Quel avenir pour la gauche allemande ?

Séminaire de la Fondation Res Publica tenu à la Maison de l’Amérique Latine le 29 juin 2009.

Avec la participation de :

  • Gilbert Casasus, professeur à l’université de Fribourg, en Suisse
  • Edouard Husson, professeur à l’université d’Amiens
  • Ernst Hillebrand, directeur du bureau de Paris de la Friedrich Ebert Stiftung.
  • Liem Hoang-Ngoc, député européen
  • Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica entourés de :
  • Patrick Quinqueton, conseiller d’Etat.
  • Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’Etat.
    Pascal Jardin, Inspecteur général de l’Education nationale
  • Alain Dejammet, ambassadeur de France Jean-Pierre Chevènement
    Cette table-ronde rassemble autour de moi Monsieur Gilbert Casasus, professeur à l’université de Fribourg, en Suisse (université – et canton – à la fois francophone et germanophone), Monsieur Edouard Husson, professeur à l’université d’Amiens, Madame Marie-Françoise Bechtel, ancienne directrice de l’ENA, et Monsieur Ernst Hillebrand, directeur du bureau de Paris de la Friedrich Ebert Stiftung.

    J’ouvre le débat en donnant la parole à Monsieur Casasus qui va nous présenter dix thèses, à la mode hégélienne, sur la gauche allemande.

    Gilbert Casasus
    Je tiens à remercier la Fondation Res Publica et son président pour son invitation dans un endroit … plus merveilleux que l’état actuel de la gauche allemande.

    On sous-estime aujourd’hui l’état dans lequel se trouve la société allemande. On ne parle plus de modèle allemand. Le modèle allemand n’existe plus. Les Français n’en ont pas pris véritablement conscience. Je dirais, me référant à l’excellent livre, « Une autre Allemagne », de mon voisin et ami Edouard Husson, qu’il y a une crise très profonde de l’Allemagne.

    Permettez-moi de commencer par une anecdote. J’étais il y a une dizaine de jours à Munich, la ville la plus riche d’Allemagne. La crise y était palpable. Dans le magasin Karstadt, aujourd’hui menacé de fermeture, alors que je demandais à une vendeuse comment elle envisageait son avenir, ajoutant que je lui souhaitais chance et bonheur, je lus la méfiance dans son regard : elle croyait que je me moquais d’elle. Il n’y a en effet, en Allemagne, aucune sorte de solidarité mais un égoïsme social très présent. On l’a vu avec Opel, on l’a vu avec Karstadt, on risque de le revoir avec Quelle. La réaction vis-à-vis de la crise est très particulière. Je l’ai vraiment perçu dans les rues de Munich.

    Je souhaite en effet présenter« dix thèses » :

    Thèse 1. La crise de la gauche ouest-allemande est antérieure à la chute du mur de Berlin. Elle se manifeste dès les élections du 6 mars 1983, lorsque le SPD retombe, pour la première fois depuis 1965, sous la barre des 40% (38.20%).

    Au-delà de ces résultats électoraux, la gauche allemande est alors traversée par une crise identitaire qui se manifestera notamment par les trois volets suivants :
    1°- création en 1980 du parti des Verts, issu de l’opposition extraparlementaire post-soixante-huitarde ;
    2°- mouvement pacifiste des années 1982-1983 qui divise profondément la gauche traditionnelle ;
    3°- perte d’un ancrage syndical, le DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund) devant faire face à des scandales du type « Neue Heimat » et à la disparition de la banque « Bank für Gemeinwirtschaft ».

    Thèse 2. L’unification allemande a politiquement beaucoup plus profité à la droite allemande d’Helmut Kohl qu’à la gauche allemande du SPD. Alors qu’elle comptait détrôner le chancelier Kohl lors des élections prévues en 1990-91, la gauche allemande avec Oskar Lafontaine a enregistré, le 2 décembre 1990, son plus faible score depuis 1957. Cette défaite résultait aussi de la position hésitante que la gauche allemande avait à l’époque manifestée à l’égard de la réunification. Il a fallu attendre 1998 pour que les sociaux-démocrates retrouvent, après 16 ans, le pouvoir grâce à la coalition rouge-verte dirigée par Gerhard Schröder, grâce à une campagne électorale centriste.

    Thèse 3. A l’heure du gouvernement de coalition rouge-verte, confronté à l’emprise de l’environnement international et à l’assainissement des déficits dus à la réunification, la gauche allemande n’a jamais réussi à imposer une politique sociale comme l’auraient escompté ses propres électeurs. En effet, c’est sous Gerhard Schröder que l’Allemagne unifiée franchissait, pour la première fois de son histoire, la barre de cinq millions de chômeurs. En ce sens, la gauche allemande et notamment le SPD souffrent de façon permanente d’un manque de crédibilité sociale, nombre d’électeurs ne lui pardonnant toujours pas d’avoir mis en œuvre une politique de « réformes sociales » prévues dans « l’agenda 2010 ».

    Thèse 4. L’apparition du PDS, aujourd’hui dénommé Linke, a considérablement modifié l’échiquier politique allemand. Alors que la droite allemande, depuis 1961, a toujours su éviter l’apparition d’un nouveau parti en son sein, les sociaux-démocrates ont dû d’abord faire face à la concurrence des Verts, puis à celle du PDS / Linke. En ce sens, le poids traditionnel de la social-démocratie a proportionnellement plus diminué que celui de la démocratie chrétienne.

    Thèse 5. Evénement encore sous-estimé, les années 2000 sont celles d’un profond changement dans la répartition des forces politiques allemandes. A l’exception de 1949 et pour la première fois de leur histoire, ni la CDU ni le SPD ne sont parvenus à atteindre la barre des 40% en 2005. Il semblerait qu’il en soit de même pour les élections à venir en septembre 2009. Par conséquent, la crise de la gauche allemande, de façon exclusive pour le SPD, est aussi celle des partis populaires allemands. Le concept même de « Volksparteien » – concept de base de l’esprit démocratique de la République fédérale d’Allemagne – est remis aujourd’hui en cause par l’électeur lui-même. Donc, la crise de la gauche allemande fait partie de celle de la représentation politique traditionnelle de la République fédérale d’Allemagne.

    Thèse 6. En s’évertuant à garder, coûte que coûte, le pouvoir politique au sein de la « Grande Coalition », le SPD encourt le risque de sacrifier sur l’autel du pouvoir sa capacité de réflexion intellectuelle et programmatique. La stratégie actuelle du SPD privilégie le sauvetage de quelques mesures économico-sociales et de positions internationales au détriment de l’affirmation d’une identité politique social-démocrate. En se plaçant ipso facto comme « Juniorpartner » de la CDU d’Angela Merkel, le SPD se retrouve en position de faiblesse par rapport à son allié chrétien-démocrate. Que ce rapport du faible au fort lui soit enfin de compte favorable, semble relever d’une stratégie politique des plus illusoires, d’autant que le SPD devrait en septembre prochain se retrouver à moins de 28% des voix, soit le plus faible score de son histoire. –A titre d’information, les sondages lui accordent aujourd’hui 26% des suffrages. De plus, les élections européennes de juin 2009 démontrent que la stratégie de la « Grande Coalition » est contreproductive, voire suicidaire pour le SPD. Avec 21% des voix, il a réalisé le plus faible score de son histoire, apparaissant comme le grand perdant de la « Grande Coalition », comme le faiseur d’une majorité, où il ne joue que les seconds rôles. N’aurait-il pas été judicieux pour le SPD de quitter la « Grande Coalition » il y a un an, lorsque les signes précurseurs de la crise se faisaient jour ? Aujourd’hui, c’est trop tard.

    De surcroît, le SPD connaît un problème de leadership important. Il suffit de compter le nombre de présidents de la CDU et du SPD pour s’en rendre compte. A la tête de la CDU, se sont succédé depuis 1949 Adenauer, Erhard, Kiesinger, Barzel, Kohl, Schäuble puis Merkel. Si je devais énumérer tous les présidents du SPD, ne serait-ce que depuis 1988, je risquerais d’en oublier quelques-uns. Depuis Brandt, il y a eu Vogel, Engholm, Scharping, Lafontaine, Schroeder, Müntefering, Platzeck, Beck et de nouveau Müntefering ! Il y a donc une perte énorme au niveau du personnel politique. Le SPD peut-il continuer ainsi ?

    Thèse 7. L’idée d’union de la gauche à la française est très difficilement réalisable en Allemagne. Les résultats du scrutin des élections régionales de Hesse en janvier 2009 ont démontré que, dans sa majorité, l’électorat allemand n’est pas encore disposé à accepter une coalition tripartite entre les Verts, le SPD et la Linke. Si à l’Est la Linke peut, le cas échéant, faire partie d’un gouvernement régional, tel n’est pas le cas à l’Ouest. En ce sens, les disparités politiques Est-Ouest demeurent dans une Allemagne qui fêtera, d’ici quelques mois, le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Cette division politique concerne plus nettement la gauche qu’elle ne concerne la droite, la Linke jouant les trouble-fête politiques sans pouvoir atteindre sur tout le territoire allemand une assise politique qui ferait d’elle un parti de gouvernement. Pour qu’elle le devienne, la Linke devra, durant quelques années, faire preuve de sa capacité gouvernementale et gestionnaire. Si tel est le cas à Berlin, l’exemple du Mecklembourg-Poméranie Occidentale contredit la possibilité d’une entente à plus long terme entre sociaux-démocrates et communistes. Dans un avenir proche, il faudra néanmoins apporter une attention toute particulière au rôle gouvernemental ou extra-gouvernemental que la Linke sera, peut-être, amenée à jouer à l’Est en Thuringe et surtout à l’Ouest en Sarre, Land naguère dirigé par Oskar Lafontaine en personne.

    Thèse 8. Par son histoire et par la fusion du PDS avec le WASG, la Linke n’est pas un parti homogène. D’anciens sociaux-démocrates, déçus par la politique schröderienne, ont renforcé le poids d’une gauche plus radicale, désormais constituée sous la bannière de la Linke. Symboliquement, ce double apport se traduit par la direction bicéphale du parti, personnalisée par Oskar Lafontaine et Lothar Bisky. Deux traditions et deux écoles politiques se trouvent désormais réunies sous le même drapeau, de sorte que la Linke est moins unie qu’il n’y paraît à première vue. En effet, si les anciens du PDS traduisent dans leur engagement politique à la fois une tradition identitaire est-allemande et une volonté réformatrice du communisme (en allemand : Sozialismus), il s’avère que les anciens syndicalistes du WASG et les amis d’Oskar Lafontaine se réclament d’une conception et d’un héritage social-démocrates qu’ils estiment être bafoués par le SPD actuel. Les objectifs et les stratégies politiques entre ces deux courants ne sont pas toujours automatiquement les mêmes. Fait souvent relégué au second plan, il semble que l’objectif prioritaire d’Oskar Lafontaine soit d’affaiblir la social-démocratie allemande. En réponse, les sociaux-démocrates du SPD ne peuvent pour l’instant accepter une quelconque coalition nationale avec Oskar Lafontaine et ses colistiers. Si une gauche « unie » allemande devait voir le jour, elle ne pourrait qu’exister à la condition expresse de se priver politiquement de la personne d’Oskar Lafontaine. En d’autres termes, il faut faire sauter le verrou Lafontaine pour qu’une gauche unie allemande puisse arriver au pouvoir. Lors d’un récent congrès, on a vu que c’est Gysi qui a pu sauver la Linke alors que Lafontaine était accueilli de façon critique par beaucoup de délégués. En ce sens, l’alliance d’un SPD renouvelé avec les composantes est-allemandes de la Linke paraît plus réaliste qu’une alliance entre le SPD et les proches d’Oskar Lafontaine. En conclusion, la perspective d’une alliance de gauche en Allemagne n’est pas envisageable au plus tôt avant 2014, sauf événement exceptionnel à savoir une crise à l’islandaise, voire une dissolution improbable du Bundestag élu en septembre prochain.

