Pauvreté, insécurité économique et nouvel âge du capitalisme

Intervention de Jacques Rigaudiat, ancien conseiller social du Premier ministre, au colloque du 21 septembre 2009, Mondialisation et inégalités en France.

A mon tour, de remercier la Fondation Res publica et Jean-Pierre Chevènement pour son invitation.
Guillaume Duval est parti du monde pour arriver en France ; je m’efforcerai, pour ma part, de faire le chemin inverse. Nous verrons si nous nous croisons quelque part.

Je partirai de la pauvreté, dont je n’ai pas forcément exactement la même lecture que celle que Guillaume vient de donner et qui, pour les raisons que je vais rapidement développer, me paraît devoir être un bon, mais malheureux, guide de lecture de notre société.

Pauvreté monétaire d’abord. Aujourd’hui le seuil de pauvreté est fixé, au niveau européen, à 908 euros par mois… Plus de 13% de la population française, autrement dit, 8,84 millions de personnes, un peu plus d’un Français sur huit, un peu moins d’un sur sept, vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté au sens européen. C’est un critère un peu brutal, un critère statistique, mais adopté par l’ensemble des pays de l’Union européenne, il permet les comparaisons.

Dans les années soixante-dix la pauvreté était certes très sensiblement plus élevée, de l’ordre de 20%. Il y a donc eu réduction. Mais le fait important est que cette baisse est aujourd’hui interrompue. Depuis quelques années, on assiste même à un retournement : la pauvreté désormais se développe. Quand je dis « aujourd’hui », je parle d’avant la crise (laquelle ouvre évidemment un moment particulier). On a pu voir au cours des dernières années, singulièrement à partir de 2002, une remontée du taux de pauvreté en France. Très concrètement en 2007, notre pays comptait 1,2 million de pauvres de plus que trois années auparavant.

Pour ma part, je soutiens que ce retournement est structurel. C’est que le mouvement de réduction de la pauvreté des dernières décennies a été porté par le fait qu’auparavant les situations de pauvreté monétaire concernaient essentiellement les personnes âgées. Dans le courant des années soixante-dix, l’arrivée à maturité des régimes de retraite et l’instauration du minimum vieillesse ont permis de réduire peu à peu l’importance de la pauvreté chez elles. Aujourd’hui, – de récents travaux du Conseil d’orientation des retraites viennent encore de le confirmer-, la pauvreté est moins importante chez les plus de soixante-cinq ans que dans l’ensemble de la population.

L’événement fort, massif, essentiel, des trente dernières années est donc la montée d’une pauvreté des actifs. En effet, tout au long de cette période, on voit la pauvreté se développer chez eux.
La réduction de la pauvreté dans notre pays, puis son aggravation depuis quelques années est donc l’effet inéluctable d’un mouvement de ciseau, qui a, jusqu’il y a peu, masqué cette montée progressive de la pauvreté chez les actifs. Au-delà des discussions sur le modèle social français, cette réalité fondamentale, structurelle, nécessite une analyse.

On peut m’objecter que cette montée de la pauvreté chez les actifs n’a rien de surprenant dans une période de chômage croissant. Sans doute, du fait des manques criants de notre système d’indemnisation, la pauvreté est-elle massive chez les chômeurs : 34%, soit un sur trois ! Pourtant, il s’en faut de beaucoup pour que cela suffise à expliquer la pauvreté des actifs : les chiffres sont d’ailleurs éloquents : désormais les deux tiers des situations de pauvreté chez les actifs concernent des personnes qui travaillent ou qui ont travaillé continûment pendant les douze mois précédant l’enquête (dont parmi ceux-ci, la moitié à temps partiel). Seuls 20% avaient été au chômage pendant l’année et avaient éventuellement travaillé par intermittence, alors que 12.5%, essentiellement de femmes se retirant plus ou moins momentanément du marché du travail, étaient passés par des périodes d’inactivité.

Cette situation de montée de la pauvreté chez les actifs, qui porte, insidieusement, silencieusement mais structurellement, celle de la pauvreté en France, n’est donc pas seulement, pas même essentiellement, liée à l’existence d’un chômage de masse et aux difficultés, insuffisances et limites de notre système d’indemnisation, qui, il faut le rappeler, ne prend en charge que moins de la moitié des demandeurs d’emplois. Si la montée d’un chômage de masse est évidemment bien présente, c’est pourtant une autre réalité –qui d’ailleurs lui est liée-, qui s’affirme dans ce moment qui est le nôtre, résurgence d’une période que l’on a pu, à tort, croire à jamais révolue.

