Débat final

Interventions prononcées lors du colloque du 21 septembre 2009, Mondialisation et inégalités en France.

Patrick Quinqueton
En l’absence de réactions à la tribune, je donne la parole à la salle pour toute question, objection ou contribution au débat.

Dans la salle
Je suis pleinement d’accord avec l’exposé de Monsieur Barret.
Arrivée tardivement dans l’enseignement (pour cause de chômage) j’ai eu le sentiment d’entrer dans une institution sclérosée, incapable de penser l’éducation en dehors de la formation initiale. J’aurais quelquefois envie de renvoyer beaucoup de gens aux fondamentaux, je pense en particulier aux discours de Condorcet sur l’instruction publique (1).

Je travaille dans l’enseignement privé sous contrat, il me semble qu’on peut y dire tout et n’importe quoi, à condition de ne pas toucher aux dogmes, au risque d’être mis à l’index. Quand je vois un élève de troisième incapable, après neuf ans d’école obligatoire, de restituer des choses simples : conjuguer un temps du passé, le présent ou le futur, j’ai presque envie de pleurer. Mes collègues et moi savons ce qu’il faudrait faire pour tenter de récupérer un certain nombre d’élèves mais, soumis aux programmes, aux horaires, aux disciplines, nous ne pouvons pas le faire.

Jean-François Kesler
D’abord une observation : Dire que la sécurité sociale s’est imposée en 1945 malgré l’opinion publique, ne me semble pas exact. J’avais treize ans en 1945, je me souviens très bien que l’opinion publique, composée d’une majorité (65%) de salariés : ouvriers, employés, fonctionnaires… était très favorable à la sécurité sociale. Elle a d’ailleurs été votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale constituante, de même qu’a été votée à l’unanimité la nationalisation du crédit.

En ce qui concerne l’enseignement, je pense que le collège unique est un collège inique. On a remplacé la hiérarchie antérieure des filières qui correspondait à la diversité des capacités. La gauche a vraiment « trahi le peuple », comme l’avait dit un journaliste à ce propos. Il faut relire le discours de Léon Blum au conseil national extraordinaire de la SFIO en 1919, il faut aussi relire le rapport de Robert Verdier, à l’époque au PSU, au colloque Socialisme de 1966. Avant, la hiérarchie de filières correspondait à la diversité des talents. On accepte aujourd’hui l’inégalité des aptitudes physiques mais pas dans l’ordre intellectuel. On l’a remplacée par la hiérarchie des établissements. Le collège unique n’existe pas. Le collège de Stains n’est pas celui du 5ème arrondissement. La bourgeoisie française est consciente que la carte scolaire et le collège unique sont des éléments de régression sociale, c’est un barrage à la méritocratie.

En ce qui concerne le logement, un seul rappel : voilà soixante ans, grosso modo, les Français consacraient 10% de leurs revenus au logement et 50% à l’alimentation, aujourd’hui, c’est l’inverse. L’éclosion du prix de foncier a produit un immense transfert du revenu au détriment des locataires et des accédants à la propriété et au profit des propriétaires fonciers. Voilà quarante ans, Raymond Aron disait, devant l’explosion du prix des sols à bâtir, déjà à son époque : « La municipalisation des sols à bâtir est inévitable », elle était d’ailleurs réclamée à l’époque par le PSU-FGDS. Ce problème de la spéculation est extrêmement important : on ratiocine beaucoup sur l’éventail des salaires mais ce sont des broutilles par rapport aux fruits de la spéculation foncière et boursière. D’autre part, les travaux récents ont montré que les grandes familles, les grandes fortunes se reconstituaient en s’élargissant et se renouvelant.

Je suis pleinement d’accord avec Jean-Pierre Chevènement quand il dit que le rapport entre salaires et profits est fondamental. Je n’ai jamais été marxiste mais je pense que l’analyse marxiste économique et sociale est féconde.