    Thèse 9. L’assise sociale de la gauche allemande n’est plus du tout la même que celle dont elle a pu bénéficier durant plusieurs décennies. Le SPD ne peut plus s’asseoir sur un électorat ouvrier, la Linke devenant elle aussi victime du vieillissement de ses électeurs est-allemands ; quant aux électeurs verts, nombreux sont celles et ceux qui, après avoir défendu leurs orientations écologiques, semblent attirés par des partis libéraux, compte tenu du rang social qu’ils ont désormais atteint. Ainsi, la gauche allemande a perdu, en l’espace de quelques années, ses bastions traditionnels que sont Hambourg, la ville d’Helmut Schmidt, et surtout en 2005 la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Land industriel où le salariat vote CDU. Phénomène enregistré également dans d’autres pays, il n’y a plus en Allemagne d’automaticité entre appartenance sociale et comportement électoral. Cela touche également la droite, sachant que la CSU a perdu sa majorité lors des élections régionales de la Bavière en 2008. En ce sens, la gauche allemande se retrouve confrontée à un triple problème d’adéquation sociale, de stratégie politique et surtout de renouveau idéologique. Beaucoup d’intellectuels ont pris leurs distances vis-à-vis du SPD, ils ne se reconnaissent ni dans la démarche politique, ni dans la démarche culturelle. Enfin, la gauche allemande n’est pas en mesure d’ébaucher des solutions réalistes pour dégager des points de convergence dans le triptyque : politique sociale / pensée politique / et définition stratégique. On ne peut pas, d’un côté, faire alliance en Hesse avec la Linke et les Verts et soutenir la coalition au pouvoir à Berlin. Aujourd’hui, la gauche n’apparaît pas comme une force assez crédible pour gouverner une Allemagne en crise dont les Allemands eux-mêmes refusent de mesurer l’importance.

    Thèse 10. La crise de la gauche allemande est à l’image de la crise de la gauche européenne.
    Je disais dans une conférence récente que l’Europe repose sur deux piliers : le pilier chrétien-démocrate et le pilier social-démocrate.

    Le pilier chrétien-démocrate a connu une crise énorme en Italie et Madame Merkel n’est pas une chrétienne-démocrate au sens traditionnel du terme. Le courant chrétien-démocrate était incarné par Helmut Kohl et on connaît la façon dont Madame Merkel a réglé certains comptes avec lui. D’une certaine façon, la démocratie chrétienne traditionnelle n’existe plus.

    Le deuxième pilier social-démocrate n’existe plus non plus. Il est en tout cas en très grande crise.
    Malgré d’indiscutables différences nationales, l’ensemble des gauches européennes sont politiquement incapables d’offrir des solutions alternatives acceptées par la majorité des citoyens européens. Tel est aussi l’un des résultats majeurs des élections européennes de 7 juin 2009. Si les gauches nationales continuent de privilégier des solutions nationales, elles se heurteront automatiquement au manque de perspectives internationales et européennes que la gauche avait su en partie élaborer dans les années 70, 80, voire dans les années 90. A cet égard, ne faut-il jamais oublier que la gauche était majoritaire dans 11 pays sur 15 en 1998-99. A l’époque, elle n’a jamais su définir ensemble un programme européen. De cette incapacité, elle paye toujours le prix à s’identifier aujourd’hui à l’Europe. On se souvient des conflits profonds qui avaient opposé Schröder à Jospin, notamment lors de la publication du papier Schröder – Blair. Depuis lors, la gauche en Europe a connu une défaite après l’autre, n’a pas su surmonter ses divisions, les a approfondies. La gauche allemande et la gauche française illustrent à elles deux parfaitement cette carence idéologique qu’elles n’ont toujours pas voulu examiner avec le sérieux et l’attention dont elles auraient dû faire preuve.

    Je voudrais terminer par une anecdote. J’étais l’autre jour, avec mes étudiants au parlement de Bruxelles. J’écoutais un grand député européen, Klaus Hänsch, un homme qui a beaucoup fait pour l’Europe et pour le politique SPD. Il prenait dans certains domaines des positions totalement contraires à celles de son parti. Les étudiants étaient très étonnés. Nous lui avons posé la question : « Le fait que vous n’ayez plus de réponses claires et nettes et que vous contredisiez l’attitude de votre parti est-il le reflet d’une crise de la social-démocratie ? ». Sa réponse fut incroyable : « Mais il n’y a pas de crise de la social-démocratie ! ». C’est assez effrayant, la gauche allemande ne semble pas avoir conscience de l’état dans lequel elle est. Elle croit à une crise passagère, mais en réalité celle-ci est beaucoup plus profonde. Je termine ici sur cette note plutôt pessimiste.

    Edouard Husson
    Puisque dix thèses, tout à fait légitimes et excellentes ont été énoncées, je ne vais pas en rajouter dix autres mais je tenterai de décentrer le regard. Il a été beaucoup question du SPD. Ernst Hillebrand réagira probablement à certaines remarques et commentaires.

    Après une réflexion générale sur la situation politique où se trouvent l’Allemagne et les partis, je vous proposerai une brève analyse sur ce qu’on peut attendre de la prochaine élection législative suivie d’une réflexion sur les deux autres forces, les Verts et Die Linke, et sur l’incapacité de la gauche allemande à faire « l’union de la gauche », thème qui a été abordé par Gilbert Casasus.

    Parler de la crise de la gauche en Allemagne, c’est évoquer une crise du système politique allemand lui-même, mais pas au sens de « la crise de la République de Weimar ». Il n’y a pas de danger de dérapage, de basculement vers l’extrême droite. Si, dans les Länder de l’est, l’extrême droite compte 3% ou 4% d’électorat, potentiel ou réel, à l’ouest, la population, jusqu’à présent, résiste aux sirènes des partis néonazis ou ultraconservateurs. Il ne s’agit donc pas d’une crise qui mette en danger la démocratie au sens où on a pu le dire pour la République de Weimar. Mais il s’agit bien d’une crise de la démocratie en Allemagne comme il y a une crise généralisée de la démocratie et du sens que l’électorat trouve dans les institutions représentatives, dans l’ensemble des pays européens et du monde occidental.

    Ce que Gilbert Casasus a dit des Volksparteien est très juste mais je pense que la chute a commencé plus tôt. La CDU-CSU était déjà à 38% en 1998 et en 2002. Effectivement, un nouveau glissement s’est produit en 2005, avec le passage à 35% qui a beaucoup surpris. Aujourd’hui, la CDU se demande si elle sera au-dessus de 35% et le SPD s’il dépassera 30%. C’est l’enjeu des prochaines élections. Cela signifie la disparition des Volksparteien, ces partis de large rassemblement qui s’ancraient dans l’ensemble des couches sociales.

    On le voit très bien pour la CDU qui a perdu, ces quinze à vingt dernières années, la partie la plus jeune de son électorat et qui, sauf, peut-être, en Bavière et en Bade-Wurtemberg, a perdu la partie la plus populaire de son électorat. La CDU est devenue un parti d’urbains plutôt âgés qui a du mal à séduire les classes populaires et qui, d’autre part, ne tient pas les nouveaux Länder (où le parti obtient des résultats fluctuants), comme ça avait été l’espoir d’Helmut Kohl.

    Le SPD connaît une même évolution, assez dramatique. Je ne reviens pas sur ce qu’a dit Gilbert Casasus. Le SPD subit les dommages collatéraux de la désindustrialisation partielle de l’Allemagne. Une part de l’électorat populaire, ouvrier en particulier, et de l’électorat précarisé menacé ou touché par le chômage, ne vote plus pour le SPD et souvent ne vote plus du tout. La force de l’abstention dans la société politique allemande est une autre réalité. Il me paraît vraisemblable que les deux grands partis, les deux anciens Volksparteien, tomberont à moins de 35% des voix lors de la prochaine législative. Si on ajoute à cela l’abstention croissante, la crise est patente, confirmée par le fait que les classes les plus aisées, les plus urbanisées, sont disputées à la CDU et au SPD par les deux autres partis, FDP et Verts, depuis de longues années. Le grand enjeu est aujourd’hui de savoir qui votera pour le FDP aux prochaines élections, s’il y aura un vote tactique pour tenter d’avoir une coalition FDP-CDU et qui votera pour les Verts, un parti urbanisé qui attire la gauche bobo sans mordre sur les chômeurs et les gens précarisés.

    Reste Die Linke, un parti qui, paradoxalement, ne profite pas de la crise autant qu’on aurait pu l’imaginer. Il n’y a pas d’effet Lafontaine, pas d’effet Gysi, pas « d’effet crise » pour la gauche allemande. Le programme de Die Linke est un programme de gauche relativement modéré. Certains qualifieraient ce programme, qui n’est audacieux ni socialement ni économiquement, de keynésien. Il s’agit de relance, d’une intervention plus importante de l’Etat, pour réguler le marché. Die Linke ne se distingue de l’ensemble du système politique allemand que sur la politique étrangère : c’est devenu le parti le plus pacifiste d’Allemagne. Si, en matière économique, Die Linke ne fait pas plus parler d’elle dans la situation de crise actuelle, c’est parce que les autres partis ont largement repris ses préconisations : soutien aux banques, programmes d’investissements, intervention de l’Etat (dont on parle prudemment).

    Que va-t-il se passer lors des prochaines élections législatives ?
    Ernst Hillebrand et moi participions il y a quelques jours à une intéressante réunion à l’IFRI avec des experts allemands des sondages. Selon eux, on ne peut pas se fonder sur les résultats de l’élection européenne pour savoir ce qui va se passer lors des élections législatives. Les deux experts s’entendaient pour dire que le SPD allait remonter dans le cours de la campagne et que le résultat serait beaucoup plus serré que ne veulent bien le dire les sondages aujourd’hui. Des éléments vont dans ce sens mais, si le résultat est plus serré, la CDU-CSU sera entre 33% et 37% (selon les résultats de la CSU en Bavière) et le SPD sera vraisemblablement un peu au-dessus de 30%. Si j’en crois ce que nous avons entendu l’autre jour, il n’y aura donc de possibilité de coalition à deux partis ni à droite ni à gauche. Les seules options possibles seraient donc la reconduction de la Grande Coalition ou des coalitions à trois. Or les coalitions à trois sont particulièrement difficiles à réaliser.

    Quittant le domaine du pronostic électoral, qui n’est pas ma spécialité, je voudrais insister, sur ce qu’on peut sentir actuellement, de l’état d’esprit de l’opinion allemande.

    Comme Gilbert Casasus l’a suggéré, il y a des « lâchages », des glissements assez importants. En Allemagne un peu avant les élections européennes, j’ai été très frappé par le désintérêt profond pour le scrutin européen. C’est quelque chose d’assez nouveau dans l’opinion allemande. Certes, l’abstention a toujours été forte mais cette fois des gens qui, il y a quelques années, étaient des européens fervents avaient oublié la date de cette élection qui, selon eux « ne servait à rien » ! Les Allemands sont connus pour leur civisme, il est donc surprenant qu’une électrice de la CDU, d’une soixantaine d’années, une Stammwählerin (un pilier du parti ou plutôt un électeur fidèle), oublie d’aller voter, ne serait-ce que pour assurer un bon score à Madame Merkel. Mais il est particulièrement intéressant de noter l’idée, maintes fois exprimée, que cette élection ne sert à rien et que l’important c’est l’élection de septembre, qui va donc probablement polariser davantage qu’elle ne le fait actuellement.

