Conclusion de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque du 23 novembre 2009, Où va l’Iran ?
Avant de passer la parole à la salle, je voudrais dire à mon tour que nous avons un peu de temps. Il ne faut pas céder à une dramatisation excessive. L’Iran dispose de ressources d’uranium limitées. Au total ses gisements représentent 2000 tonnes d’uranium et il en produit à peu près 75 par an. Il a importé 500 tonnes d’uranium de Namibie dans les années 1970. Tout cela ne permet de réaliser qu’un nombre d’armes relativement réduit, à supposer que l’Iran en ait les moyens. Or aujourd’hui on sait qu’il dispose de centrifugeuses de première génération dont beaucoup ne fonctionnent pas. La quantité d’uranium faiblement enrichi dont dispose l’Iran, 1300 kilos, n’est un secret pour personne. Cela permet peut-être de réaliser un engin après enrichissement à 90%. D’après les services secrets israéliens, l’Iran ne pourrait pas se doter d’un engin nucléaire – unique – avant 2014. L’expérimentation éventuelle détruirait la totalité de cet arsenal ! En considérant que la production d’UFE (uranium faiblement enrichi) est de 70 kilos par mois, nous pouvons conclure que nous avons un peu de temps.
La difficulté vient, me semble-t-il, – il n’y a ici ni défenseur, ni procureur – de ce que l’Iran est un pays très susceptible, peut-être légitimement susceptible, comme nous l’ont expliqué plusieurs intervenants. Le nationalisme iranien est très largement partagé y compris par l’opposition. L’intransigeance iranienne risque de faire manquer l’opportunité que constitue la présence de Monsieur El Baradei à la tête de l’AIEA. En effet ses fonctions arrivent à expiration à la fin de ce mois. C’est un Japonais qui prendra la suite, ce qui ne rendra pas forcément les choses plus faciles du point de vue de l’Iran.
Ce qui m’intrigue, c’est qu’un éventuel refus viendrait, semble-t-il, de gens comme Moussavi et le président – réputé conservateur – de la Commission de la défense du Parlement iranien. Curieusement, Ahmadinejad semblait plus ouvert (son directeur de cabinet faisait des déclarations qui allaient même au-delà de ce qu’on lui demandait !). Je m’interroge sur la manière dont cette affaire est traitée sur le plan intérieur. Comme l’a dit tout à l’heure Monsieur Hourcade, la société iranienne a besoin d’être débloquée. On voit très bien ceux qui voudraient la débloquer et ceux qui ne le souhaitent pas. L’affaire du nucléaire est bel et bien instrumentée à des fins de politique intérieure.
Sur le plan de la politique extérieure, les États-Unis ont besoin de l’Iran pour se dégager de l’Irak. Loïc Hennekinne nous avait rappelé en d’autres temps, que l’Iran dispose de moyens de pression importants puisque plus de la moitié de la population irakienne est chiite et que de nombreux partis chiites sont très influencés par Téhéran. Le retrait en bon ordre des forces américaines d’Irak dépend donc de la bonne volonté iranienne.
On pourrait en dire autant de l’Afghanistan. Si l’Iran n’a jamais entretenu de bonnes relations avec les Talibans, il a de très bons rapports avec le Hezb-i-islami, le mouvement de Gulbuddin Hekmatyar, lui- même très proche des Talibans. Si l’on ajoute à cela l’influence des minorités tadjikes et hazaras, on constate que l’Iran a des moyens de pression en Afghanistan ainsi qu’ailleurs qu’au Moyen-Orient (au Liban à travers le Hezbollah, à Gaza à travers le Hamas).
On ne peut négliger la menace d’une frappe israélienne qui serait désastreuse à tous égards, pernicieuse du point de vue de l’ordre mondial et suicidaire pour Israël.
Au point où nous en sommes, je pense que les Iraniens ont à prendre une position raisonnable. Nous ne pouvons que souhaiter la normalisation de nos rapports avec l’Iran. Depuis la destruction de l’Irak, ce pays a une position dominante dans sa région.