Dernière remarque sur le service public des transports dont on ne parle pas. Aujourd’hui, le « tout automobile », auquel a sacrifié la gauche, aboutit à ce qu’un salarié est obligé d’avoir une voiture pour aller travailler, ce qui ampute considérablement ses revenus. S’il y avait un véritable service de transports collectifs, si on réhabilitait le rail, si au lieu de fermer les gares on en ouvrait de nouvelles, il y aurait une amélioration du revenu. Là aussi on assiste à un transfert de revenus.

Pour l’anecdote, je rappelle que c’est Pinay qui a établi l’échelle mobile des salaires en 1952 et trente ans, c’est Delors qui l’a supprimée…
Et, pour être équitable : Jospin a plus privatisé que Juppé et Balladur réunis.

Roland Hureaux
Si j’ai bien compris, Jacques Rigaudiat nous a dit que la mondialisation était moins décisive que le changement dans l’organisation du travail du fait de la montée du tertiaire, du recul du travail à la chaîne etc. J’ai quelques doutes en regardant ce qui se passe aujourd’hui dans des entreprises très largement tertiaires mais où le statut de travailleur protégé existe encore – pour combien de temps ? – qui s’appellent EDF, SNCF, et dans la fonction publique. Je constate que l’organisation du travail n’est pas vraiment différente dans une administration publique de ce qu’elle est dans la plupart des administrations privées. Le facteur organisation du travail n’est pas décisif, ce qui est décisif, c’est l’exposition à la mondialisation qui s’est traduite par une régression sociale considérable dans le secteur privé en France et à l’étranger.

Julien Landfried
Je voudrais faire remarquer à certains de nos participants que la bien-pensance antiraciste a ses limites. Il est faux de dire que les populations originaires de l’immigration sont les principales victimes de la mondialisation et du développement des inégalités. La majorité des ménages pauvres se situent dans des zones périurbaines et rurales qui ne sont en rien touchées par l’immigration. Les cartes électorales du référendum de 2005 ou celles du vote Sarkozy montrent de manière frappante l’extrême superposition de cette réalité sociale-là, qui n’intéresse certes pas les centres-villes néobourgeois ni même les banlieues, et une réalité électorale. Il y a un lien évident entre l’éloignement de plus en plus grand de ces populations par rapport aux centres-villes et le développement de la mondialisation. Aujourd’hui les ménages les plus confrontés au développement des inégalités sont ceux qui, propriétaires d’un petit logement dans les zones périurbaines et rurales et d’une voiture, sont écrasés par des charges considérables sans aucun transfert financier de la part des pouvoirs publics ou de l’Etat-providence. Ils ne bénéficient pas du transfert de revenus secondaires comme d’autres populations, en particulier celles qui habitent dans les banlieues.

Patrick Quinqueton
Sur ces quelques observations, je laisse chacun s’emparer de la question ou de l’objection à laquelle il souhaite réagir en priorité.

Guillaume Duval
Je partage le point de vue développé par Jacques Rigaudiat sur le fait que la mondialisation a été davantage un levier qu’une véritable cause.

Ceci dit, il nous faut aborder deux problèmes réels dans la mondialisation :

La Chine pose un véritable problème du fait des déséquilibres qu’elle crée, parallèles à ceux des États-Unis. Je pense en particulier à une question qui doit être réglée de puissance à puissance, c’est le fait que la Chine doive respecter en particulier les règles de base de l’OIT en matière de liberté syndicale. Il était scandaleux de laisser rentrer la Chine dans l’OMC sans lui imposer le respect, au minimum, de la liberté syndicale. On ne peut pas demander à la Chine de respecter les libertés politiques mais on peut faire pression sur elle pour lui faire respecter les libertés syndicales, ce qui changerait notablement les choses sur la dynamique interne chinoise. L’une des raisons pour lesquelles on ne l’a pas fait jusqu’à maintenant c’est que l’autre grand pays qui ne respecte pas les règles de base de l’OIT en matière de libertés syndicales s’appelle les États-Unis d’Amérique. C’est une chose qui est peut-être en train de changer. Un important projet de loi sur ces questions est en suspens devant le Sénat et le congrès américain.