    En effet, dans la situation de Grande Coalition, les deux partis s’observent pour savoir lequel va « tirer le premier », chacun espérant que l’autre soit en difficulté. Ces jours-ci, le SPD se réjouit de voir la CDU et la CSU se disputer sur la question des impôts (Faut-il les relever, les baisser ou les maintenir ?) mais cela ne crée rien de positif. La Grande Coalition – comme les cohabitations dans l’histoire de la Ve République – a pour effet de démoraliser la population qui ressent une absence de débat politique, quand bien même le personnel ministériel ferait un travail de fond sérieux.

    La grande question, en septembre, sera celle de l’abstention, celle de l’effet de la crise. Enfin, on observera le score des deux grands partis réunis. Lors des dernières européennes, ils atteignaient à peine 50% à eux deux. Il n’y a donc plus d’opinion structurée par les grands partis. Les petits partis ne jouent plus leur rôle de pivot et se contentent d’évaluer leur capacité de nuisance par rapport aux deux grands partis. Tout cela sur un fond – commun à tous les pays occidentaux, à toutes les démocraties parlementaires – de montée de l’individualisme, de baisse de la croyance dans les grands partis, dans leur capacité à structurer et de baisse de la croyance dans l’idée nationale, à la fois parce que les élites l’ont rejetée comme appartenant au passé et parce que les couches populaires ne comprennent plus ce que pourrait être un projet d’ambition nationale. Depuis la disparition du Deutsche Mark, beaucoup de repères ont disparu en Allemagne.

    Mais je crois qu’il faut aller plus loin et s’interroger pour savoir ce que pourrait être aujourd’hui un projet de gauche en Allemagne. Il est très difficile de le définir.

    Voyons d’abord ce que les trois partis essayent de mettre sur pied.

    Le SPD, au moins jusqu’au début des années 80, incarnait le versant social de l’économie sociale de marché qui, depuis Willy Brandt, avait mis en place une politique de redistribution un peu plus poussée et avait développé au maximum les possibilités d’intervention de l’Etat même si, dans le contexte allemand, elles étaient relativement limitées. Ce parti était l’ultime garant de l’égalité qui caractérisait la société ouest-allemande. Or, aujourd’hui, plus aucun parti – à l’exception de Die Linke –ne se préoccupe de maintenir cette égalité sociale comme valeur fondamentale. Le SPD est donc mal à l’aise. Gilbert Casasus a parlé de la Neue Mitte de 1998, puis ce fut l’agenda 2010 qui, théoriquement, était fait pour sauver la protection des chômeurs. Mais ce projet a totalement démoralisé le parti d’autant plus qu’il n’y a pas eu de figure charismatique après Schröder. On peut se demander aujourd’hui si le SPD est encore un parti de gauche. Est-ce même un parti du centre ? Une place importante est occupée à sa gauche par Die Linke mais surtout par l’abstentionnisme. Le problème du SPD est de remobiliser les abstentionnistes … dont beaucoup sont justement des déçus du SPD !

    Les Verts ont bâti leur réputation sur deux causes – la protection de l’environnement et le pacifisme – réunies dans un seul combat : la sortie du nucléaire. Sur la protection de l’environnement, les Verts ont obtenu largement gain de cause et ont transformé les mentalités. Il y a des choses qu’ils n’obtiendront jamais, telle la limitation de la vitesse sur les autoroutes. Leur problème est de retrouver un souffle. Ni Obama, ni le redémarrage des discussions internationales ne constituent un élément incitatif pour l’électorat. Les Verts ont largement abandonné la défense de la paix à Die Linke. Le parti est divisé, il est très mal à l’aise sur la question de l’Afghanistan et plus aucun Vert n’ose se dire ouvertement et totalement pacifiste. L’électorat est donc assez désorienté.

    Si Die Linke, parti paradoxal, ne réussit pas sa fusion mais, surtout, ne réussit pas sa percée à l’ouest, c’est largement dû aux cadres du parti, souvent des représentants d’anciens groupuscules de la fin des années 60 et des années 70, tous « post » (postmarxistes, post-maoïstes etc.). Ils connaissent le problème qu’ont rencontré les militants de 68 en France : Comment aller au peuple ? Or, c’est un électorat populaire que Die Linke pourrait rassembler. Mais j’ai souvent observé à l’ouest que les cadres de Die Linke ne trouvent pas les mots pour parler aux chômeurs, les précarisés, les gens qui sombrent dans la nouvelle pauvreté. Ils ont des domaines de faiblesse. Le programme de Die Linke ne dit rien de la lutte contre l’extension de la pauvreté des enfants. C’est un vrai problème aujourd’hui pour l’Allemagne. Ce sont les classes populaires les plus précarisées qui ont le plus d’enfants. Aujourd’hui un enfant sur cinq grandit dans une famille en dessous du seuil de pauvreté. Or le programme de Die Linke est quasiment muet sur ce sujet.

    On voit que ces trois partis connaissent un gros problème de crédibilité.

    Sur quel dénominateur commun pourraient-ils s’allier ?
    Théoriquement, il y a une majorité de gauche. Selon l’un des deux experts allemands que j’évoquais tout à l’heure, les Verts allemands sont plus à gauche qu’on ne le croit en matière économique. Mais, sociologiquement, ils ne réunissent pas l’électorat traditionnel de la gauche. On l’a vu en Hesse, la gauche n’arrivera pas à s’unir. Il y a des obstacles historiques à cela. Les Verts sont plus disposés à se rapprocher de Die Linke mais entre le SPD et Die Linke subsistent des contentieux liés à des raisons plus profondes que la seule personnalité de Lafontaine.

    Toute autre coalition à trois est improbable :
    Une alliance entre la CDU, les libéraux et les Verts est parfois envisagée mais une partie de l’électorat de la CDU ne voudra jamais s’allier aux Verts et une partie de l’électorat vert y sera aussi rétif. L’expérience de Hambourg (coalition noire-verte) n’est pas suffisamment concluante.

    L’hypothèse SPD / Verts / Libéraux amputerait encore plus le SPD de son électorat populaire, à cause des mesures économiques qui seraient prises.
    Il n’y a donc pas beaucoup de solutions. Il est probable que la Grande Coalition sera reconduite, par défaut, lors des prochaines élections. La crise du SPD décrite par Gilbert Casasus continuera et la gauche allemande restera sans programme alternatif.

    La CDU, qui trouve paradoxalement une force dans son enracinement régional, posera problème au SPD dans les années qui viennent. Alors que ce parti a plutôt incarné, pendant des années, une sorte de consensus transrégional, ce qui se rapprochait le plus d’une identité nationale allemande, il lui est aujourd’hui de plus en plus difficile de jouer ce rôle.

    Jean-Pierre Chevènement
    Merci, Monsieur le professeur. Voilà la réponse à la réflexion de Klaus Hänsch qui disait qu’il n’y a pas de crise de la social-démocratie. Si le plus probable est la reconduction de la Grande Coalition, Monsieur Hänsch n’a pas de souci à se faire.
    Je me tourne vers notre ami Ernst Hillebrand qui va nous fournir son propre éclairage.

    Ernst Hillebrand
    Donner un « éclairage » après ces deux brillants exposés est assez difficile. Je félicite mes prédécesseurs pour leurs contributions. Je suis toujours surpris par la qualité de l’analyse, le niveau d’expertise et les connaissances qui existent en France sur la situation politique en Allemagne.
    Je vais quand même faire quelques commentaires sur la situation de la gauche en Allemagne et surtout sur le SPD, le parti dont je suis membre depuis plus de trente ans.

    Pour qu’un parti ou un mouvement politique ait du succès, trois facteurs doivent être réunis :
    – un projet politique convaincant,
    – un leader qui incarne ce projet,
    – des mesures politiques emblématiques capables de symboliser ce projet politique aux yeux de la population.

    Aucun de ces facteurs n’est présent pour l’instant dans la gauche allemande. On n’a donc pas l’impression que la gauche allemande puisse se sortir à court terme de la crise dans laquelle elle se trouve actuellement.

    Cette crise, néanmoins, doit être relativisée. Les sondages d’opinion sur les valeurs sociales en Allemagne, montrent que, même si le sentiment de solidarité est en train se s’effriter, cette société, comparée à d’autres sociétés occidentales, a toujours un réflexe social assez fort. Au Bundestag, arithmétiquement, il y a encore une majorité de gauche qui peut se renouveler dans les années à venir. C’est donc moins un problème de majorité structurelle qu’un problème de mobilisation de l’électorat et un problème de logique de coalition et de possibilité des alliances politiques qui rend la situation de la gauche allemande difficile.

    Regardons d’abord le SPD et ses problèmes. Son socle électoral reste assez solide (entre 23% et 25%) mais il s’est clairement réduit ces dernières années. Le parti souffre de l’hétérogénéité croissante de sa base électorale. Comme pour d’autres partis de gauche en Europe, on constate un fort enracinement dans les couches les plus éduquées (de niveau universitaire) mais aussi chez les gens d’un faible niveau scolaire qui se trouvent dans une situation économique plutôt précaire. C’est un grand écart que le parti a plus de mal à maîtriser à chaque élection. Deux facteurs me paraissent importants dans ce contexte : un problème social et un problème d’identité culturelle.

    Depuis les années « rouges-vertes » de Schröder, l’image politique du SPD souffre d’une sorte de déficit social. Selon des sondages d’opinion, le SPD est vu par l’opinion publique, par ses électeurs et par ses militants comme un parti qui ne se préoccupe pas des intérêts de ses électeurs, ce qui pose problème lors de chaque campagne électorale. De plus, un certain nombre de thèmes socioculturels : le multiculturalisme, le libéralisme culturel, la politique d’immigration, révèlent une sorte de divorce entre une partie de l’électorat traditionnel des couches populaires et le parti, ses militants et fonctionnaires. Le SPD se positionne, sur ces thèmes, comme un parti libéral, un positionnement qui ne correspond pas forcément aux convictions d’une partie des ses électeurs, surtout chez les ouvriers.
    En même temps, les ressources institutionnelles sont en train de s’affaiblir, comme l’a mentionné Edouard Husson à juste titre. L’enracinement dans les Länder est de plus en plus faible. Les régions contrôlées par le SPD sont beaucoup plus rares qu’il y a dix ou vingt ans. Le même constat peut s’appliquer au contrôle des mairies des grandes villes. La majorité des grandes villes sont gérées par des maires CDU ou d’autres formations politiques. De plus, on ne voit se dessiner aucune stratégie d’alliance à long terme. Le parti se trouve face à un concurrent à sa gauche (Die Linke) et il ne sait pas comment gérer cette situation, inédite depuis la deuxième guerre mondiale : doit-il intégrer, embrasser ou essayer d’isoler Die Linke ? La question est en train de diviser le parti.

    Si la situation du SPD est compliquée, celle de Die Linke l’est encore beaucoup plus. Les problèmes structurels de ce parti – Edourd Husson et Gilbert Casasus les ont décrits – sont massifs. C’est un parti d’une hétérogénéité extrême à tous points de vue : sur le plan politique, en ce qui concerne sa base sociale et électorale et son implantation territoriale. Il vit un conflit générationnel très fort et un conflit ouvert entre les trois composants de l’appareil de parti :
    – les anciens fonctionnaires du PDS à l’est,
    – les anciens militants de la gauche anti-systémique à l’ouest
    – les fonctionnaires du mouvement syndical qui furent à l’origine du projet de Die Linke il y a quelques années pour créer une alternative politique au SPD au niveau national.

