Mondialisation libérale et inégalités

Intervention de Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives économiques, au colloque du 21 septembre 2009, Mondialisation et inégalités en France.

Je remercie la Fondation Res Publica d’avoir associé Alternatives économiques à cette soirée consacrée à un thème qui est au cœur de nos préoccupations. C’est toujours avec plaisir et intérêt que nous répondons aux sollicitations de la Fondation Res Publica.

Ce soir, j’ai prévu de revenir sur la mondialisation et ses effets négatifs, en particulier sur les inégalités et, si le temps qui m’est imparti m’y autorise, d’évoquer quelques spécificités du cas français dans ce contexte général.

Quand la période qui est en train de se clore entrera dans les manuels scolaires, d’ici dix ou quinze ans, les gens seront étonnés de l’acharnement dans l’erreur dont on a fait preuve au cours des trente dernières années. Oui, la mondialisation telle qu’elle a été organisée par la libéralisation des flux financiers et des flux commerciaux a très bien fonctionné : Alors qu’en 1960, les flux commerciaux internationaux représentaient 20% du PIB, les importations et les exportations représentent aujourd’hui 51% du PIB.

Cette libéralisation des flux a surtout bien fonctionné dans les pays les plus pauvres. Contrairement aux explications de la Banque mondiale et de l’OMC, le problème des pays les plus pauvres n’est pas leur moindre intégration dans les circuits commerciaux. Si l’on considère la taille de leurs économies, naturellement plus petites que les nôtres, ils sont plutôt dans l’ensemble davantage « intégrés » que nous.

En revanche, la mondialisation libérale n’a apporté aucun des bienfaits attendus.

Elle n’a pas apporté la croissance, contrairement aux dires des libéraux. A 3,3% dans les années soixante, la croissance à l’échelle mondiale était tombée à 1,9% dans les années soixante-dix, à 1,4% dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Une légère remontée au début des années 2000 l’amenait à 1,7% dans la période 2001-2007. Les événements actuels ne laissent aucun doute sur le fait qu’à la fin de la décennie, la tendance descendante antérieure aura été confirmée et poursuivie.
Donc, contrairement à ce que prétendaient les libéraux, le fait de libéraliser le commerce n’a nullement dopé la croissance.

Elle n’a pas conduit non plus à un rapprochement des niveaux de rémunération, des niveaux de revenus à l’échelle mondiale. Or la mondialisation est d’abord et avant tout le fait que les grandes masses démographiques des pays du sud sont sorties d’une économie non monétaire pour entrer dans une urbanisation, dans une économie monétaire. Aujourd’hui, les gens du sud vivent comme nous : ils dépendent de l’argent qu’ils gagnent pour se nourrir, se loger, se vêtir, ce qui n’était pas forcément le cas il y a quarante ans. Si, du fait de la mondialisation, les modes de vie se sont uniformisés, les niveaux de revenus ne se sont pas rapprochés. Les 710 millions d’habitants des pays considérés comme riches par la Banque mondiale en 1960 gagnaient à l’époque trente fois plus en moyenne que les 400 millions d’habitants classés comme pauvres. En 2007, le milliard d’habitants des pays riches gagnaient quatre-vingt-neuf fois plus que les 1,3 milliard d’habitants des pays pauvres. Les pays du sud, tels les pays d’Asie de l’est (Chine, Corée etc.), qui ont plus ou moins tiré leur épingle du jeu dans cette période, l’ont fait en ne suivant pas les règles du jeu, c’est-à-dire en appliquant une politique mercantiliste très classique.

Mais au niveau global, il est clair que la mondialisation telle qu’elle s’est produite, loin d’accélérer la croissance, s’est accompagnée d’un accroissement des inégalités à l’échelle mondiale.

On a, en quelque sorte, marché sur la tête : en économie, on apprend qu’un pays qui se développe est un pays qui a un déficit extérieur et importe l’excédent d’épargne des pays déjà développés. Or, depuis trente ans, ce sont les pays du sud qui mettent leur excès d’épargne au service des États-Unis, en particulier, pour que les Américains continuent à consommer plus qu’ils ne produisent. C’est cette histoire qui a explosé avec l’affaire des subprimes.