Aujourd’hui, en effet, la situation est caractérisée par le fait que, au fil du temps, l’opposition emploi/chômage que l’on vivait comme binaire, s’est effritée, diluée, et finalement dissoute. Entre le chômage à plein temps (« catégorie 1 ») et le CDI à temps plein, se sont créées et développées au fil des trente dernières années des situations intermédiaires, ce qu’on a appelé le « halo » autour du chômage. Les catégories de demandeurs d’emploi sont ainsi devenues assez compliquées à déterminer, mais on sait bien que la mesure du chômage à travers la catégorie 1 (aujourd’hui A) n’a plus guère de sens. Déjà, il y a un peu plus de vingt ans, alors que j’étais directeur de la statistique de l’ANPE, je ne pouvais plus confiner mon analyse de la situation au seul taux de chômage ou aux demandeurs d’emplois de catégorie 1. Les Américains eux-mêmes le savent bien : cela fait plus de quinze années que la Monthly Labor Review publie un certain nombre d’indicateurs complémentaires. Aux yeux de l’administration américaine du travail, six indicateurs de chômage différents sont nécessaires pour rendre compte de cette dilution. Ainsi, aujourd’hui, alors que le taux de chômage dans son acception habituelle -et donc restreinte- vient de passer la barre des 10%, le taux de chômage, dans son acception large, est de l’ordre de 18% aux États-Unis. Les chiffres habituellement utilisés ne sont pas « faux », mais ils rendent de moins en moins bien compte d’une réalité qui est non plus binaire mais relève désormais d’un continuum reliant emploi et chômage. Ils sont de moins adéquats à une réalité sociale qui s’est transformée.

C’est qu’au « halo » qui s’est constitué autour du chômage a symétriquement répondu l’éclatement de l’emploi : CDD, intérim, contrats aidés, et le développement du travail à temps partiel contraint : 1,5 million de personnes en France (dont 90% de femmes).

S’il y a eu montée de la pauvreté chez les actifs, c’est en définitive que le système d’emploi s’est profondément transformé.

Dans ce nouvel âge du capitalisme, celui de la mondialisation et de la globalisation financière, cette situation est générale et commune à tous les pays de capitalisme avancé. L’avantage de la mesure de la pauvreté est qu’elle est européenne. On peut donc comparer (avec, bien sûr, les précautions nécessaires) les situations dans l’ensemble des pays européens. Après impôts et prestations sociales, en termes de revenu disponible donc, les données sont les suivantes : 13% en France, 11% en Suède comme en Finlande ; quant à la Grande-Bretagne le chiffre est de 19%. Par rapport aux pays de l’Europe des quinze et même des douze, au regard de la pauvreté, la France n’est ni un cas isolé, ni même ne présente la situation la plus défavorable.

Par ailleurs, si l’on met les taux de chômage de ces pays en corrélation avec leurs taux de pauvreté (avant redistribution), on voit que leur relation est inverse : la pauvreté est d’autant plus forte que le chômage est faible. Comment interpréter cela ? Assez simplement : la précarité de l’emploi dissout le chômage dans la sous activité. D’une certaine façon, le rapport du taux de pauvreté à celui du chômage, mesure l’importance de ce que les instances internationales appellent la « réforme structurelle du marché du travail », soit la dégradation de la bipolarité emploi (à temps plein et sur contrat à durée indéterminée)/ chômage, construite à la fin du XIXe siècle grâce aux luttes sociales. Comme on nous le serine depuis des années, il est vrai, dans une certaine mesure, qu’elle tend à limiter le chômage ; mais dans le même temps, -et cela on ne le dit pas-, en diffusant la précarité dans l’ensemble du corps social, elle a pour effet inéluctable de développer la pauvreté.

Ce mouvement structurel est commun à tous les pays de l’OCDE, mais si la mondialisation en a été un levier, elle n’en a pas été véritablement le moteur.

S’agissant de ce qui nous retient ici, la mondialisation a eu des effets immédiats, directs : ainsi, en l’espace de trente ans, la France a perdu deux millions d’emplois industriels. Dans ce même temps, les couches populaires ont été profondément remodelées : hommes/femmes, employés/ouvriers. Les hommes des catégories populaires ont perdu plus de deux millions d’emplois. La composition des emplois s’est complètement transformée au profit des employés, avec une féminisation. De même, à la concentration dans les lieux de production, s’est substituée une atomisation dans des services et des bureaux, sans compter la perte des secteurs historiques où la classe ouvrière s’était forgée: fermeture des mines, quasi disparition du textile et de la métallurgie. Aussi, le rapport de forces s’est déplacé ; c’est là sans aucun doute l’un des grands problèmes politiques pour les hommes et les femmes de gauche.

Le résultat, en France comme partout, selon des temporalités diverses qui renvoient aux spécificités, aux histoires des pays, c’est le déplacement de la frontière entre salaires et profits.

C’est, là encore, un phénomène général, qui n’est pas lié au modèle social français, lequel ne peut expliquer que la chronologie et l’ampleur, particulières à la France.

La réalité profonde qui sous-tend ce phénomène, c’est qu’on est passé d’un modèle – le fordisme – à un autre. Principal résultat : les salaires ont été déconnectés de la productivité du travail.

Si je considère que la mondialisation est en l’occurrence un levier plutôt qu’un moteur, c’est que, en France comme ailleurs, la chronologie de ce mouvement est déconnectée de celle de la mondialisation : elle lui est antérieure et elle est directement liée à la mise en place des politiques néolibérales qui intervient au tout début des années 1980.