    Ces trois groupes d’acteurs sont extrêmement hétérogènes et largement incompatibles. De plus, on constate à l’ouest une très grande dépendance de la figure d’Oskar Lafontaine, véritable « incarnation » du parti dans l’ancienne RFA. Mais les bases politique et sociale réelles de ce parti à l’ouest restent faibles. Il s’agit – mis à part la composante syndicale – d’un regroupement des vétérans de l’ancienne gauche de la gauche ouest-allemande qui n’ont jamais su convaincre ni s’implanter dans la population (et n’en avaient d’ailleurs pas la volonté). Lafontaine reste indispensable à l’ouest pour ce parti mais il est aussi un obstacle à toute stratégie d’alliance avec le SPD.

    Parmi les trois forces généralement considérées comme partis de gauche en Allemagne, le parti des Verts est celui qui, à mon avis, a le moins de problèmes structurels. C’est de plus en plus un parti de la bourgeoisie libérale, d’une certaine élite académique. C’est le parti allemand qui a l’électorat le plus aisé : on vote « vert » chez les professions libérales, les hauts fonctionnaires, les cadres supérieurs qui roulent en Volvo. Son seul problème concerne les alliances. Les élites du parti sont plutôt enclines à tenter – comme à Hambourg – des stratégies d’alliance avec les autres formations bourgeoises : CDU, libéraux, tandis que la base du parti reste ancrée à gauche. Une coalition sans le SPD serait donc très difficile à gérer à l’intérieur du parti.

    Que peut, vu ce paysage, augurer l’avenir ?
    Rappelons-nous : La gauche allemande dispose d’une majorité arithmétique. Tout dépendra de la volonté du SPD et de sa capacité à transformer cette majorité arithmétique dans l’avenir en majorité politique de fait. Un tel type de politique de coalition s’expérimente au niveau des communes, au niveau régional mais jamais au niveau fédéral. N’oublions pas qu’il a fallu vingt ans pour que le SPD accepte une coalition avec les Verts à Bonn ! Compte tenu de ses faiblesses structurelles, le SPD paraît condamné à clarifier sa position à l’égard de Die Linke et à entrer à moyen terme dans une stratégie de coalition, au moins ponctuelle et limitée avec ce parti. Il ne peut survivre, à long terme, seulement comme « parti du moindre mal » : soit comme partenaire minoritaire dans des coalitions avec les formations de droite, soit comme leader d’une coalition avec des partis libéraux aux valeurs politiques, sociales et culturelles très éloignées des préoccupations d’une partie important de la base électorale du SPD.

    La seule alternative à une stratégie de coalition sélective est une stratégie d’isolement de Die Linke. A long terme, une telle stratégie peut parfaitement fonctionner : les bases de Die Linke sont plus faibles qu’on ne le croit et rien ne garantit que ce parti survive à long terme. Cette stratégie d’isolement consisterait à convaincre les gens que le vote pour Die Linke est un vote inutile, car politiquement stérile. Une partie importante du SPD est clairement tentée par cette stratégie. Mais le SPD, s’il opte pour cette stratégie, devra s’attendre à une traversée du désert assez longue et brutale.

    Dans ce contexte, parlons brièvement d’Oskar Lafontaine, puisque son nom a été évoqué. Lafontaine est effectivement un problème pour le SPD. Tant que Lafontaine est l’interlocuteur incontournable au niveau fédéral, il est exclu que la génération actuelle du SPD accepte d’entrer dans une coopération avec Die Linke. Mais le SPD est arrivé au bout d’un cycle politique et générationnel. « Neue Mitte », c’est terminé. Avec ce projet politique, c’est aussi une génération d’acteurs politiques qui s’épuise… La nouvelle génération sera fort probablement moins sensible au « phénomène Lafontaine ».

    La crise des Volksparteien évoquée par les deux orateurs précédents est une réalité. On peut l’observer un peu partout dans le monde. Mais l’analyse du comportement électoral révèle que les deux grands partis, le CDU et le SPD trouvent toujours des électeurs dans toutes les couches sociales. Si leur représentativité s’est amoindrie dans la période récente, c’est, me semble-t-il, un effet inévitable du système électoral à l’allemande, extrêmement représentatif. L’atomisation sociale, l’épuisement de certains processus de socialisation et d’acculturation collectifs (qui avaient créé les « classes » traditionnelles) nous mettent face à des sociétés de plus en plus hétérogènes sur les plans culturel, social, économique. Il est inévitable que cette hétérogénéité croissante de la société allemande se traduise, à la longue, dans le système des partis politiques.

    C’est dans ce contexte aussi que j’interprèterai d’une manière un peu plus nuancée le rôle des Verts à rapport au SPD. La création des Verts en 1983 a eu comme conséquence un élargissement de la base électorale de la gauche allemande. Le SPD comme parti des « petits gens » n’est pas forcement éligible pour le type d’électeur qui vote aujourd’hui pour les Verts. Sans les Verts, cette frange de la population ne serait pas susceptible d’être intégrée dans un projet de gauche.

    Un mot, pour terminer, sur le « modèle allemand ». Existe-t-il encore ou a-t-il disparu, comme le disait Gilbert Casasus ?

    Il est intéressant de constater, que pour Monsieur Fillon et Monsieur Sarkozy, le modèle allemand existe bel et bien. C’est-à-dire que, politiquement, le modèle s’est déplacé : c’était dans les années 70, un modèle du centre-gauche, c’est aujourd’hui un modèle de centre-droit. Et, à mon avis, ce modèle intéresse encore pas mal de gens dans le monde dans la mesure où il présente un type d’économie qui semble capable de s’insérer dans l’économie mondialisée avec plus de succès que d’autres économies : les excédents commerciaux en témoignent.

    Débat final

    Jean-Pierre Chevènement
    Merci.
    Je vais maintenant ouvrir le débat.
    Nous écouterons d’abord Pascal Jardin, un germaniste, aujourd’hui inspecteur général de l’Education nationale après avoir dirigé l’académie de Paris.

    Pascal Jardin
    Ce qui a été dit est singulier à la situation allemande mais on retrouve beaucoup d’éléments de la gauche européenne et, par certains côtés, de la gauche française.
    Je ne peux rien augurer des résultats de septembre 2009.

    Vous n’avez pas parlé du tout du FDP. Les résultats des élections européennes sont, comme en France, extrêmement trompeurs. La participation n’a été que de 43% en Allemagne. Les chiffres qu’on peut en tirer sont donc un peu illusoires. Malgré tout le FDP (Freie Demokratische Partei) n’a pas trop mal réussi par rapport à d’autres.

    Une coalition CDU/FDP pourrait-elle arriver à faire un gouvernement ? Il semblerait, en effet, que le SPD, en tout état de cause, ne soit pas en mesure de faire une décision.

    Par ailleurs, les similitudes avec la France apparaissent dans la mesure où ces partis de gauche, ces partis de gouvernement, sont englués dans une forme de libéralisme. Notamment, ils ne remettent absolument pas en question le modèle européen qui, ici et maintenant, préside à la construction européenne.

    On aspire à un projet politique clair : ce pourrait être, par exemple, une défense affichée, programmatique des services publics en tant que tels. Or on voit rien de tel en France, pas plus qu’en Allemagne.

    On retrouve cette crise de la social-démocratie un peu partout, notamment en France, avec pas mal de similitudes dans la situation politique.
    Pourquoi ne parlez-vous pas du tout du FDP. N’a-t-il à votre avis, aucun avenir en terme gouvernemental ?

    Edouard Husson
    Le FDP a un potentiel indéniable, à cause du réflexe que j’appellerai ordo-libéral. Une partie de la société allemande fait une interprétation de la crise qui peut sembler paradoxale à des Français mais qui a beaucoup de vrai : la crise s’explique par une surabondance de liquidités dans l’économie mondiale, il faut remettre de l’ordre, retrouver l’équilibre budgétaire, revenir au contrôle de la masse monétaire, en particulier américaine ; or, ajoutent les libéraux – et Madame Merkel les rejoint sur ce point – la méthode américaine Bush-Obama est catastrophique car elle ajoute encore du déficit alors que l’essentiel des problèmes est venu de leurs déficits incontrôlés. Je pense que le vote aux élections régionales en Hesse en faveur du FDP exprimait ce sentiment. Mais il ne semble pas que le FDP additionné à la CDU soit sûr de franchir la barre des 50%. Si la CDU atteignait 37%, ce qui serait un bon résultat, il faudrait 13% à 14% pour le FDP au niveau national, ce qui est quasiment impossible à cause des nouveaux Länder qui votent peu pour le FDP. Je ne pense pas que ce soit réalisable, contrairement à ce qu’on entend en ce moment en Allemagne où une petite euphorie prévoit une victoire « noire et jaune ». Il faut se rappeler qu’en 2005, les sondages ont donné un moment la CDU majoritaire à elle seule, or Madame Merkel s’est retrouvée à 35%. Il n’y avait même pas de majorité possible avec le FDP. Je n’y crois donc pas, mais il y a peut-être d’autres avis autour de cette table.

    Gilbert Casasus
    A propos des services publics, je ferai un détour par la Suisse où s’est posée la question de désigner les services publics dans la partie germanophone. Les syndicats ont trouvé le terme allemand de « services publics » (en français) ! Aujourd’hui, à Zürich, et dans les autres villes germanophones, on parle donc de « services publics ». Il faut noter qu’en Allemagne, le terme « Öffentlicher Dienst » n’a pas du tout la même portée politique que le mot « service public » en France. La spécificité, l’histoire du service public sont absentes.

    Je rejoins totalement Edouard sur l’analyse ordo-libérale, très présente en Allemagne. Normalement, lorsque l’économie libérale a failli, quelle que soit son orientation politique, on ne vote pas pour les libéraux. De même, on ne vote pas pour les communistes lorsque le régime soviétique s’effondre. Ainsi, quand la RDA s’est écroulée, les Allemands de l’est n’ont pas voté pour les communistes. Pourtant, cette règle ne s’applique pas entièrement en RFA, les électeurs restant attachés à une logique qui leur est propre. En effet, c’est le parti libéral qui a le plus progressé ces derniers temps au sein de l’électorat allemand, notamment parce qu’il préconise de baisser les impôts, alors qu’on sait que la baisse des impôts n’est pas la meilleure recette pour lutter contre la crise. Il y a une contradiction totale entre le comportement électoral et la réalité économique. Pour emboîter le pas, la CDU défend à son tour le principe de la baisse des impôts. Le FDP est en train de gagner de nombreux suffrages avec ce genre d’argument : plus on baissera les impôts, plus la croissance repartira et plus les déficits seront épongés (les économistes présents dans la salle savent à quel point ce type de raisonnement est illusoire). C’est ce qui fait que le FDP se trouve aujourd’hui dans une position de force.

    Edouard Husson a également raison de nous mettre en garde contre les sondages allemands. Ils dépassent, dans la capacité d’erreur, ceux des autres pays. Néanmoins, si on continue de leur accorder encore quelque crédit, on peut envisager trois cas de figure. Selon nombre d’observateurs la Grande Coalition a toutes les chances d’être reconduite le 27 septembre prochain. Toutefois, la CDU/CSU y sera beaucoup plus forte que SPD. Celui-ci n’y jouera alors, dans le vrai sens du terme, que les seconds rôles.

