L’impact de la crise sur la stabilité de l’Euro

Séminaire de la Fondation Res Publica autour de Christian Saint-Etienne tenu le lundi 4 mai 2009 à la Maison de la Chimie.

Avec
• Dominique Garabiol, administrateur de la Fondation et directeur à la Caisse nationale des caisses d’épargne,
• Jean-Luc Gréau, économiste indépendant, auteur de « L’avenir du capitalisme » et de « La trahison des économistes » (1),
• Christian Saint-Etienne, professeur à Paris Dauphine, membre du Conseil d’analyse économique et auteur de « La fin de l’euro » (2),
• Jean-Pierre Patat, conseiller au CEPII et ancien Directeur général à la Banque de France, auteur d’une « Histoire monétaire de la France » et d’une « Histoire de l’Europe monétaire » (3),

entourés de :
• Alain Dejammet, ambassadeur de France et président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica,
• Francis Gutmann, ambassadeur de France et ancien président de Gaz de France,
• Jean-Pierre Cossin, conseiller maître à la Cour des Comptes,
• Jean-Paul Escande, ancien président de banque.

Jean-Pierre Chevènement
La Fondation Res Publica est très heureuse de vous accueillir pour cette table ronde.
Nous réfléchissons sur les développements de la crise en général et, sur décision de notre conseil scientifique, nous nous concentrons aujourd’hui sur la question de l’euro.

Nous avons invité, outre Monsieur Dominique Garabiol, directeur à la Caisse nationale des caisses d’épargne qui va ouvrir cet échange, Monsieur Christian Saint-Etienne que je remercie d’avoir accepté notre invitation (professeur à Paris Dauphine, membre du Conseil d’analyse économique, il est l’auteur d’un livre que certains d’entre vous ont peut-être lu : « La fin de l’euro » qui vient de paraître aux éditions Bourin), puis Monsieur Jean-Pierre Patat, conseiller au CEPII et ancien Directeur général à la Banque de France, auteur d’une « Histoire monétaire de la France » et d’une « Histoire de l’Europe monétaire », enfin Monsieur Jean-Luc Gréau, économiste indépendant, auteur de « L’avenir du capitalisme » et de « La trahison des économistes » dont nous connaissons bien ici les analyses toujours aigues et pertinentes.

Je remercie de leur présence Monsieur Alain Dejammet, ambassadeur de France, Monsieur Francis Gutmann, également ambassadeur de France et ancien Président de Gaz de France, Monsieur Jean-Pierre Cossin, conseiller maître à la Cour des Comptes et Monsieur Jean-Paul Escande, ancien président de banque.

Dominique Garabiol
Je vais introduire cette rencontre en forme d’intervention interrogative.
La question de la stabilité de la zone euro et de sa dislocation éventuelle a été posée un peu avant le début de l’année. Le révélateur qui a fait apparaître cette question est la divergence des taux d’intérêt des emprunts d’Etat de la zone euro, très forte, précisément, depuis cinq ou six mois, du fait de la crise et de ses répercussions.

Quelles sont les questions qui se posent ?

Faut-il en parler ?
Faut-il parler du risque sur la stabilité de la zone euro, sachant qu’en parler peut amener à envisager des solutions et à rendre ce risque acceptable politiquement ? En effet, si nous en parlons, si nous intégrons le risque, nous le rendrons de facto plus acceptable et probable. Ceci explique des positions officielles qui, systématiquement, nient le risque et expriment une sorte d’acte de foi en la stabilité de l’euro.

La seconde question porte sur les prémices de la création de l’euro.
Nous savions depuis le départ que la zone euro n’était pas une zone monétaire optimale. Une zone monétaire optimale est définie par des facteurs de fluidité des mouvements de capitaux ou de travail et d’ajustement par les prix. Nous savions depuis le départ que les conditions n’étaient pas réunies, ce qui avait donné lieu au pari pascalien de ceux qui arguaient que la création d’une zone monétaire imparfaite allait entraîner de facto, sous la contrainte, une évolution vers un cadre plus abouti, en l’espèce un cadre plus fédératif européen, au moins sur les plans économique, monétaire et financier.
La réponse française a été la promotion du gouvernement économique européen. Malgré un relatif consensus français sur cette question, la France n’a pas réussi à imposer cette idée à laquelle l’Allemagne, depuis dix ans, reste extrêmement rétive.