La réalité du dumping social qui s’exerce sur nous – c’est aussi pourquoi je ne crois pas trop au protectionnisme européen – est interne à l’Europe. L’autre problème est la situation vis-à-vis des PECO. Là aussi, la question est de savoir quel deal on mène avec eux. Le problème n’est pas en voie de résolution rapide car la crise les plonge dans une situation difficile, notamment parce qu’on a été particulièrement pingre avec eux : les conditions dans lesquelles on les a laissés rentrer dans l’Union ne leur laissaient pas d’autre choix que de miser d’abord et avant tout sur le dumping fiscal et social vis-à-vis de l’Europe de l’ouest pour exister et développer leurs économies. Si on veut les amener à renoncer à ce dumping fiscal et social, il faudra aussi accepter le prix correspondant, ce qu’on n’a pas accepté dans la période où ils sont rentrés.

Je suis frappé par la timidité des propositions avancées en ce moment face à la crise. On vit une période très courte dans laquelle il faut être très ambitieux sur les questions dont nous parlons ce soir. Quand on dit dans une réunion socialiste qu’il faut taxer très fortement la transmission des patrimoines au-delà de 500 000 euros, quand on dit qu’il faut rétablir un taux marginal de l’impôt sur le revenu à 80%, comme Roosevelt l’avait fait en 1929, on vous regarde comme un fou. Je crois qu’il ne faut vraiment pas hésiter en ce moment. Déjà dans le passé la mondialisation était largement un prétexte pour développer les inégalités par les gens qui y avaient intérêt. Aujourd’hui, il y a une occasion historique de rompre avec toutes ces politiques et de mener des politiques de redistribution ambitieuses, importantes, notamment au niveau fiscal. Ce n’est pas simplement une question de justice sociale mais aussi de dynamique économique. Ce qui a été fait en matière d’impôt sur les successions, de transmission du patrimoine, est de la folie, non seulement sur le plan de la justice sociale mais sur le plan de la dynamique : quand on autorise les gens à transmettre tout leur patrimoine sans quasiment rien payer, on fige les positions sociales, on fige la dynamique économique, on interdit aux véritables innovateurs de se créer une place … Il faut vraiment profiter de la crise actuelle pour revenir là-dessus ! J’ai malheureusement peur qu’on n’en prenne pas suffisamment le chemin.

Jacques Fournier
Je ne suis pas du tout d’accord avec la formule « collège unique, collège inique ».
Je rappelle que nous sommes partis d’une situation d’après guerre, à la fin des années cinquante et au début des années soixante dans lesquelles à la sortie de l’école primaire, il y avait trois filières : les lycées, où allaient les classes aisées, l’école primaire supérieure, où allaient les cadres moyens et la classe terminale de l’école primaire qui conduisait au certificat d’études, avec trois populations socialement séparées à la sortie de la 7ème. A partir de là, dans les années soixante, on a créé les collèges d’enseignement général qui regroupaient ces trois filières les unes à côté des autres mais séparées à l’intérieur des mêmes établissements. Ce n’est qu’en 1975, avec René Haby, qu’on est passé au collège unique où tous les enfants se regroupaient dans le même établissement.

L’évolution enregistrée en France n’est pas du tout atypique. La plupart des grands pays modernes ont un enseignement largement commun jusqu’au niveau de la fin du collège, comme chez nous. Que cet enseignement puisse être organisé différemment qu’il ne l’est aujourd’hui, que le collège unique, tel qu’il existe aujourd’hui, puisse tenir compte des aptitudes des uns et des autres, bref, qu’il puisse y avoir des formules d’organisation interne, bien sûr, mais vouloir contester le collège unique dans son principe est, je crois, un retour en arrière.

Quant à l’utilisation que font de ce système les classes sociales les plus aisées, de toute façon, les classes sociales les plus aisées utiliseront toutes les structures.

Mais encore une fois, il y a une voie d’évolution. Je ferai à propos du collège unique ce que Philippe Barret faisait à propos de l’éducation en général. Quand Bourdieu dit qu’on reproduit les inégalités, ça ne veut pas dire qu’il faut détruire l’école mais qu’il faut l’améliorer. Je dis que le collège unique s’inscrit dans l’évolution historique de l’éducation mais il faut effectivement chercher à l’améliorer.