    Un autre élément risque d’avoir son importance – le débat traverse d’ailleurs actuellement la presse et les politologues allemands -, à savoir la question des mandats supplémentaires. Sans rentrer dans des questions de loi électorale, je voudrais simplement vous faire part d’une particularité du système électoral allemand : si on a moins de sièges correspondant au nombre de voix obtenues, la législation de la République fédérale accorde ce qu’on appelle des mandats supplémentaires. Cela peut favoriser le plus grand parti, en l’occurrence la CDU. Selon les calculs d’éminents collègues, le FDP et la CDU pourraient atteindre la majorité grâce aux mandats supplémentaires. Là aussi, il convient d’envisager ce deuxième cas de figure, où la majorité CDU-FDP ne serait légitimée que par un artifice d’arithmétique électorale.

    Le troisième cas est celui de l’électeur allemand qui réalise qu’on ne peut pas rejouer ad vitam aeternam la Grande Coalition et considère que la seule autre solution est une majorité CDU-FDP. Il peut donc y avoir un réflexe de vote utile. Une partie de cet électorat, plutôt classe moyenne supérieure, peut aussi voter FDP (et non Vert), pour ramener le FDP au gouvernement qui n’a plus gouverné depuis plus de dix ans. Selon une blague allemande, quand deux CDU se rencontrent, ils se saluent en disant : « Cher compagnon comment vas-tu ? » ; quand deux SPD se croisent, ils échangent un : « Cher camarade comment vas-tu ? » ; quand il s’agit de deux FDP, ils se donnent du: « Cher ministre, comment vas-tu ? ». Le FDP ne peut pas s’imaginer hors du gouvernement. Je n’exclus donc pas un réflexe vote utile pour une coalition CDU-FDP.

    Quant à un quatrième cas de figure hypothétique, à savoir celui d’une « Coalition Jamaïque », du nom des couleurs du drapeau de ce pays, je ne pense pas qu’il puisse être véritablement être pris en compte aujourd’hui. L’alliance des Verts avec la CDU/CSU et le FDP paraît improbable, d’autant qu’elle n’a jamais été expérimentée dans le moindre des Länder. Mais rien, n’est exclu !

    Ernst Hillebrand
    Il y a dans la société allemande un socle électoral pour le FDP, constitué de gens convaincus de l’efficacité des recettes libérales. C’est le cas dans toutes les sociétés occidentales, mais en Allemagne c’est clairement exprimé dans ce parti idéologisé, libéral, qu’est le FDP.

    Les sondages montrent qu’il n’y a pas d’aspiration au changement en Allemagne. Le souhait de voir un nouveau gouvernement après le 27 septembre paraît beaucoup moins vif qu’il y a quatre ans. La perspective de revoir le FDP au gouvernement ne semble donc pas mobiliser les électeurs. On n’est pas content de la grande coalition mais le « climat de changement », comparé à d’autres élections est cette fois-ci assez faible. Attendons de voir les résultats du 27 septembre.

    Jean-Pierre Chevènement
    Je suggère de revenir à gauche et de nous intéresser à nouveau à ce qui se passe entre le SPD et Die Linke. En France nous comprenons mal cette incapacité quasiment structurelle à se rapprocher, à s’unir, bien que nous ayons, nous aussi, une histoire dominée par l’anticommunisme. Avant le congrès d’Epinay, l’anticommunisme était très fort au sein du Parti socialiste SFIO. Le PS s’était constitué sur une base anticommuniste au congrès de Tours. L’anticommunisme pèse beaucoup plus, me semble-t-il, sur l’histoire de l’Allemagne. Il faudrait remonter à l’échec de la révolution, en 1848, à Bismarck et à l’ostracisme qu’il avait jeté sur le SPD dont celui-ci s’est sorti très difficilement, malgré août 1914. Je ne voudrais pas évoquer les difficultés anciennes entre les socialistes du SPD et de l’USPD, la répression du Spartakusbund en 1919, les divisions de la gauche face à Hitler, l’alliance puis la guerre germano-soviétiques, l’occupation soviétique de l’Allemagne de l’Est, enfin la réunification, portée et réalisée par Helmut Kohl, c’est-à-dire par la droite allemande. Il me semble que celle-ci confisque la légitimité nationale en s’appuyant sur un réflexe anticommuniste très ancien et partagé d’ailleurs jusqu’au SPD. Pour le dire de manière un peu provocante, tout se passe comme si l’idéologie dominante allemande imposait la mise à l’écart des communistes, aujourd’hui Die Linke, et réduisait ainsi la gauche divisée à l’impuissance. Tout cette histoire pèse lourdement et rend peut-être plus difficile un rapprochement avec Die Linke, parti héritier de la SED, même s’il y a eu une tentative de réforme. Ce que nous a dit Ernst Hillebrand, à savoir la tentation d’une stratégie de l’isolement de la part du SPD doit retenir l’attention. C’est la promesse d’une assez longue traversée du désert, me semble-t-il.

    Ce qu’a exprimé le professeur Casasus concernant le verrou « Lafontaine » m’a un peu surpris. Certes, Lafontaine n’est pas d’accord avec le SPD. Il me semble qu’il propose une politique alternative de type keynésien et ne formule pas un projet historique très différent de celui d’une bonne social-démocratie de gauche. Sous le contrôle de Monsieur Liem Hoang-Ngoc, député européen et membre du Parti socialiste français, je dirai qu’au fond, Oskar Lafontaine est l’équivalent idéologique d’un Henri Emmanuelli. Cela ne justifie pas des haines aussi violentes. En quoi Lafontaine est-il un obstacle insurmontable – que ne serait pas Gysi – pour une alliance entre le SPD et Die Linke ?

    S’agissant des Verts allemands, ils sont très supérieurs aux Verts français (à tel point qu’ils nous fournissent, nous Français, en cadres dirigeants !). C’est une variété de libéraux-libertaires beaucoup moins dogmatiques que nos propres Verts. Je ne sais pas si c’est une chance pour la gauche allemande. On peut se demander s’ils n’ont pas contribué à la fourvoyer dans le domaine de la politique internationale, d’abord par un pacifisme excessif, ensuite par une réfutation non moins excessive de leur pacifisme pendant les guerres yougoslaves ou au moment de la guerre d’Afghanistan. De plus, les Verts prennent des électeurs aux socialistes. N’a-t-on pas vu cela, récemment, en France ? Une partie de l’électorat des couches moyennes qui restait attachée au parti socialiste a rejoint les Verts.

    Comme le disait Pascal Jardin, il y a une grande similitude entre la France et l’Allemagne. La social-démocratie était une bonne idée au milieu du siècle dernier, quand une certaine configuration géopolitique incitait les classes dirigeantes de l’ouest à accorder beaucoup d’avantages au monde du travail par peur du communisme. Ce contexte n’existe plus du tout. Nous sommes à l’ère du capitalisme financier qui précarise les classes travailleuses. Le créneau historique favorable à la social-démocratie s’est effacé. On voit aussi que le cycle social-libéral qui a lieu en France comme en Allemagne, avec l’Agenda 21, s’est refermé au moment de l’intensification de la crise du capitalisme financier à l’automne dernier. Je rappelle qu’au mois de juillet dernier, le Parti socialiste français mettait ses statuts en ordre par rapport à l’orientation social-libérale. Les socialistes sont pris en porte à faux, à contrepied par la violence de la crise. Leurs idées – qu’ils avaient eux-mêmes reniées – n’apparaissent pas vraiment à la mode, peut-être pour cela-même.

    Je suis surtout frappé par l’incapacité des gauches française et allemande d’analyser la crise à l’échelle mondiale, de se situer par rapport à cela, d’offrir une autre réponse qu’une simple réponse keynésienne qu’Obama par ailleurs est tout à fait capable d’apporter. Il l’apporte d’ailleurs avec plus de force que les partis de gauche et de droite européens qui, à leur décharge, ne bénéficient pas du privilège du dollar.

    Outre l’absence d’analyse de la crise, on note, dans l’ordre international, celle d’un projet européen clair.

    On s’interroge même sur le destin de l’Empire américain. Que restera-t-il d’Obama dans quelques années ? Les problèmes sont d’une très grande complexité, au Moyen-Orient, au Pakistan, en Afghanistan, sans parler d’Israël et de la Palestine. Que disent les gauches européennes par rapport à ces questions ? Quelles perspectives offrent-elles ? Sont-elles même capables de soutenir la politique d’Obama (dont il ne faut pas oublier que l’objectif prioritaire est de restaurer le leadership américain) ? Je n’en suis pas sûr.

    Sur le plan économique, on assiste à des discussions surréalistes sur le déficit. Madame Merkel réfute l’idée qu’il puisse y avoir un bon déficit, finançant les dépenses à venir, comme le dit – à juste titre – Nicolas Sarkozy (et comme le disait déjà Edgar Faure, quand il parlait de « l’impasse » dans les années 50). Madame Merkel combat cette idée mais elle est prise à revers par un déficit qui va aller croissant et mettra l’Allemagne hors des critères de Maastricht jusqu’en 2013. Au mois d’octobre dernier, Madame Merkel refusait un plan de relance qu’elle a fini par accepter parce que les banques allemandes ne se portaient pas aussi bien que le croyait Monsieur Ackerman, président de la Deutsche Bank.

    Je constate donc une grande faiblesse d’analyse, dont souffre peut-être aussi la droite européenne. Mais nous avons en France une droite plus astucieuse, plus pragmatique que la droite allemande, dominée par la tradition de ce que vous appeliez « l’ordo-libéralisme ».

    Je pose à nouveau la question de l’incapacité des gauches allemandes à s’unir. Pourquoi le rapprochement est-il si difficile ? La droite n’apparaît-elle pas, en Allemagne comme en France, plus rassurante par rapport à une gauche qui n’a pas beaucoup d’idées ? Mais, je l’ai dit, la droite allemande ne paraît pas avoir beaucoup d’idées non plus.
    Je reste donc interrogatif quant à la perspective offerte, ou plutôt non offerte, par la gauche allemande.

    Il me semble qu’il y a une crise européenne de la gauche. Le cycle du communisme est refermé depuis vingt ans, la social-démocratie est une idée d’un autre temps, le social-libéralisme a échoué. Qu’en est-il de la capacité de se projeter en avant des gauches européennes ?
    Peut-être, Monsieur Liem Hoang-Ngoc, économiste réputé pourra-t-il donner son avis ?

    Liêm Hoang-Ngoc
    Ce séminaire vient fort à propos. Ce qui arrive en France ne nous est pas caractéristique. La social-démocratie européenne subit la même crise.

    Les divisions du PS français, dues à un trop plein de présidentiables, ne suffisent pas à expliquer le désaveu des Français. Les électeurs, en particulier dans les classes populaires, assimilent aujourd’hui la social-démocratie aux politiques d’accompagnement du libéralisme qui se sont développées au cours de ces quinze dernières années. Ils ont le sentiment que la social-démocratie n’aurait pas proposé d’autres solutions que la droite pour sortir de la crise.

    Il ne faut pas négliger le débat keynésianisme – libéralisme. Lafontaine, ministre des Finances, avait subi une volée de bois vert des milieux d’affaires allemands et de la Banque centrale parce qu’il réclamait la réorientation de la politique macro-économique européenne avant que la stratégie de Lisbonne ne fût adoptée. La stratégie macro-économique qu’il prônait était aux antipodes de celle qui sera adoptée au sommet de Lisbonne. Il ne faut pas négliger cette importante ligne de clivage dans la social-démocratie allemande. Le plan Hartz 4, l’agenda 2010 sont le symbole des choix faits par la social-démocratie. Par ailleurs, on parle beaucoup du « Bad Godesberg » que les socialistes français n’auraient pas opéré. Mais on omet de préciser que le « Bad Godesberg » du SPD (cogestion + keynésianisme) se distinguait fondamentalement de la « troisième voie » du manifeste Blair-Schröder. Ce débat de fond commence à ressurgir dans les congrès du SPD. A moyen terme, une aile gauche aura intérêt à mettre l’alliance entre Die Linke et le SPD à l’ordre du jour.

