi dans l’œuf leur programme nucléaire civil?

Ils s’accrochent néanmoins, demandent aux Allemands de reprendre le chantier, mais ceux-ci se dérobent. Seuls les Russes acceptent alors d’intervenir, un accord est signé en 1995 pour l’achèvement d’un réacteur, prévoyant son entrée en service en 2001. Aujourd’hui en 2009, le réacteur n’a pas encore commencé à fonctionner. Une autre déception pour les Iraniens.

Venons-en à la crise de 2002, avec la découverte de l’usine d’enrichissement de Natanz, à l’époque non encore équipée de centrifugeuses. Ce programme d’enrichissement a été, à juste titre, au cœur de l’inquiétude du monde extérieur, puisque qu’il offre en effet la possibilité de produire l’uranium hautement enrichi nécessaire à une bombe, aussi bien que l’uranium faiblement enrichi nécessaire à de pacifiques centrales électro-nucléaires. Et pour le moment, personne ne voit venir les centrales qui utiliseraient l’uranium de Natanz. La centrale de Bouchehr sera en effet approvisionnée par les Russes. D’où la conviction intime de beaucoup, et même la certitude, que l’usine d’enrichissement de Natanz est en réalité à finalité militaire.

A cela, les Iraniens répliquent que le monde extérieur, en particulier l’Occident, en les poussant à renoncer à la technologie de l’enrichissement, poursuit en fait un triple but : non seulement leur interdire l’accès à la bombe, but en soi légitime, mais conserver un moyen de chantage sur l’Iran, à savoir la menace de lui couper l’accès au combustible pour Bouchehr et ses futures centrale en cas de crise politique, le troisième but de l’Occident étant de protéger sa propre avance technologique. Ils ajoutent qu’avec les épisodes d’Eurodif et de Bouchehr, ils ont appris à leurs dépens à ne faire confiance à personne. Ils construisent Natanz, usine de taille et de rendement plutôt modestes, non pour fournir tout le combustible de Bouchehr et leurs futures centrales, encore moins pour en vendre à l’étranger, car l’usine est loin d’être rentable, mais pour pouvoir disposer d’un stock de sécurité en cas de rupture d’approvisionnement. Certes, aucune centrale ne fonctionne encore en Iran au moment où l’usine de Natanz commence à fonctionner, mais ce n’est pas la faute de l’Iran si Bouchehr a pris au moins huit ans de retard, et si aucun pays occidental ne veut aider l’Iran à construire des centrales électronucléaires qui ne posent aucun problème de prolifération. Enfin, soulignent les Iraniens, aucun traité international, et certainement pas le Traité de non-prolifération nucléaire, dont l’Iran reste signataire, n’interdit le développement de la technologie de l’enrichissement. Le Conseil de Sécurité en présentant une telle activité comme une menace à la paix en vue de pouvoir déclencher contre l’Iran les sanctions envisagées dans le chapitre VII de la Charte des Nations Unis, a pris une décision clairement illégale.

A ce jour, l’histoire, à nouveau, hésite. Obama, allant à l’encontre d’une partie de sa propre administration, et peut-être même de certains de ses partenaires, a fait à l’Iran une offre généreuse, qui ne règlerait certes qu’un problème ponctuel, celui de l’alimentation en uranium d’un petit réacteur de recherche vendu dans les années 1960 par les Américains à l’Iran, mais qui permettrait de rompre la situation de blocage actuelle, et d’amorcer une dynamique de reprise de négociation. Il est demandé pour cela à l’Iran de fournir lui-même la matière première de l’opération, à savoir l’essentiel de l’uranium qu’il a déjà enrichi dans son usine de Natanz. Ceci éloignerait le spectre de voir au moins cette quantité d’uranium détournée à des fins militaires.

Or les Iraniens, de façon incompréhensible, d’autres diront trop compréhensible, ne parviennent pas à se décider. Fidèle, comme avocat, à l’effort de les comprendre jusqu’au bout, je vois dans cette attitude trois raisons possibles.