Jacques Rigaudiat
Je suis globalement d’accord avec ce qu’a dit Jacques Fournier sauf sur un point : Il a dit que le RSA était une amélioration par rapport au RMI. Je pense que le RSA est une rupture fondamentale par rapport au RMI, même si Martin Hirsch a voulu créer le RSA à titre symbolique pour le 20ème anniversaire du RMI. Le RSA est une subvention au salaire, ce que n’était absolument pas le RMI qui – grâce à Jean-Michel Belorgey qui a porté de texte de loi – reconnaissait un droit à l’existence et à un revenu irréfragable attaché à l’existence. Le RSA est pour moi le retour aux bonnes vieilles méthodes du XIXe siècle, d’une façon soft et sans cravate. Je n’insiste pas sur ce point. J’ai commis deux articles sur ce sujet, dans « Esprit » (2) et dans « Droit social » (3).

Aux trois chantiers de Jacques Fournier, je serais tenté d’en ajouter un quatrième On a parlé d’Obama, de la CSG, de la CMU. Je pense que le terrain de la santé, de l’assurance maladie, de la solidarité par rapport à l’accès aux soins est un souci majeur. Dans les responsabilités qui ont été les miennes, j’ai vu ce système se dégrader. Je pense qu’aujourd’hui on atteint des limites. On me dit qu’aux États-Unis 60% des faillites individuelles sont dues à un endettement pour des questions de santé. C’est un sujet majeur que nous ne mesurons pas parce que nous restons encore à peu près protégés mais nous sommes vraiment aux limites du système. Nous allons vers un déficit de la sécurité sociale de l’ordre de 25 à 30 milliards en 2009. Je crains fort une opération de déremboursements supplémentaires, de renvoi sur les complémentaires, la mutuelle, l’assuranciel. J’ai vu avec stupéfaction l’année dernière ma mutuelle (la Mutuelle centrale des finances) me proposer trois tarifs différents. Les comportements que vous évoquiez tout à l’heure dans les professions de santé, la place prise par les cliniques me font craindre une dégradation rapide. Je voudrais donc rajouter ce quatrième chantier.

Je voudrais répondre à Roland Hureaux sur le rôle de la mondialisation et le fait que la fonction publique, les agents à statut en étaient protégés. Je pense que tant EDF, la Poste que la SNCF – Jacques Fournier pourrait en parler – ont déjà subi quelques avanies de ce côté et je crois qu’entre la RGPP et la RGPP 2, la fonction publique ne sera pas exempte de remises en cause.

Permettez-moi une anecdote personnelle : j’ai une maison dans le sud de la Bourgogne, une région d’élevage (le sud du Charolais), il se trouve que les éleveurs vivent très mal, les enfants n’y ont aucun avenir. Propriétaires de petites exploitations, ils ne survivent que grâce à la double activité ouvrier/agriculteur. Faute de capital suffisant, ils engraissent des veaux qui leur sont confiés par des Italiens et en même temps ils sont salariés dans des boîtes qui sont en train de fermer car elles sont touchées par la mondialisation. J’ai pris le soin de ne pas parler des salariés mais des actifs pauvres. Je pense vraiment qu’il y a des actifs non salariés qui se trouvent dans des situations très difficiles, je pense notamment au monde rural.

Le sujet essentiel se mesure effectivement à travers le partage de la valeur ajoutée. Ce sujet est général à toutes les économies occidentales, c’est le fait fondamental, c’est la reprise en main par le capital d’une partie de la richesse qu’il avait dû concéder auparavant. Il peut y avoir de bonnes et de mauvaises politiques mais ce n’est pas un sujet de raison, c’est un sujet de rapport de forces. Ce mouvement s’est amorcé de manière souterraine dès les années soixante avec la baisse de rentabilité du capital. Dans mon analyse, la mondialisation a été ce qui a permis à ce mouvement de s’accélérer, de prendre sa place, de se développer tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses résultats, mais fondamentalement, c’est bien dans les entreprises, dans les services, dans l’organisation, dans les modalités d’exploitation du travail que se situe cette réalité.