    Nous, Français, sommes un peu dans la même situation. Deux lignes traversent le parti socialiste, comme au SPD, dont Lafontaine est sorti. Nous n’avons toujours pas tranché : les uns, par exemple, tiennent à la retraite après 37,5 ans de cotisations, les autres disent : « Pas de tabou pour la retraite à 67 ans ! ». La première secrétaire, qui ne veut pas trancher, « tape » au milieu, si bien que le discours devient cacophonique, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres. La discussion a pris un aspect caricatural à propos de la participation au congrès de Versailles. Sur d’autres sujets, nous ne tranchons pas entre la ligne « troisième voie » et celle que vous avez qualifiée de keynésienne, qui, aux yeux de beaucoup, est encore trop volontariste ou jugée archaïque. Or elle s’avère particulièrement appropriée comme programme minimum de gestion de la crise aujourd’hui en Europe. Très pragmatiquement, le vent est en train de tourner, la Banque centrale elle-même est devenue keynésienne. La semaine dernière, elle a injecté 442 milliards d’euros sur le marché interbancaire pour détendre les conditions du crédit. Sa politique de taux d’intérêt est encore trop timide parce que Trichet est cramponné à la politique de l’euro fort, mais il faut souligner certains tournants, même s’ils sont pris à contrecœur. La masse monétaire croît aujourd’hui à un rythme annuel de 6%, ce qui n’est absolument pas monétariste (car l’inflation est quasi nulle)! Vingt pays sur vingt-sept n’appliquent plus le pacte de stabilité ; le régime des aides d’Etat vole en éclats. Le vent est en train de tourner, disais-je. A mon avis, il manque des « émetteurs » keynésiens à l’échelle européenne, des « émetteurs » à la fois intellectuels et politiques, qui ne se contentent pas de s’opposer et de critiquer la politique menée à contrecœur par les gouvernements actuels (dont le « surmoi libéral » les empêche d’être keynésiens jusqu’au bout). A titre illustratif, je pourrais énumérer les plans de relance qui n’en sont pas vraiment et les insuffisances des politiques menées, y compris aux États-Unis pour nettoyer le bilan des banques, des politiques « au milieu du gué » appliquées sous la pression des lobbies financiers. Ainsi, le plan Geithner n’est pas autre chose que l’organisation d’une grosse spéculation à la hausse sur les « pommes pourries » qu’on va faire racheter par les fonds spéculatifs.

    Jean-Pierre Chevènement
    Il me semble qu’il faut distinguer deux moments.

    A la fin des années 90, un choix a été fait. Le pacte de croissance et de stabilité a été signé en 1997, le sommet de Lisbonne a eu lieu en 2000. A ce moment-là, onze pays sur quinze avaient des gouvernements de gauche, socio-démocrates. Dominique Strauss Kahn, ministre de l’Economie et des Finances français, s’entendait –paraît-il -parfaitement avec Oskar Lafontaine. Pourtant, ça n’a rien donné au niveau de l’orientation générale, peut-être parce que la conjoncture était relativement favorable. Elle s’est retournée fin 2000. Je constate que le choix a été fait, à ce moment-là, en faveur d’une ligne que je qualifie de social-libérale (Sommets de Lisbonne puis de Barcelone en 2002). La période qui a suivi a vu la défaite de la plupart de ces gouvernements « de gauche ».

    Aujourd’hui, le problème est tout à fait différent, comme vous l’avez dit. Les critères de Maastricht sont éclatés, les règles européennes sont foulées aux pieds (interdiction des aides d’Etat, principe de la concurrence), déficit et endettement explosent. Malgré tout, on sent bien en Europe une grande réticence à s’aligner sur les plans américains beaucoup plus audacieux, tels que les défendraient encore plus Stieglitz et des économistes comme Paul Krugman.

    Reste que le choix américain apparaît comme très audacieux par rapport à ce qu’est la politique de la France et de l’Allemagne. Je pense que la France serait peut-être plus audacieuse si l’Allemagne n’avait pas été un peu en arrière de la main à l’automne 2008. Toutefois, la droite française est très partagée. Sarkozy a décrété qu’il ne ferait pas d’impôt nouveau, d’autres voient se creuser le déficit, doubler l’endettement auxquels il faudra recourir. Dans le milieu parlementaire français, je constate un grand effroi de la part de beaucoup de dirigeants de la droite par rapport à cet endettement.

    Au sein de la gauche, le débat oppose-t-il aujourd’hui libéralisme et keynésianisme (un peu plus ou un peu moins de relance)? Ca ne me paraît pas le débat central, qui devrait plutôt porter sur les moyens d’éviter de revenir à la situation d’avant la crise, de restaurer le capitalisme financier mondialisé (après une mauvaise passe, tout reviendrait à la situation antérieure).

    La question n’est pas posée de savoir quelle réforme de l’Etat on devrait promouvoir, comment reconstruire un ministère de l’Industrie, comment contrôler l’appareil du crédit, quel type de croissance mettre en avant, quel modèle de développement favoriser à l’échelle mondiale, quel type de rapports entretenir avec les pays à très bas coûts, comment résoudre le problème du désordre monétaire international (en effet, l’euro sera poussé vers le haut par la baisse du dollar). Toutes ces questions devraient agiter les gauches française, allemande, européenne. Or il semble qu’il n’y ait pas beaucoup de vivacité dans le débat intellectuel.

    Liêm Hoang-Ngoc
    Tous les débats institutionnels que vous venez de mettre sur la table sont dans le tiroir qu’on tire quand on ouvre le débat entre Keynes et les libéraux, y compris la question de la monnaie de réserve internationale. Il y a les questions du contrôle des marchés financiers, du rôle de la monnaie, du taux de change, de la politique budgétaire, de la politique industrielle, des instruments nécessaires pour la mettre en œuvre etc. Dans mon esprit, il ne s’agit pas seulement des politiques de régulation conjoncturelle. Au cours de ce dernier quart de siècle, il y a vraiment eu un choix macroéconomique : 1980-1983 versus ce qui a été fait après. C’est ce débat qui doit ressurgir à l’échelle européenne – au moins dans les pays de l’euro-groupe – puisque nous avons fait le choix de la monnaie unique.

    Quant aux perspectives de la gauche française, je suis très sceptique sur l’avenir du PS. Nous allons au devant d’une défaite aux régionales (risque sous-estimé par nos présidents de régions qui pensent que, sur leur réputation, ils vont sauver la gauche). Toutes les formations de gauche vont avoir intérêt à se compter, dans un contexte où la droite aura le vent en poupe dans les régions. Les résultats risquent d’être assez mauvais pour la gauche. Si rénovation il y a, ce sera sans doute après les élections régionales car, jusque là, tous les élus vont être rivés sur la négociation pour leur place et sur les fusions de listes.

    Le PS est quasiment dans la situation qu’il a connue entre 1965 et 1969, dans la période de déliquescence de la SFIO. A l’époque, la situation avait rebondi à Epinay, parce que toute la gauche non communiste avait réussi à se fédérer autour d’un programme relativement clair qui a permis ensuite de rassembler toute la gauche. Après les régionales, le NPA, le Front de gauche, les Verts, le MRC et les socialistes, parviendront-ils à s’entendre pour créer une grosse fédération autour de quelques idées simples, symboliques et crédibles ? Le candidat émergera spontanément à partir du moment où on se sera mis d’accord sur le fond et sur la forme. A l’époque, on s’était très rapidement entendu sur la répartition des places à la proportionnelle au suffrage universel des congrès. Les points sur lesquels on peut se mettre d’accord me paraissent évidents : la régulation des marchés financiers, l’entrée de l’Etat dans le capital des banques à hauteur de ce qui a été capitalisé, les services publics, la protection sociale incluant la retraite et l’assurance maladie, les énergies renouvelables, (il est très facile de se mettre d’accord sur une planification de la filière énergétique et de la filière transports engageant le développement de la filière énergie renouvelable). Toute une série de questions peuvent faire l’unanimité, comme la fiscalité et, plus généralement, la redistribution, les salaires et la démocratie dans l’entreprise. Je pense que tous ces points sont partagés à la fois par nombre de ceux qui ont voté Europe-écologie, Front de gauche, NPA et une bonne moitié du Parti socialiste. Si tous ces gens n’arrivent pas à se mettre d’accord, on peut penser que le deuxième mandat Sarkozy sera extrêmement destructeur pour le modèle social français.

    Jean-Pierre Chevènement
    Entre la gauche de la gauche, un parti socialiste lui-même divisé et des Verts souvent prêts à céder aux sirènes du libéralisme, la synthèse paraît difficile.

    Il faudrait ajouter à tous les problèmes que vous avez mentionnés celui des rapports avec les États-Unis, aussi bien dans l’ordre politique que dans l’ordre économique, des rapports avec la Chine et, d’une manière générale, avec les pays milliardaires en hommes et à très bas coûts salariaux. Sur ces problèmes qui se profilent à l’horizon, on ne peut se priver d’une réflexion stratégique à l’échelle mondiale et l’Europe telle qu’elle existe ne nous aide pas à réfléchir.

    Edouard Husson
    Je voudrais revenir sur la question que vous avez posée à propos de Lafontaine. On ne peut pas sous-estimer la violence de la rupture qu’a représentée le départ d’Oskar Lafontaine du gouvernement en mars 1999.

    Il avait deux motifs :
    Le premier – d’ailleurs peu cité – était son refus de soutenir la guerre du Kosovo. Il a écrit dans un livre publié par la suite qu’il considérait cette guerre comme une trahison du combat mené dans les années 1980-1990. Même si Schröder s’est ensuite opposé à la guerre en Irak, pour Lafontaine, le mal était fait car il y avait eu rupture de la confiance que les électeurs avaient mise dans un programme de pacifisme pragmatique et non fondamentaliste.

    On a complètement oublié la principale raison pour laquelle Oskar Lafontaine est devenu persona non grata dans les milieux dirigeants allemands : l’insistance avec laquelle, en 1998-1999, pendant les mois passés au gouvernement, il a demandé une réforme du système monétaire international. Ce fut un casus belli pour un certain nombre de dirigeants allemands, pour les gens de la BCE mais aussi pour les États-Unis. Un vrai débat devrait aujourd’hui, dix ans plus tard, surgir, après les interventions chinoise et russe du printemps pour dénoncer l’étalon dollar- un séisme géopolitique ignoré par les médias si l’on en croit le peu de couverture de la réunion de l’organisation pour la Coopération de Shangaï et de la réunion du BRIC d’il y a quelques jours, au cours desquelles la logique de l’étalon dollar a été à nouveau mise en cause.

    Y a-t-il quelqu’un, dans la classe politique allemande, pour s’emparer du sujet à la suite de Lafontaine ? Pour l’instant ce n’est pas du tout le cas. Or il faudrait penser plus loin. Car personne n’a intérêt à ce que l’arbitraire de la politique monétaire chinoise se substitue à celui de la politique américaine. L’euro représente environ un quart des réserves de change internationales et nous aurions intérêt à nous appuyer sur la mise en cause chinoise mais pour imposer à tous les acteurs le retour à un système monétaire stable. De ce point de vue, les Russes sont les plus constructifs. Une coopération « de l’Atlantique à l’Oural » pourrait s’imposer, si la France et l’Allemagne s’emparaient ensemble du problème. La grande question à poser est celle des taux de change à l’échelle internationale, qui suppose qu’on remette en cause, non seulement la vieille puissance tutélaire américaine, mais aussi la douce illusion dont se bercent les Allemands, persuadés qu’avec la Chine ils s’en sortiront toujours. Le jour où un taux de change fixe sera imposé à la Chine, les choses changeront complètement. Il est très significatif que personne à gauche, ni en France ni en Allemagne, ne s’empare des vrais sujets.