La troisième question, sachant que la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale, concerne les divergences structurelles. Même en l’absence de crise, nous constatons que les zones internes à l’euro économiques ont tendance à diverger. Le schéma initial opposait le cœur industriel de l’Europe, avec l’Allemagne, versus la zone périphérique, notamment ce qu’on avait appelé il y a une dizaine d’années le Club Med, c’est-à-dire l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Ces divergences, à l’œuvre depuis dix ans, ont paru acceptables, au moins pendant cette période.

Une zone monétaire qui n’est pas optimale est vulnérable face aux chocs externes qui ont des répercussions asymétriques de pays en pays. Nous subissons un choc important depuis deux ans.
Constate-t-on une asymétrie des réactions économiques ?

Certaines constatations semblent le montrer – Christian Saint-Etienne le dira certainement – mais les dernières prévisions de l’Allemagne sont de – 6% cette année, ce qui, en termes de divergences avec l’Espagne, n’est pas considérable. On constate une relative homogénéité dans ce cadre sur l’impact de la crise.

Peut-on encore créer des mécanismes de stabilisation ?
Nous pourrions relancer la proposition de gouvernement économique européen.
Une autre proposition, plus ou moins formulée, envisageait la création d’un système de solidarité de la dette des Etats par l’intermédiaire de la Banque centrale ou d’une agence communautaire qui émettrait pour le compte des Etats. Ce n’est pour l’instant qu’une option, il n’y a pas d’accord politique qui permettrait d’engager les débats autour de cette question.

Cela suffit-il pour surmonter les imperfections de la zone euro ?
Si ce n’est pas le cas, y a-t-il d’autres systèmes à mettre en œuvre pour la stabiliser ?
Et si nous considérons que la zone euro ne peut pas être stabilisée, que pourrions-nous faire ?
La seule voie est-elle la désagrégation de la zone monétaire ? Ou peut-on envisager un retour au SME ?
Il ne faut pas oublier que l’euro, la proposition de la monnaie unique, a été le résultat des imperfections du SME.

La solution ne serait-elle pas alors un recours à la proposition anglaise de l’époque : la monnaie commune ?

On pourrait envisager que l’euro reste la monnaie unique des uns, devienne la monnaie commune des autres, ce qui permettrait des ajustements monétaires.

Cette dernière proposition n’est pas exempte elle-même de sous-questions qui ont trait au passage de l’euro au nouveau régime monétaire :

Les dettes libellées en euro resteront-elles en euros ou seront-elles converties en monnaies nationales ? C’est très important. Si on rétablit les monnaies nationales, les taux d’intérêt seront supérieurs dans ces monnaies nationales réputées faibles.
Le gain à attendre d’une autonomie monétaire est-il plus fort que l’impact négatif de cette hausse des taux d’intérêt ?
Ce sont des questions très ouvertes qui donnent lieu à des contributions contradictoires d’économistes reconnus.
Je les propose au débat pour susciter des réactions et des opinions éventuellement divergentes.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Dominique. Je me tourne tout de suite vers Christian Saint-Etienne qui a fait une analyse de la situation, a défini une perspective qu’il estime souhaitable : le gouvernement économique de la zone euro. C’est un point de vue que nous avons défendu depuis quelques années. Encore faudrait-il, pour créer un tel gouvernement, que les autres pays, l’Allemagne particulièrement, en soient d’accord. Ce n’est pas le cas. Monsieur Saint-Etienne envisage donc d’autres perspectives. Je lui donne la parole pour qu’il nous expose la manière dont il voit les choses.

Christian Saint-Etienne
Merci, Monsieur le Président.
« Vaste sujet ! », aurait dit le Général De Gaulle.

Il y a, selon moi, trois niveaux d’interrogation :
Le premier concerne l’euro lui-même, la zone euro, son optimalité (ou pas), la meilleure façon de gouverner cette zone.