La mondialisation telle qu’elle s’est déroulée s’est heurtée au problème classique qui avait handicapé très lourdement le capitalisme au sein des Etats-nations pendant tout le XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe, avec son train de crises et de guerres :
L’urbanisation, l’entrée des habitants des pays du sud dans le circuit de la mondialisation, de la commercialisation, de l’économie monétaire, ont provoqué un accroissement très important de ce qu’on appelle « l’armée de réserve », d’où un accroissement de la main d’œuvre disponible démesuré par rapport à la demande. Le capitalisme se retrouve donc à nouveau confronté, à l’échelle mondiale désormais, au même type de problèmes qu’au XIXe siècle. Si la demande n’est pas suffisante, c’est notamment parce que les mécanismes ne sont pas en place pour faire en sorte que les revenus des habitants des pays du sud augmentent suffisamment, à mesure qu’ils rentrent dans les circuits commerciaux, pour leur permettre de consommer eux-mêmes la production supplémentaire générée par leur entrée dans les circuits économiques. Par exemple, au début des années 2000, malgré la très forte croissance de la Chine – y compris de sa consommation intérieure – les salaires chinois n’ont pas augmenté par rapport aux salaires français et européens en particulier.

C’est le contexte général. Il ne fait pas de doute que la mondialisation financière et les possibilités nouvelles données aux riches de tous les pays de bénéficier des paradis fiscaux, des possibilités de placements, ont entraîné des possibilités de pressions supplémentaires, sur les systèmes fiscaux en particulier, qui ont accru très fortement les inégalités. On a déjà évoqué les travaux de Camille Landais pour ce qui concerne la France, je pense que d’autres y reviendront en détail.

Après avoir brossé ce portrait très large et très général de la mondialisation, je voudrais revenir sur la situation de la France qui, dans ce contexte, présente un certain nombre de caractéristiques particulières.

La première de ces caractéristiques a déjà été évoquée. Dans tous les pays on note qu’avec le mouvement de mondialisation, un déplacement du partage de la valeur ajoutée entre les profits et les salaires s’est effectué au détriment des salaires. La France sur ce plan constitue une exception. Ce mouvement s’est produit, très brutalement, sur une période très courte (entre 1983 et 1988), dans un contexte particulier : la mondialisation financière n’était pas encore avérée et ce mouvement a été conduit, pour l’essentiel, par le gouvernement socialiste et les patrons des grandes entreprises nationalisées. Par la suite, contrairement à ce qui s’est passé dans la plupart des autres pays, on n’a pas assisté à une déformation supplémentaire du partage de la valeur ajoutée mais, au contraire, dans la dernière période, à une légère remontée de la part des salaires dans la valeur ajoutée, ce qui n’exclut pas – on l’a déjà évoqué – un creusement très fort des inégalités de revenus au niveau français.
Donc, au niveau français, on ne peut pas accuser les évolutions des dernières périodes d’être directement responsables d’une aggravation très forte des inégalités (phénomène massif dans le cas de l’Allemagne et du Japon, significatif aux États-Unis).

En France, un problème particulier, lié à des politiques internes, nous met dans une situation difficile dans le contexte de la mondialisation. Depuis vingt ans, les gouvernements de droite et de gauche ont cherché à abaisser le coût du travail sous le prétexte que nous avions trop de chômeurs peu qualifiés : pour créer davantage d’emplois peu qualifiés, il fallait abaisser le coût du travail à proximité du SMIC … Cette politique a si bien marché qu’aujourd’hui il n’y a quasiment plus de cotisations patronales au niveau du SMIC.

La spécificité de la France n’est pas le fait d’avoir un SMIC (vingt-et-un des vingt-sept pays de l’UE ont un SMIC), ce n’est pas même le niveau actuel de ce SMIC (le SMIC anglais avait quasiment dépassé le SMIC français avant que la crise ne fît baisser la valeur de la Livre, les SMIC irlandais, néerlandais, luxembourgeois sont supérieurs au nôtre), la vraie spécificité française c’est qu’aucun pays (à part les Bulgares) n’a 15% de smicards ! Cette politique a abouti à un tassement de l’échelle des salaires vers le bas tout à fait exceptionnel à l’échelle internationale [c’est sans doute ce qui explique le « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy].