    Jean-Pierre Chevènement
    Qu’appelez-vous séisme géopolitique ?

    Edouard Husson
    Je parle du fait que la Chine, depuis le mois d’avril, a dit fortement à trois reprises qu’il n’était plus possible que le dollar soit la seule monnaie de réserve internationale. La semaine dernière, l’organisation de Shanghai et le BRIC ont repris le thème. L’organisation de Shanghai a parlé de faire entre ses membres un équivalent de ce qu’était l’écu, c’est-à-dire une monnaie de transaction internationale. C’est la fin de l’étalon dollar. C’est, selon moi, la vraie révolution géopolitique, c’est aussi fort que ce qui s’est passé quand l’Union soviétique s’est effondrée. On n’entend ni la gauche allemande ni la gauche française sur le sujet.

    Jean-Pierre Chevènement
    On n’entend personne. Nous tiendrons en octobre un colloque sur le système monétaire international, nous le préparons depuis plusieurs mois, Dominique Garabiol est le pilote de ce projet. Mais très peu de gens (en dehors de la Fondation Res publica qui a publié un colloque sur l’avenir du dollar (1) et un autre sur l’avenir de l’euro (2)) se sont intéressés à ces questions.

    Gilbert Casasus
    En France, il y a quand même deux mots sur lesquels toute cette gauche très diverse peut s’entendre : le mot « socialisme » et le mot « Etat ». On peut parler du socialisme, de la valeur de l’Etat, du modèle de l’Etat, ce ne sont pas des mots tabous.

    En Allemagne ce n’est pas le cas. Ces deux mots font l’objet de profondes divergences entre les familles politiques de la gauche allemande. Le mot « Sozialismus » fait automatiquement penser à la RDA. Même si on parle de « socialisme démocratique » dans le programme de Bad Godesberg, on n’entend guère de sociaux-démocrates du SPD employer cette expression. Quant au mot Etat, « Staat », il fait peur parce qu’il évoque le « Staat » allemand de l’Est, voire le « Staat » nazi. Il est d’ailleurs curieux de voir qu’en Allemagne tout le monde parle des « deux dictatures allemandes », sans réfléchir à la pertinence de cette comparaison.

    Tant que les diverses composantes de la gauche allemande ne seront pas capables de réfléchir sur le concept de l’Etat et sur celui du socialisme, il sera très difficile, au niveau de la teneur programmatique, de s’entendre.

    On oublie aussi leurs différences de provenance, d’origine. A ce propos, Ernst Hillebrand a dit une chose très importante : les Verts ne sont pas nés des mouvements socialistes mais contre les mouvements sociaux traditionnels (contre les mouvements syndicaux, par exemple). Les grands adversaires du mouvement syndical allemand des années 80 se trouvaient chez les Verts, et non à la CDU où l’on trouve une composante favorable au syndicalisme allemand.

    En ce qui concerne Die Linke, il faut appréhender à sa juste mesure le fait qu’un Président d’un parti politique, en l’occurrence Oskar Lafontaine à la tête du SPD jusqu’en 1999, lâche tout, d’une seconde à l’autre. Pour un camarade socialiste ou social-démocrate SPD de la Ruhr ou d’autres bastions sociaux-démocrates, c’était une trahison. Il en est de même pour Reinhard Klimt, l’ancien meilleur ami d’Oskar Lafontaine, qui, lui aussi, s’en est directement pris à ce dernier. Les règlements de comptes personnels jouent également leur rôle dans « l’âme » social-démocrate. On dit, en allemand, notamment à propos du SPD, qu’il faut que cela sente les écuries, le « Stallgeruch » ; et là, il n’y a plus de « Stallgeruch », on n’est plus dans la même famille, on n’appartient plus à la même famille.

    Ceci m’inspire une thèse que j’avance prudemment :
    Il se pourrait qu’entre certains réformateurs est-allemands de l’aile Gysi, la plus réformatrice, et quelques SPD, aient lieu quelques tentatives de rapprochement idéologique. En effet, ils ont une conception relativement proche du concept de socialisme démocratique, étant donné que Gysi et les gens qui l’entourent peuvent légitimement affirmer qu’ils ont essayé de réformer démocratiquement le socialisme à l’Est. C’est vrai et on l’oublie. Ils ont beaucoup plus contribué à réformer le régime socialiste de l’Est que certains qui se sont découverts CDU à 18h58 le 9 novembre 1989. Il y a là des rapprochements possibles. Aujourd’hui, il s’agit, à l’intérieur de la gauche allemande comme à l’intérieur de la gauche française, de trouver les personnes ou les familles politiques qui soient capables de se rapprocher et qui ne soient plus directement liées aux partis politiques traditionnels. C’est vrai en France comme en Allemagne. On est dans un « post-Epinay » en France comme on est dans un « post-Rouges-Verts » en Allemagne. Les gauches allemande et française ne l’ont peut-être pas encore compris. C’est également valable pour d’autres pays européens, notamment l’Autriche.

    Jean-Pierre Chevènement
    Je me tourne vers notre ami Ernst Hillebrand. J’aimerais qu’il nous donne le point de vue du social-démocrate allemand sur cette discussion.
    Etes-vous choqué par ce que vous avez entendu ?
    Pourquoi n’arrivez-vous pas à vous entendre avec Die Linke ? Les rapports avec Lafontaine sont-ils irréversiblement dégradés ?

    Ernst Hillebrand
    La question va se résoudre relativement tôt, après les élections. En réalité, il y a déjà des coalitions entre le SPD et Die Linke dans les nouveau Länder et à Berlin (c’est une expérience concrète dans un endroit très visible, qui n’est plus tout à fait l’est). Il ne faut pas sous-estimer la dimension, au sein du SPD, du groupe qui est sur une logique de banalisation de Die Linke. Dans ce groupe se trouvent aussi des représentants du centre et de l’aile droite du parti. Ce groupe pense qu’il faut traiter Die Linke comme n’importe quel autre parti, dans la perspective de s’ouvrir une option de pouvoir de plus. Sous la pression de mauvais résultats électoraux le 27 septembre, cette idée pourrait se diffuser beaucoup plus rapidement qu’on ne le pense.

    D’un autre côté je suis un peu surpris d’entendre que des notions controversées chez nous susciteraient un tel consensus en France. La gauche allemande serait-elle la seule en Europe qui soit incapable de trouver de concepts et des propositions politiques susceptibles de mobiliser un soutien majoritaire au sein de sa société ?

    Je ne suis, par exemple, pas sûr que le keynésianisme fasse consensus dans la société française entière.

    Y a-t-il vraiment un consensus en France sur l’idée de l’Etat ? Il est vrai qu’en Allemagne (et d’autres pays) cette notion est assez ambiguë dans l’opinion publique, évoquant à la fois une « force de bien » (un appareil capable d’assurer quelques services essentiels) et une « force de mal » (un deuxième mécanisme d’exploitation) Mais j’ai l’impression que c’est le cas en France aussi.

    L’élection de Nicolas Sarkozy me donne quelques doutes sur la profondeur de l’enracinement de la représentation de l’Etat comme un facteur exclusivement positif dans la vie quotidienne des Français. Il me semble qu’il est vu aussi comme un facteur d’exploitation, de bureaucratie, de pesanteur paralysante.

    J’irai même plus loin : je crois que l’idée de « solidarité », slogan incantatoire de la gauche européenne, ne dit plus grand-chose à une majorité de la société, ni en Allemagne, ni en France. Marcel Gauchet écrivait récemment que l’Etat social est aujourd’hui « un mécanisme où les moyennement pauvres doivent payer pour les très pauvres ». Mais ces « moyennement pauvres » ne sont pas forcément heureux de devoir payer pour les « très pauvres », des deux côtés du Rhin.

    C’est le vrai problème de la gauche : elle est pour l’instant incapable de définir clairement les concepts sur lesquels elle pourrait construire son projet politique et social, face à un éclatement de la société, face à une hétérogénéité croissante sur les plans économique, culturel, social de nos sociétés, face à des inefficacités avérées de nos systèmes sociaux et de notre système étatique.

    La victoire de nos adversaires a été beaucoup plus large que nous ne sommes prêts à l’admettre pour l’instant. La pensée libérale est profondément enracinée dans nos sociétés. Une tentative de construire un projet politique de la gauche qui ne prendrait pas acte de cette défaite historique, ne serait pas capable de générer des majorités. On se trompe en France si on croit que des notions et des concepts traditionnels de gauche constituent encore des bases solides pour un projet de gauche. En Allemagne vous ne convaincrez plus personne avec Bad Godesberg ni avec le keynésianisme ni avec le rôle d’un Etat fort. J’ai aussi des doutes sur la solidité d’un projet politique construit sur ces bases en France.

    Jean-Pierre Chevènement
    Ce qui se passe depuis un an montre quand même que c’est autour de l’Etat que s’organise la riposte à la crise. Certes l’Etat, est traditionnellement l’objet de beaucoup de critiques, mais c’est quand même l’Etat qui, sur des questions comme les banques, l’automobile, le fonds stratégique d’investissement etc., élabore des réponses qui, d’ailleurs, ne sont pas toujours cohérentes entre elles. Je vois en Europe que c’est autour des Etats que les réponses, quand elles ont été apportées, ont été organisées, y compris en Allemagne. Même si elles sont déclinées au niveau des Länder, c’est quand même Madame Merkel qui a pris un certain nombre d’initiatives. L’Etat intervient puissamment au secours des banques allemandes. Le plan de relance allemand – plus de 50 milliards d’euros – est loin d’être ridicule. C’est quand même l’Etat qui met la main à la poche et c’est un peu la même chose en Italie. Je ne parle même pas de la Grande-Bretagne.

    Marie-Françoise Bechtel
    Je crois que le fait d’induire de la critique de l’Etat – telle qu’elle apparaît dans l’opinion, relayée par les médias – que la valeur est atteinte en profondeur est une erreur. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas d’interrogation à poser mais on ne peut pas passer de l’un à l’autre de cette façon. Il y a beaucoup de médiations culturelles inconscientes entre les deux et on ne peut pas affirmer que les Français n’aiment plus l’Etat parce que l’Etat est critiqué.

    Je ne voudrais pas qu’on se sépare sans avoir posé une question :
    Qu’est-ce que le système électoral allemand peut apporter en ce qui concerne l’alliance avec Die Linke ? En d’autres termes, y a-t-il réellement une fenêtre, puisque les élections approchent, ou est-ce que les données, y compris les données éventuelles d’alliance, resteront inchangées ?

    Gilbert Casasus
    Je ne pense pas que les données changent notablement. Die Linke va faire un score proche de celui du PDS en 2005. La seule question qui se pose en filigrane aujourd’hui en Allemagne, c’est l’éventualité d’introduire un peu plus de vote majoritaire. Si la Grande Coalition – qu’on n’aime pas – devait encore être réélue, alors un débat serait certainement initié par la CDU qui a tout intérêt à ce système qui favorise le parti le plus fort. Je n’exclus pas que ce débat, qui est en filigrane ou enterré depuis vingt ou vingt-cinq ans, réapparaisse si une nouvelle Grande Coalition devait voir le jour, même si l’électeur allemand, au plus profond de lui-même n’aime pas ce système. La Grande Coalition ad vitam aeternam n’est pas une bonne réponse pour la démocratie allemande, même si on est obligé de temps en temps de perdre le pouvoir.