Le deuxième niveau, c’est la construction européenne dont les bases sont fragiles puisque, depuis 1990, il n’existe toujours pas d’accord sur l’objectif ultime que doit poursuivre la construction européenne. D’aucuns pensent que l’erreur première a été d’admettre le Royaume-Uni, sachant que le projet millénaire du Royaume-Uni a été d’éviter l’émergence d’une puissance continentale dont il ne voulait pas faire partie. Chaque fois qu’on me demande: « Le Royaume-Uni a-t-il changé ? », je réponds par une autre question : « Pour quelles raisons le Royaume-Uni renoncerait-il à une politique millénaire qui a parfaitement réussi ? »
Le troisième niveau, c’est : Que fait la France face à ces interrogations ?

L’euro est incontestablement un succès technique. C’est grande monnaie financière, largement utilisée pour les émissions d’obligations internationales, mais aussi pour les émissions de produits dérivés. Paradoxalement – sur des sujets où on n’aurait peut-être pas souhaité être aussi bons – l’euro s’est imposé sur le plan mondial.

En revanche, l’euro n’a pas détrôné le dollar comme monnaie du commerce international et encore moins comme devise première de réserve des pays qui constituent des réserves de change.
L’euro est donc un succès technique. On l’a présenté comme un bouclier face à la crise actuelle. Dans mon livre, j’interroge : « Bouclier ou édredon ? ». En effet, il cache les divergences de performances à l’intérieur de la zone.

On parle toujours, parmi les grandes origines de la crise actuelle, de la crise des subprimes ou de Lehman Brothers qui ne sont, selon moi, que les déclencheurs de la crise. Les causes en sont notamment les Global imbalances, l’excès de création de liquidités, les désalignements de taux de change.

Considérons les Global imbalances, c’est-à-dire les grands écarts de balance courante entre les pays fortement excédentaires et les pays fortement déficitaires. Aujourd’hui, les Global imbalances mondiales, c’est un déficit américain de 5 ou 6 points de PIB et un excédent chinois bientôt du même ordre. Ceci étant, ces Global imbalances mondiales se réduisent un peu du fait de l’affaiblissement du dollar dans les deux dernières années (suivi d’une légère remontée). Donc, on observe que les pires Global imbalances du monde sont à l’intérieur de la zone euro. Elles séparent, d’une part l’Allemagne et les Pays-Bas, qui ont des excédents de balance courante en 2008 entre 7 et 9 points de PIB, et, d’autre part, l’Espagne et l’Irlande qui ont des déficits du même ordre.

Il n’a échappé à personne qu’on vient de fêter le dixième anniversaire de la mise en place de l’euro. Or on observe à l’intérieur de la zone, non pas une réduction, mais une augmentation des divergences de performances (les pires global imbalances sont à l’intérieur de la zone). Ce sont des faits objectifs. Pourtant, lors de débats autour de la sortie de mon livre, j’ai entendu : « Il ne faut pas le dire ! Ce n’est pas la peine d’en parler, de toute façon les Allemands financent l’Espagne… ». Cela ne marchera que tant que l’euro existe et je n’aime pas aborder une question sans regarder les faits tels qu’ils sont.

En ce qui concerne la zone euro elle-même, outre le problème des global imbalances, se pose celui des désalignements de taux de change.

Je pose tout de suite la plus politique des questions possibles en économie aujourd’hui :
Le taux de change décisif de la planète est le taux euro/dollar. Aujourd’hui, plus de 80% des pays de la planète se rattachent soit à la zone euro soit à la zone dollar. La pierre faîtière qui tient la cathédrale est donc ce taux de change euro/dollar. Aujourd’hui, deux instances en décident : la Réserve fédérale de New York, pour compte de la FED américaine et du Trésor, qui conduit la politique de change aux États-Unis, et le Politburo du Parti communiste chinois qui, en fonction de ses objectifs internes a décidé de fixer la valeur du yuan face au dollar. De ce fait, la Chine achète massivement du dollar au point qu’aujourd’hui ses réserves de change sont en voie d’atteindre 2000 milliards de dollars. Ce sont les deux décideurs sur cette parité centrale. Apparemment ça ne gêne personne. Néanmoins, peut-on faire l’observation qu’il ne serait pas totalement scandaleux qu’il y ait un représentant européen à la table de négociation pour décider de la parité euro/dollar ? Ce serait, notamment, la fonction du gouvernement économique de la zone euro s’il existait.