J’exprimerai quelques nuances sur les rapports complexes entre l’Irak et l’Iran. Au départ c’était l’eau et le feu. Les Occidentaux – particulièrement les Américains – ont certainement encouragé l’Irak mais il faut rappeler que l’ayatollah Khomeiny avait refusé la résolution des Nations Unies de 1982, faisant traîner la guerre jusqu’en 1988, date à laquelle il but la « coupe de poison ». Six ans de guerre sur huit sont imputables à l’entêtement iranien.
Dans la situation actuelle, nous avons intérêt à une normalisation, nous avons intérêt à la stabilité de la région et le risque de la prolifération doit être conjuré.
Comme l’avait dit le Président Chirac (1), je pense que l’Iran ne pourrait pas faire grand-chose d’une arme nucléaire : la dissuasion fonctionne, la Cinquième flotte est présente et l’Iran est cerné par des pays dotés de l’arme nucléaire ! Mais ce serait un encouragement à la prolifération pour des pays comme l’Arabie saoudite, qui en a les moyens financiers. Il faut aussi les techniciens, que d’ailleurs l’Iran n’a pas en nombre suffisant. C’est l’une des faiblesses iraniennes, avec l’hostilité de la communauté scientifique iranienne au régime.
Nous devons essayer de conjurer le risque de prolifération.
Le TNP a considérablement ralenti la prolifération. Kennedy déclarait au début des années 70 qu’il y aurait à la fin du siècle plus de vingt-cinq pays détenteurs de l’arme nucléaire. Il n’y en a que neuf. De ce point de vue, le TNP a joué un rôle de « ralentisseur » (comme on dit en technologie nucléaire) tout à fait efficace. L’intérêt de l’humanité n’est pas de voir partout des Etats nucléaires. Un Moyen-Orient dénucléarisé serait certainement préférable mais cela impliquerait évidemment beaucoup de changements par rapport à la situation actuelle.
Je crains (cet avis n’engage que moi) que si l’Iran ne modifie pas sa position rapidement, des sanctions nouvelles – dont je ne sais jusqu’où elles iront (on a évoqué un embargo sur les produits pétroliers raffinés) -soient inévitables.
Quoi qu’il en soit, il faut laisser la porte ouverte à la négociation parce qu’il y a derrière cette affaire nucléaire beaucoup d’éléments – notamment de politique intérieure – qui nous échappent. Je ne pense pas que l’intérêt de l’Iran soit de s’entêter dans cette perspective. L’Iran n’a pas à craindre d’agression par les États-Unis, vaccinés par le fiasco irakien contre toute tentative d’invasion terrestre. L’intérêt d’Israël n’est pas dans une frappe qui ralentirait le programme iranien sans l’anéantir, créerait un désordre inimaginable dans la région et coaliserait un très grand nombre de pays contre Israël.
Je pense donc qu’il faut « laisser un peu de temps au temps » et laisser à l’Iran le soin de changer de position.
Peut-être y a-t-il une manière de procéder et j’introduirai une nuance avec la politique actuelle. Je crois que l’expression que nous donnons souvent n’est pas heureuse et je rejoins ce que disait l’ambassadeur Nicoullaud. Si on veut aboutir dans une négociation, il ne faut pas employer constamment des langages de vexation et d’humiliation. On a quelquefois l’impression que nous allons plus loin que l’administration Obama elle-même. C’est une question de tonalité qui me paraît importante et devrait être rectifiée. Cela dit, tous les éléments évoqués par Monsieur Briens me paraissent correspondre à une réalité qui ne peut pas ne pas nous interpeller.
Il n’y a nulle volonté de ma part d’aggraver une situation déjà préoccupante et je ne vois pas d’autre solution que de maintenir ouverte la porte de la négociation et de chercher un résultat en employant le langage le plus adéquat. Si, comme l’a dit Monsieur Briens, l’Iran est sensible à la pression, Monsieur Nicoullaud rappelait que c’est une question de diplomatie.
Il y a de nombreux diplomates dans cette salle. Je vais leur donner la parole. Ils en savent plus que moi sur ce sujet.
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1) Interrogé début 2007, le chef de l’Etat notait que « si l’Iran possédait une bombe nucléaire et si elle était lancée, elle serait immédiatement détruite avant de quitter le ciel iranien. Il y aurait inévitablement des mesures de rétorsion et de coercition. C’est tout le système de la dissuasion nucléaire ».
Ce « qui est très dangereux, martela Jacques Chirac, c’est la prolifération ».
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