Ce qui se joue ici, sur quoi la mondialisation viendra ensuite peser, c’est la répartition primaire des revenus, soit la lutte des classes et l’exploitation. C’est dans les entreprises que cela d’abord se noue, dans les rapports de production et les modalités d’organisation du travail, bien plutôt que dans la mondialisation des économies. Ainsi, on est passé du fordisme, à ce que j’ai appelé le « walmartisme ». Wal-Mart est le « Carrefour » américain, le premier empire mondial de distribution : 1 800 000 salariés, pardon, « associés », pas de syndicats. Le dernier classement des fortunes dans le monde place chacun des cinq héritiers du défunt Sam Walton (qui, à partir d’un petit magasin ouvert à Rogers, Arkansas, avait fondé, la chaîne de supermarchés Wal-Mart) dans les douze premières fortunes mondiales. Si on additionne leurs fortunes, la fortune familiale des Walton est de loin supérieure à la première fortune mondiale.

Il ne s’agit pas simplement là d’inégalités, mais d’un système consciemment organisé pour extraire un maximum de profit. C’est aujourd’hui, dans les entreprises, une transformation du modèle d’organisation du travail. Désormais, on ne parle plus de salariés mais d’ « opérateurs », d’ « associés », de « collaborateurs », d’ « assistants » : on euphémise le rapport de subordination. On voit bien, par exemple, que le mode d’organisation de France Télécom/Orange fait porter la responsabilité sur le salarié. Pour comprendre ce nouveau modèle, il faut remonter aux années soixante, au « travail en miettes », à la révolte des OS de ces années. On a cherché un mode d’organisation où le salarié « autonome » intérioriserait sa responsabilité : plus besoin dès lors de la présence physique de « petits chefs ». Cette recherche de l’autonomie, de la polyvalence, l’organisation en « missions », en « projets », a rencontré l’évolution du toyotisme, le « juste à temps », le « zéro défaut », le « zéro stock ». On est dans un procès de production où l’on produit ce que l’on a déjà vendu et où la production est directement soumise aux aléas, puisqu’il n’y a plus de stocks pour faire tampon. Or, une production flexible suppose la flexibilité du travail, c’est-à-dire une précarisation de la main d’œuvre, puisque le recours à la main d’œuvre doit lui-même être ajusté aux à-coups de la production. Sous-traitance généralisée, recherche d’une autonomisation et d’une précarisation des salariés, on n’est plus alors ni chez Ford, ni chez Taylor. On en revient à des formes anciennes de rapports de production, celles qui prévalaient au XVIIIe siècle : les marchands-fabricants, dont le double prolétaire était les canuts.

Cette affirmation peut paraître bien éloignée ou abstraite, pourtant elle se vit au quotidien. Si vous regardez l’étiquette de votre tee shirt ou de votre polaire vous lisez « made in Mauricius, China, India, Thailand … », mais « sous licence XXXX ». Il en va de même pour tous les grands distributeurs : ils ont un bureau d’étude, une marque déposée, ils font faire dans un pays à bas salaires, en principe sur des dessins ou des plans déposés et brevetés et avec des normes de qualité imposées aux sous-traitants (même si les contrôles sont insuffisants). C’est cela le système des marchands-fabricants dans le textile du XVIIIe siècle et c’est la situation des canuts. Ce qui est important ici, c’est la flexibilisation du travail, la sous-traitance et leur résultat : le profit le plus élevé. Ainsi, Airbus a cherché à sortir de ses ennuis avec l’A380 en faisant faire 50% de sous-traitance, si possible en zone dollar, pour ne pas avoir besoin de se couvrir du risque de change. De même, enfin, les constructeurs automobiles ont désormais fait place aux « assembleurs ». On pourrait ainsi multiplier à l’infini les exemples de cette transformation du mode d’organisation de la production, elle est générale. C’est pourquoi on est fondé à parler d’un nouveau stade du capitalisme.

Je le redis : la mondialisation a été un levier tardif pour un mouvement de fond qui s’est constitué auparavant, puisqu’il s’est amorcé dès la fin des années soixante et s’est structuré au début des années quatre-vingt. La crise du rapport salarial typique des « trente glorieuses », le rapport « fordiste-taylorien» dans la mise en valeur du capital date des années soixante et est donc bien antérieure au premier choc pétrolier. De ce mouvement, la mondialisation a ensuite été un support ; elle a ainsi permis d’aller plus loin, plus vite. Mais la réalité profonde et fondamentale de ce que nous vivons et de ce à quoi il nous faut faire face, c’est la transformation de l’organisation et des conditions du travail, les figures nouvelles de l’exploitation, donc.

La crise actuelle nous invite à penser la régulation d’une mondialisation, en particulier financière, devenue folle. Mais si nous ne nous interrogeons pas sur ce qui en est la face cachée, le rapport salarial qui rend possible ce nouveau stade du capitalisme, alors nous passerons à côté de l’essentiel. Dans une économie devenue de casino, il faut, certes, se scandaliser des sommes qui y sont jouées et perdues, mais il importe, avant tout, de savoir d’où, en définitive, ces fortunes dilapidées ont pu être tirées. Aujourd’hui comme hier, de l’exploitation du travail vivant.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.