La France a toujours attaqué – à tort – la BCE sur la base de l’article 105 qui fixe comme unique objectif à la BCE la stabilité des prix. Si on n’était pas d’accord, il ne fallait pas signer le traité !
Aux États-Unis, la FED a deux objectifs : la stabilité des prix et la croissance économique. Nous avons décidé de n’en avoir qu’un au niveau de l’Europe. Ce fut négocié par M. Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement
Ce fut préparé par des conversations entre M. Delors et M. Kohl puis entre les gouverneurs des Banques centrales, notamment Karl Otto Poehl, Président de la Bundesbank, qui a fait passer ce qu’il voulait, c’est-à-dire un modèle de « Buba » bis.

Karl Otto Poehl et Delors le rapportent dans leurs mémoires dans des termes à peu près comparables. Karl Otto Poehl ajoute un commentaire ironique : « Delors en a récolté toute la gloire mais c’est moi qui ai fait tout le boulot »

Christian Saint-Etienne
Il reste que la France, qui attaque toujours la BCE sur cet objectif unique assigné à la Banque centrale européenne – la stabilité des prix – a bel et bien signé le traité !

Dans le même traité, un autre article ouvre des perspectives tout à fait intéressantes : l’article 111 dit que la politique de change doit être décidée par l’ECOFIN (ou pourrait assez facilement être interprété en ce sens). Or si l’ECOFIN ne s’est jamais mêlé de cette politique de change c’est parce qu’il n’y a jamais eu d’accord franco-allemand sur la politique de change à mener. C’est pourtant un point-clé.
On voit que beaucoup des contradictions de la zone euro passent par des divergences d’appréciation entre la France et l’Allemagne sur le gouvernement économique et sur la politique de change (différentes facettes du même problème).

Nous traversons la crise la plus grave depuis la Deuxième guerre mondiale. Nous en sortirons à un moment ou à un autre. Plus bas on tombe, nous disent les économistes, plus haut on remonte. Redescend-on ensuite ? Nous connaîtrons la réponse à ces questions dans un an ou dix-huit mois. Les deux gros moteurs qui nous feront sortir de la crise mondiale sont la Chine et les États-Unis. Nous avons un PIB supérieur à celui des États-Unis mais on ne parle pas de la zone euro. Si, au moment où l’économie mondiale reprendra un peu d’altitude, ces deux pouvoirs, qui décident de la parité euro/dollar, s’entendaient, explicitement ou implicitement, pour laisser chuter le dollar face à l’euro, nous pourrions payer le rebond américain. Si l’euro atteignait 1,8 dollar ou 2 dollars, nous entrerions dans une zone à haut risque. Si l’industrie allemande peut faire face, pendant quelques trimestres, avec un euro à 1,8 dollar, ce n’est pas le cas de l’industrie française, ni de l’industrie italienne.

On sait comment faire de la zone euro une zone solide. Historiquement, il n’y a jamais eu de divergence durable entre souveraineté monétaire et souveraineté politique. Ce type de divergence s’est traduit soit par la prise de contrôle de la zone monétaire par un pouvoir politique (c’est le modèle allemand où la Prusse prend le contrôle du Zollverein), soit par le modèle inverse : l’éclatement du bloc or.

Pour assurer le succès de la zone euro il faut un gouvernement économique, des éléments forts de fédéralisme fiscal, qui permettent de faire face aux chocs asymétriques. Il faudrait surtout traiter le problème clé qui mine la construction européenne, celui de la concurrence fiscale et sociale : on arbore une solidarité alors qu’on se fait une concurrence sur les normes. De ce point de vue, il est essentiel de ne pas confondre la concurrence par les normes avec la concurrence sur les marchés de biens et services. La concurrence est souhaitable à condition d’être intelligemment encadrée en prenant en compte les écarts de contraintes sociales et environnementales entre les différents compétiteurs. La concurrence fiscale et sociale est une concurrence par les normes. La concurrence sur les marchés de biens et services, dans un univers où tout le monde est soumis aux mêmes contraintes, doit améliorer l’efficacité des systèmes productifs et améliorer le bien-être des consommateurs.