Pour en terminer, il s’agit d’une crise de sous-consommation transformée par le crédit en crise de surendettement et étendue par la titrisation. Dans sa dernière version, elle a éclaté sous forme de crise financière mais elle est fondamentalement une crise du rapport social et de l’extorsion de plus-value.

Philippe Barret
Je pense décidément que le collège unique est mal adapté aux enfants qui aiment l’étude comme à ceux qui ne l’aiment pas. Il m’est arrivé de voir dans des collèges des jeunes pour qui le seul fait d’être assis vingt-six heures et demie par semaine sur une chaise est insupportable. Pour d’autres cela ne pose aucun problème – de même on peut laisser certains jeunes enfants deux heures dans leur chambre avec un jeu de construction, d’autres non -. De plus ils connaissent deux cents ou trois cents mots de Français et ne comprennent pas ce que dit le professeur, même si celui-ci fait beaucoup d’efforts pour n’en utiliser que sept cents ou huit cents, ils ne suivent pas les cours. C’est un peu comme si on vous demandait de suivre des conférences dans une langue étrangère pendant vingt-six heures par semaine. Et en plus on leur dit qu’ils sont mauvais élèves (ce qui est d’ailleurs vrai) : on fabrique des fauves !

Selon moi, l’éducation nationale souffre surtout du peu d’attention que lui portent les hommes politiques à un niveau assez élevé. Je suis frappé de voir qu’aucun des présidents de la Ve République qui se sont succédé ne s’est intéressé à l’institution éducative. Ils considèrent l’Éducation nationale comme la SNCF : Il faut que ça marche ! Et quand une grève survient, on concède un peu plus de dépense publique. Mais en réalité, ils ne s’intéressent pas au fond du sujet comme en leur temps, au même niveau, ont pu s’y intéresser Jules Ferry ou Edouard Herriot. Beaucoup de ministres de l’Éducation nationale vous le diront : lorsqu’ils ont essayé d’obtenir le soutien d’un président de la République ou une réforme pour faire avancer les choses, on leur a conseillé d’éviter de faire « trop de vagues ».

Noam Leandri
A propos du partage de la valeur ajoutée, je n’ai pas le sentiment que les dividendes aient augmenté au point de justifier une augmentation des inégalités. C’est, au contraire, dû à la salarisation y compris des chefs d’entreprises. Un PDG aujourd’hui est salarié, il n’est plus un chef d’entreprise qui prend des risques et ne se sert pas de salaire si l’entreprise ne fait pas de profit. Il se sert un salaire fixe, augmenté de bonus si ça marche bien. C’est donc bien au sein des salaires et non dans la répartition entre profits et salaires, qu’il y a davantage d’inégalités qu’avant. Si les revenus du capital ont augmenté, c’est dans une proportion équivalente à l’augmentation des revenus du travail.

Je ne nie pas l’augmentation des inégalités. En revanche je remarque qu’elles se concentrent et ont tendance à s’ancrer dans le temps. Il y a de moins en moins de mobilité sociale. Les enfants d’immigrés bénéficient peut-être de prestations sociales plus nombreuses que les classes moyennes, cependant il vaut mieux vivre avec un SMIC qu’avec un RMI ou un RSA à 450 euros y compris les APL. Les femmes constituent l’autre catégorie de population plus défavorisée : aujourd’hui, dans la mentalité française, le travail des femmes reste un revenu d’appoint. Le revenu des femmes est en moyenne 30% inférieur à celui des hommes parce qu’elles travaillent plus souvent à temps partiel et parce qu’elles occupent des métiers moins bien payés que ceux des hommes : il y a moins de femmes ingénieurs mais plus de femmes dans l’Éducation nationale. Ce qui donne l’impression qu’il y a davantage d’inégalités en France, c’est la sensation qu’il y a de moins en moins de mobilité sociale. Aujourd’hui un enfant de cadre a beaucoup plus de chance de devenir cadre qu’un enfant d’ouvrier. Il y a de moins en moins de gens qui arrivent à progresser dans la catégorie des cadres en venant d’une autre catégorie sociale. Les situations sont de plus en plus figées et ce n’est pas en réduisant les prélèvements obligatoires su la fortune qu’on va permettre une meilleure redistribution, une meilleure égalité des chances dès la naissance.