Je parle bien de l’échelle des salaires et non de l’échelle des qualifications : ce ne sont pas les chômeurs peu qualifiés qui ont occupé ces postes (ils sont toujours au chômage), mais des jeunes, généralement plus qualifiés que leurs parents. En effet, parallèlement, on a mené avec beaucoup de continuité une autre politique qui consistait, à juste titre, à porter un plus grand nombre de jeunes au niveau du Bac et de l’université (Jean-Pierre Chevènement y est pour quelque chose). Nous avons fabriqué un problème de frustration sociale important et un problème politique pour la gauche de gouvernement. Si Besancenot a du succès (le discours trotskiste n’a pas beaucoup changé depuis 1917), c’est parce qu’il incarne ce problème : un licencié en Histoire qui occupe un poste destiné aux titulaires du BEPC.

Nous nous sommes aussi créé des problèmes d’insertion dans la mondialisation. Dans les années quatre-vingt-dix, cette politique avait rendu la France très attirante pour les capitaux étrangers (c’est à cette époque que Toyota était venu s’installer à Valenciennes, Daewoo en Lorraine) : un pays où la main d’œuvre est bien formée, qualifiée, même au niveau du SMIC, où les infrastructures fonctionnent et où le travail n’est pas cher. La France était donc une base très intéressante pour desservir, avec des « usines tournevis », le marché de l’Europe des quinze. Le prix d’un ouvrier français est aujourd’hui 30% moins cher que celui d’un ouvrier allemand, malgré tous les efforts accomplis outre-Rhin pour abaisser le coût du travail. Mais ce qui nous favorisait sous l’angle du jeu du moins-disant social pendant les années quatre-vingt-dix ne marche plus du tout dans l’Europe des vingt-sept, face aux Roumains ou aux Polonais, sans parler des Chinois.

Les inégalités que nous ressentons et nos difficultés d’insertion dans la mondialisation sont assez largement dues à cette politique-là.

Je voudrais terminer par une réflexion plus générale sur les difficultés du modèle social français.

Deux types de modèle sociaux ont une certaine cohérence à l’échelle internationale et arrivent plus ou moins à s’en sortir dans ce contexte de mondialisation mal régulée :
D’une part le modèle anglo-saxon qui présente de fortes inégalités des revenus primaires (évoquées précédemment) et où l’Etat, qui n’a pas pour fonction de corriger ces inégalités de revenus primaires, se contente d’établir un filet minimum : il est très actif sur le plan macroéconomique, quand l’activité baisse, pour éviter que le chômage monte. S’ils traversent actuellement une période difficile, les pays anglo-saxons, globalement, ne s’en sont pas trop mal sortis depuis trente ans.
Le modèle inverse, c’est le modèle scandinave : les revenus primaires sont beaucoup plus proches que chez nous. Boire une bière à Stockholm ou à Copenhague est une expérience très traumatisante : non seulement parce que la TVA est à 25% mais aussi parce que le salaire du barman est proche de celui d’un enseignant ou d’un cadre. Sur ces inégalités très faibles des revenus primaires se branchent des mécanismes de mutualisation très puissants qui, précisément parce que les inégalités de revenus primaires sont relativement faibles, ont un niveau d’acceptabilité politique assez fort ; même quand la droite est au pouvoir, elle ne les remet pas radicalement en cause.

Le problème spécifiquement français est que nous sommes assis entre ces deux chaises :
Nous sommes très inégalitaires au niveau des revenus primaires. La France est un des pays où l’écart de revenus entre les cadres supérieurs, les professions intellectuelles et les gens du bas de l’échelle est parmi les plus importants au niveau européen (avec les autres pays d’Europe du sud : Portugal, Grèce etc.).
Sur ces inégalités, nous essayons de brancher des mécanismes de redistribution de taille scandinave .Ca ne marche pas ! Les riches considèrent ce système comme spoliateur et d’énormes pressions s’exercent pour le remettre en cause (on a vu l’exemple du bouclier fiscal). Les pauvres n’y trouvent pas non plus leur compte parce que les inégalités sont telles que les mécanismes de redistribution ne suffisent pas à les combattre efficacement. C’est particulièrement vrai dans l’éducation nationale où on constate que les bons lycées se situent dans les beaux quartiers, ce qui conduit à reproduire les inégalités dans le contexte de l’éducation nationale publique.

Je n’ai pas développé le cas des pays comme la Chine ou les PECO qui ne sont pas au cœur de notre sujet. Mais si des problèmes réels, au niveau global, sont liés à la mondialisation, d’autres problèmes, spécifiquement français, expliquent, dans le contexte de cette mondialisation, nos difficultés en termes d’inégalités et en termes d’insertion dans la division internationale.

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