La première, invoquée par ceux qui se méfient le plus de l’Iran, est la volonté, en effet, d’utiliser, tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, leur uranium à faire une bombe. Cet uranium étant soumis aux inspections de l’AIEA, ceci signifie que les Iraniens devraient alors chasser les inspecteurs, dénoncer leur accord de garanties avec l’Agence, et même comme la Corée du Nord, leur appartenance au Traité de non prolifération nucléaire, puis modifier assez profondément les processus industriels de Natanz, pour pouvoir y pratiquer les hauts enrichissements donnant l’accès à la bombe. L’on évalue alors à certainement plus d’un an, et possiblement à moins de trois ans, le temps nécessaire pour réaliser un premier essai nucléaire. Bien entendu, le monde entier saurait alors, dès le départ des inspecteurs, que l’Iran se serait lancé dans la course à l’arme nucléaire.

La deuxième raison est due tout simplement aux querelles qui traversent le régime. Chacun sait en Iran que le premier qui renouera avec les Américains disposera aussitôt d’une immense popularité dans le pays. Donc tout homme politique un peu ambitieux fera tout pour empêcher son voisin d’y parvenir. C’est ainsi qu’à l’heure actuelle, Ahmadinejad, qui a besoin de se refaire une légitimité après le trucage des dernières élections, souhaite saisir l’offre d’Obama. Mais tous ses adversaires, tant dans le camp conservateur que réformateur, ont pris la position contraire. Et Ahmadinejad ne peut décider seul. Le Guide non plus d’ailleurs. Et il n’a pas très envie de faire un nouveau cadeau à son président de la République, car le soutien qu’il lui a apporté dans l’affaire des élections truquées a déjà beaucoup amenuisé son autorité et son prestige. On en est là aujourd’hui.

La troisième raison tient au comportement peu lisible des Occidentaux en cette affaire. Du fait des divisions perceptibles au sein de l’administration américaine, et aussi des différences d’approche et de style dans le groupe des pays au contact de l’Iran, l’offre au fond très généreuse d’Obama en est arrivée à prendre dans la bouche de tel ou tel des allures d’ultimatum. Certains l’ont présenté sur le mode « c’est à prendre ou à laisser », d’autres, ou parfois les mêmes, ont parfois fixé des temps de réponse artificiels aux Iraniens, certains ont d’avance émis des doutes sur leur bonne foi et leur envie d’aboutir, et nombreux ont été ceux qui ont publiquement glosé sur les sanctions, voire pire, qu’entraînerait un refus de leur part, au risque de donner l’impression qu’ils avaient au fond hâte d’en finir avec tous ces atermoiements et de passer à l’étape suivante.

Etait-ce une façon de mettre en œuvre la formule de la carotte et du bâton, ou pour parler en termes plus choisis, de la « double approche »? Le résultat a en tous cas été désastreux. Il a été désastreux dans de précédentes occasions ratées, et il risque de l’être à nouveau dans l’épisode actuel. Car il faut quand même être capable d’entendre ce que vous dit l’adversaire. Or les gens du régime répètent depuis longtemps, et ceci a encore été redit avec beaucoup d’insistance dans de toutes récentes interventions de Khamenei et d’Ahmadinejad : « Arrêtez de nous menacer en même temps que vous nous faites des ouvertures. Tant que vous pratiquerez ce double langage, n’espérez pas de notre part de réponse positive, car elle prendrait l’allure d’une soumission. Or la République islamique refusera toujours de se soumettre. »

Ainsi, cette agitation simultanée de la carotte et du bâton a pour principal effet, à l’heure qu’il est, de tétaniser les Iraniens. Tant que nos amis négociateurs n’auront pas compris qu’il y a des temps différents pour la négociation et pour l’ultimatum, le dossier iranien continuera, hélas, à cheminer par de très mauvais chemins.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, « Maître », vous avez été très talentueux dans votre plaidoyer. Je ne dirai pas que je vais passer la parole au procureur mais il me semble que la politique française a été légèrement tutoyée.
Monsieur Briens va nous exposer le point de vue officiel et, s’il le souhaite, son point de vue personnel puis je dirai quelques mots. Je vois beaucoup d’éminents spécialistes dans la salle qui ne manqueront pas ensuite de relancer le débat.
Monsieur le directeur, je vous donne la parole.

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