    Julien Landfried
    Le parti socialiste français est aujourd’hui capable de gagner des élections locales mais ne semble plus pouvoir remporter des élections nationales. Si j’ai bien compris Ernst Hillebrand, en Allemagne le SPD est moins fort localement que le PS. Comment expliquer ces différences entre la France et l’Allemagne ?

    Ma seconde question concerne l’impact potentiel de l’augmentation du déficit budgétaire et de la dette publique en Allemagne. En effet, le spectre de l’inflation se profile derrière cette augmentation de la dette et on connaît le rôle de l’inflation dans l’histoire allemande.

    Jean-Pierre Chevènement a parlé tout à l’heure d’un véritable déni de la part des forces politiques allemandes, à commencer par Angela Merkel (qui critique ses voisins avant de regarder sa propre situation intérieure) concernant l’augmentation de la dite dette. Ses conséquences (inflation, désordres monétaires, effets de redistribution entre génération) font-elles débat en Allemagne et à gauche en particulier ?

    Jean-Pierre Chevènement
    Je voudrais joindre une question à celle de Julien Landfried : Quel projet la social-démocratie allemande propose-t-elle au peuple allemand dans la perspective des élections qui vont avoir lieu en septembre ?

    Ernst Hillebrand
    Il n’y a, pour l’instant aucun projet qu’on puisse discerner en tant que tel. Il y a une panoplie de propositions concrètes dans divers domaines politiques, surtout en ce qui concerne la modernisation écologique et la lutte contre le chômage. Mais il est impossible d’y discerner quoi que ce soit qui ressemble à un réel « projet » politique. C’est le pragmatisme appliqué, une déclinaison des recettes d’une social-démocratie essentiellement technocratique mais rien qui puisse incarner une sorte de « vision thing » dont a parlé Bill Clinton à l’époque. Ce type de « vision thing » n’est pas forcement dans l’esprit des gens qui sont actuellement à la tête du SPD et qui incarnent le meilleur de la tradition gestionnaire et pragmatique du SPD.

    En ce qui concerne les programmes de relance et leur financement, j’ai l’impression qu’on souhaite encore attendre avant de discuter des actions supplémentaires. Pour l’instant, seulement un tiers des moyens publics pour des investissements supplémentaires ont été utilisés, faute de projets réalisables à court terme et par nécessité d’avoir des processus de planification approfondis. Pour l’instant, des sommes assez importantes (plus qu’en France relativement au PIB), mises à la disposition pour les investissements publics n’ont donc pas encore été utilisées.

    Un facteur additionnel est le fait que, dans l’opinion publique, prédomine l’idée que les plans de relance sont généralement procycliques, ne prenant effet que lorsque la crise est déjà plus ou moins dépassée. Pour l’instant, la demande d’investissements publics supplémentaires est absente du débat en Allemagne. Mais ça peut changer si la crise se prolonge et s’aggrave.

    En ce qui concerne la politique de déficit et de dette, il faut noter que le groupe parlementaire du SPD était profondément divisé sur la question de l’amendement à la constitution qui limite la dette publique (3) :
    On dit que la dette est une sorte d’obsession allemande. Mais cela s’explique partiellement par la situation démographique du pays : il y aura beaucoup moins d’actifs dans vingt-cinq ans. C’est une des raisons –parfaitement rationnelle – qui explique que le problème de la dette préoccupe plus la classe politique en Allemagne qu’en France.

    L’inflation ne suscite pas encore le débat parce que, selon les experts, ce phénomène ne menace pas dans les deux ou trois ans qui viennent. Toutefois, c’est un argument qui est utilisé pour justifier la politique de la limitation des dépenses publiques.

    En ce qui concerne la perte de pouvoir du SPD dans des grandes villes en Allemagne, les raisons sont complexes. Une des explications réside sans doute dans la transformation des forces conservatrices. Elles se sont adaptées au biotope des grandes villes et y présentent un conservatisme beaucoup plus écologique, plus libéral, plus moderne. Plusieurs maires conservateurs sont ouvertement gays. Dans les villes où ils sont au pouvoir, les conservateurs se sont adaptés avec succès à la boboïsation des centres villes et au changement de la composition sociale de la population urbaine

    Gilbert Casasus
    Les Allemands détestent deux mots : « Schulden » (on parle d’ailleurs de dette, de « Verschuldung » et non de déficit) et « Inflation ». Ici, nous n’évoquons pas l’inflation, mais la « Verschuldung », un mot qui fait peur, parce qu’il induit une notion de culpabilité. En allemand, être coupable, c’est en effet être « schuldig ». « Schuld sein », c’est avoir tort. Bref, celui qui crée des « Schulden » a tort, parce qu’il est coupable d’avoir fait des dettes.

    Paradoxalement, ce sont les ministres des finances SPD, Hans Eichel sous Schröder et Peer Steinbrück sous Angela Merkel, qui se targuent d’avoir réussi à limiter le déficit. Il y a encore deux ans, Monsieur Steinbrück annonçait qu’un ministre social-démocrate serait le premier à avoir un budget en équilibre, sans le moindre déficit. Dans les années quatre-vingt-dix, on critiquait Theo Waigel et Helmut Kohl pour leur rigueur financière, alors qu’ils encourageaient une politique déficitaire pour payer le prix de la réunification. Dix ans après, ce sont les sociaux-démocrates allemands qui se veulent budgétairement vertueux. Ainsi, est-il intéressant de noter cette particularité allemande qui contredit le cliché selon lequel l’orthodoxie financière serait à droite et le laxisme budgétaire à gauche.

    La loi électorale concernant les élections municipales est totalement différente en Allemagne et en France. Il faut donc se garder de toute comparaison. J’étais dernièrement dans une commune de Bavière extrêmement catholique et conservatrice, où le SPD, dans les meilleures années, peine à atteindre 15% à 20% aux législatives, or le maire est SPD ! L’élection directe du maire par la population fait que dans beaucoup de villes, le maire est élu sur sa notoriété et non sur son étiquette politique.

    Ernst Hillebrand
    Je voudrais ajouter un mot à propos de la dette et du déficit. Evidemment, dans le contexte de la crise actuelle, tout le monde est un peu sur la ligne « deficit spending ». Mais je comprends très bien l’orthodoxie budgétaire du SPD : il faut évidemment, si on le peut, éviter d’avoir des dettes et de payer des intérêts aux banques aux frais du contribuable. En réalité, au lieu de réduire la marge de manœuvre de l’Etat, une politique de désendettement l’élargit. Elle permettra d’avoir plus de moyens, dans quelques années, pour les investissements publics, pour l’assainissement des infrastructures etc. La logique du déficit éternel, qui consacre 25% des recettes de l’Etat aux intérêts versés aux banques, ne me paraît pas forcément une position progressiste.

    Patrick Quinqueton
    On a beaucoup parlé des résultats électoraux. Il y a vingt ou trente ans, selon les analyses, la différence fondamentale résidait dans le grand nombre d’adhérents des partis allemands alors que la France, même dans les meilleures années (à l’exception du Parti communiste dans sa période faste), n’avait pas de partis d’adhérents. Même dans sa grande époque d’Epinay, le PS avait peu de membres.

    Qu’en est-il aujourd’hui en Allemagne ?

    Gilbert Casasus
    Un événement considérable est passé inaperçu : il a y environ un an, pour la première fois dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne, la CDU a dépassé le SPD en nombre d’adhérents. La CDU en est restée à 500 000 adhérents tandis que le nombre de membres du SPD subissait une chute vertigineuse. Si mes souvenirs sont exacts, en 1983, dans l’Allemagne non réunifiée, le SPD avait aux alentours de 900 000 adhérents. Aujourd’hui, dans l’Allemagne unifiée, il atteint péniblement 500 000 adhérents. Ainsi, le SPD a subi une véritable hémorragie militante dont il subit quotidiennement les conséquences. Une grande partie des relais politiques du SPD sont morts. L’ancien secrétaire général du SPD, Peter Glotz, aujourd’hui décédé, avait, dès 1981-82, mis en garde le SPD contre la perte des relais traditionnels, auxquels d’ailleurs lui-même ne croyait plus, à savoir les associations ouvrières, les mouvements de jeunesse, voire les groupes et patronages culturels. A partir de ces années, tout ce qui était lié au monde syndical a commencé à péricliter et on a vu un nombre très important de militants sociaux-démocrates quitter le SPD.

    De plus, il y a aujourd’hui une crise d’identité entre les intellectuels et le SPD. Beaucoup d’intellectuels ont quitté le SPD ou s’en désintéressent. L’époque est finie où Willy Brandt était soutenu par un comité d’intellectuels qui allaient de la droite à la gauche du SPD, de mon directeur de thèse, Kurt Sontheimer, qui était plutôt à la droite du SPD jusqu’à Gunther Grass, classé à gauche de la social-démocratie. Tout ce monde-là a disparu. Les intellectuels se taisent ou ils se retrouvent ailleurs. Il est intéressant de voir que Die Linke a présenté Peter Sodann, un acteur connu, aux élections présidentielles.

    On note donc d’une part une perte importante au niveau du militantisme et, d’autre part, une perte au niveau des intellectuels. On peut parler de l’exception de Gesinne Schwann que j’apprécie beaucoup mais qui n’est pas une femme jeune, c’est-à-dire qu’il y a aussi un problème de relève intellectuelle qui se pose. Par exemple, dans l’université allemande, quand j’étais moi-même étudiant, de nombreux professeurs étaient des relais importants pour le SPD. Aujourd’hui ils sont rares. Ce devrait être un sujet d’inquiétude pour le SPD. D’ailleurs la Friedrich-Ebert-Stiftung n’essaie-t-elle pas de sauver ce qui peut encore l’être ?

    Jean-Pierre Chevènement
    Après vous avoir remerciés pour vos interventions très fouillées et cherchant l’objectivité, puis-je avancer deux idées en conclusion ?

    La gauche allemande se trouve face à plusieurs défis :
    Elle est déjà confrontée à la crise économique. Peut-être le sera-t-elle à la crise de l’euro. Il faudra qu’elle dise quelque chose.

    Elle doit d’autre part faire face à l’incertitude quant à l’avenir du leadership américain. Je n’ai pas besoin d’insister sur les problèmes d’Israël-Palestine, de l’évacuation de l’Irak par les Américains, de l’Iran et de l’AFPAK (Afghanistan et Pakistan).

    Il se peut que nous soyons, comme le dit un géostratège français, « à l’heure fatale de l’Occident ». Mais qu’est-ce que l’Occident ?

    L’Europe peut-elle se définir simplement par rapport aux États-Unis ? Ne devra-t-elle pas se définir aussi par elle-même ? Ne sera-t-elle pas amenée d’ailleurs à compter dans l’avenir davantage sur elle-même ?

    Autrement dit, quelle est notre capacité de proposer des alternatives dans les années qui viennent ?
    Ce problème n’est pas bien posé – c’est le moins qu’on puisse dire – en France mais il me semble qu’il ne l’est guère non plus en Allemagne. Il y a un vrai problème d’orientation intellectuelle qui laisse le champ libre aux partis conservateurs.
    Je remercie tous les participants à cette table-ronde.

    ———
    1/ L’avenir du dollar, Colloque du lundi 12 juin 2006.
    2/ L’avenir de l’euro, Colloque du 28 septembre 2005.
    3/ à 0,35% du PIB à l’horizon 2012.

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