Armand-Ghislain de Maigret
S’il est vrai que 90% des successions sont désormais exonérées, les autres, les plus importantes, sont taxées dans les mêmes conditions qu’avant, avec un taux marginal de 40%.

En ce qui concerne l’impôt sur le revenu, Monsieur Fournier a évoqué, en le regrettant, le taux marginal de 65% du gouvernement Mauroy. Il ne faut pas que vous le regrettiez, Monsieur le conseiller, parce que les 65% à l’époque étaient diminués, en ce qui concerne les salaires et les loyers, d’une réduction de 20%. Par conséquent le taux réel marginal était de 52%. Aujourd’hui nous avons un taux marginal de 40% auquel s’ajoute une CSG de 12,1%, la différence n’est pas grande.

Dans la salle
Tout le monde a dit que la mondialisation n’a fait qu’accentuer des phénomènes qui étaient déjà en marche dans la société française : création ou accroissement des inégalités.
Doit-on comprendre que les classes dirigeantes, de droite comme de gauche, s’entendent pour accepter un système inégalitaire, oligarchique, les différences se limitant à tenter d’instaurer plus ou moins de mobilité sociale ?

Jean-Pierre Chevènement
On ne peut pas raisonner uniquement à travers le prisme gauche-droite, trop simplificateur.
La gauche est venue au pouvoir en 1981portée par beaucoup d’espoirs mais, à partir de 1983, elle a mis les pouces, sans même avoir vraiment combattu. Il est vrai que l’environnement international ne lui était pas favorable. Madame Thatcher gouvernait en Grande-Bretagne, Monsieur Reagan présidait les États-Unis, Monsieur Kohl venait de prendre le pouvoir en Allemagne fédérale, ce qui ne changeait d’ailleurs pas substantiellement les choses par rapport à Monsieur Schmidt.

On n’a pas assez réfléchi à ce qui s’est passé à ce moment-là.
D’abord la France a été maintenue dans le système monétaire européen. François Mitterrand n’a rien dit pendant plusieurs mois… sauf qu’il ne s’était rien passé. Le premier secrétaire du PS de l’époque avait, quant à lui, parlé d’une « parenthèse libérale ». C’est seulement à l’automne, au cours d’une émission avec François de Closets, que François Mitterrand déclara que, naturellement, il n’était pas du tout immoral de s’enrichir, paraphrasant en quelque sorte Guizot qui, un peu plus d’un siècle auparavant, aurait lancé : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne » (je tiens à rappeler l’intégralité de la citation, toujours coupée et réduite à « Enrichissez-vous ! »). Le discours de François Mitterrand était un peu plus « enveloppé » et tout cela s’est fait au nom de l’Europe.

Il faudrait avoir une idée sur ce qu’est devenue l’Europe, ce qu’elle a réellement été, ce dont elle a été le vecteur, pour décider si on s’est trompé ou si on a eu raison en 1983, de rester dans le système monétaire européen et de ne pas chercher une autre voie, peut-être plus pédagogique à l’égard des électeurs dont l’espoir nous avait portés.

Je ressens une grande tristesse en me retournant sur ces quelques trente dernières années parce que j’ai le sentiment que nous n’avons pas rempli la mission qui nous avait été confiée, que, même, nous n’avons pas essayé, qu’en tout cas nous ne nous sommes pas vraiment expliqués sur le fond des choses. Il n’y a pas eu ce que j’appelle une « conversion républicaine » de la gauche parvenue au pouvoir. Il y a eu une conversion libérale.

On a bien vu qu’il y avait à cela une explication sociologique. Je n’ai d’ailleurs pas très bien compris l’idée selon laquelle la mondialisation aurait été un levier plutôt qu’un moteur. Elle aurait été un levier pour des transformations qui, sans doute, se seraient accomplies de toute façon, c’est-à-dire la fin du fordisme… Est-ce tellement la fin du fordisme ? Je partage un peu le sentiment de monsieur Hureaux. Je serais plutôt pour la mondialisation motrice, parce que la rupture entre le travail et le capital découle de la libération des capitaux. Ce sont les capitaux et le capitalisme financier qui, en mettant en concurrence les territoires, en aplanissant, au nom de la concurrence, tous les obstacles, ont créé ce monde soit disant homogène mais fondamentalement inégal…

La gauche se définit pour moi selon deux critères : la volonté de raison et le souci d’égalité.
La gauche porte-t-elle vraiment l’exigence de la rigueur intellectuelle ? Est-elle animée par une conception juste de l’égalité qui n’est ni l’égalitarisme niveleur, ni l’élitisme bourgeois mais quelque chose que j’avais appelé l’élitisme républicain, qui essayait de tenir les deux bouts de la chaîne ? Je ne pourrais pas le garantir. C’est pourquoi je demande à y voir d’un peu plus près.

Aucune société ne peut se passer d’un mythe mobilisateur. Il me semble que la gauche a rompu avec ses repères républicains après 1968. C’est ce que j’ai voulu dire tout à l’heure à propos du corps des instituteurs qui se considérait autrefois comme faisant partie de la classe ouvrière et qui, aujourd’hui, s’est tertiarisé. Pendant longtemps, le syndicat national des instituteurs avait maintenu l’exigence d’un double concours, par souci de la parité entre les hommes et les femmes. Tout cela a été abandonné, probablement à juste titre, les femmes ayant autant et souvent plus de mérite que les hommes dans ces métiers difficiles.

L’explication psychologique est très importante : on a détruit le mythe de la classe ouvrière. L’idée d’une classe des producteurs représentée par la classe ouvrière et ses « alliés », comme on disait autrefois, s’est effacée. La classe des producteurs n’est plus un bloc social homogène, la notion de production elle-même est très difficile à analyser dans le cadre de la mondialisation.

C’est la raison pour laquelle je crois que la République est aujourd’hui plus moderne que jamais. C’est l’appel au sens civique qui peut permettre de reconstituer quelque chose qui porte la société en avant mais cela suppose qu’on renoue avec des repères républicains qui, de toute évidence, dans le domaine scolaire, ont été perdus de vue par les élites de la gauche. Monsieur Meirieu et Monsieur Dubet, j’ai cité aussi Antoine Prost – au demeurant tous gens très estimables -, sont porteurs de cette idéologie « victimaire compassionnelle », ruineuse pour l’éducation.

Les trois explications se complètent : l’explication sociologique, l’explication économique, de type marxisant et une explication plus psychologique : nos références ne sont plus du tout les mêmes. Nous n’avons plus un mythe moteur, un mythe mobilisateur.

Il faut en retrouver un car « la République est une idée toujours neuve », comme disait Clémenceau et comme Mendès-France a cherché à l’illustrer encore dans les années cinquante du siècle dernier.

Patrick Quinqueton
Je vais vous proposer de clore là cet intéressant entretien qui aurait pu largement continuer tant nous avons bénéficié d’éclairages qui recélaient des contradictions entre eux, ce qui est extrêmement intéressant. Mais je crois que nous avons fait un défrichage de la réalité actuelle des inégalités.

La question est à revoir, notamment sur des questions qui ont été abordées : Quelles sont les vraies perspectives aujourd’hui ?

Jean-Pierre Chevènement en a évoqué quelques- unes mais nous en sommes encore au stade de l’analyse. Rendez-vous pour de prochains colloques.

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Condorcet « Cinq mémoires sur l’instruction publique » 1791
Revue « Esprit », janvier 2009 : « Le revenu social d’activité : une réforme en faux-semblants »
« Les ambiguïtés du RSA », Droit social, décembre novembre 2007 »

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