Aux États-Unis d’Amérique, peut-être le pays le plus compétitif, il n’y a pas de concurrence par les normes. Certes, sur certains points, des dispositions fiscales ou légales diffèrent d’un Etat à l’autre. Mais le système d’impôt sur le revenu est fédéral, le système de retraite par répartition est fédéral, les principales politiques économiques sont fédérales : il n’y a donc pas de concurrence par les normes aux États-Unis. Il n’y a jamais de concurrence par les normes à l’intérieur d’un ensemble politique intégré.

A l’époque où se négociait le traité de Maastricht, en 1991, personne n’a vu que l’essentiel n’était pas dans le traité. L’Europe des douze regroupait des pays qui avaient les mêmes valeurs, le même niveau de protection sociale, les mêmes niveaux de fiscalité. On n’a pas imaginé qu’un jour entreraient des pays qui n’auraient ni les mêmes niveaux de vie, ni les mêmes niveaux de fiscalité et qui, pour essayer d’opérer un rattrapage, trouveraient l’idée géniale de faire de la concurrence fiscale pour entraîner la délocalisation des bases et s’enrichir rapidement. Si on avait anticipé ce problème, on aurait pu encadrer la concurrence fiscale et sociale au moment du traité de Maastricht.

Dernière erreur commise au traité de Maastricht, selon moi l’erreur stratégique fondamentale : il ne fallait pas permettre des clauses d’exemption concernant le Royaume-Uni et le Danemark, c’était le moment où il fallait leur imposer le choix : « Etes-vous dedans ou dehors ? ». On ne se remet pas de ne pas avoir posé la question aux Anglais.
Il y a donc eu plusieurs « loupés » colossaux, au moment du traité de Maastricht, dont nous ne nous remettons pas.

Ce qui est sous-jacent à tous ces problèmes, ce sont les problèmes clés de la construction européenne.

Je précise que je suis un Européen convaincu mais je ne peux m’empêcher, en analyste lucide, de distinguer ce que je crois et ce que j’observe.

Le refus de la puissance.

Il y a une quinzaine d’années, les responsables européens répétaient à longueur de discours que le modèle de la souveraineté partagée préfigurait l’avenir du monde. La planète, rêvaient-ils, entrerait dans le modèle de souveraineté partagée. Au même moment, on commençait à voir émerger les stratégies nationales agressives qui, aujourd’hui dominent la planète. Aux États-Unis, cette politique de concurrence fut initiée par Clinton (le soft power, notamment, fut théorisé sous Clinton) puis militarisée par Bush, ce qui l’a rendue inefficace. Ce fut ensuite l’affirmation, avec une extrême violence, de la stratégie nationale chinoise, puis de celles des Russes, des Japonais, des Indiens et des Brésiliens. Reste un continent de pays vieillissants qui bredouillent : « souveraineté partagée » pendant que les autres lancent les armées de cavalerie de leurs souverainetés nationales offensives. Le choc qui en résulte conduit l’Europe à adopter un modèle ouvert : dans le commerce, on n’exige même pas le minimum du minimum qu’est la réciprocité. L’Europe est une zone ouverte, offerte aux autres puissances qui s’affirment. Il faudra bien qu’un jour les Européens sortent de ce modèle naïf et suicidaire et acceptent ou non de mettre en place une politique de puissance.

Ceci nous conduit au deuxième problème : l’absence d’accord sur l’objectif final.
Le plan Fouchet était peut-être intergouvernemental (ce qui n’a pas plu), toutefois De Gaulle voulait construire une Europe forte. Mais le projet britannique a toujours été d’entrer pour casser et mettre en place une zone de libre-échange.

Dans un livre précédent (4), en 2003, je montrais que la question de la Turquie illumine le sujet. Si on prend conscience qu’on ne peut dire ni oui ni non à la Turquie le problème de la construction européenne s’éclaire.

La construction européenne hésite entre des Etats-Unis d’Europe et une zone de libre-échange. Il faut donc clarifier la construction européenne, en distinguant :

D’un côté des Etats-Unis d’Europe, constituée de sept ou huit pays partageant les mêmes valeurs, qui mettent en place un gouvernement économique et disposent donc d’une monnaie fondée sur un pouvoir politique.

De l’autre – je vais encore plus loin que les Anglais -, une zone de libre-échange qui inclue tout le bassin méditerranéen, l’Iran (où une classe moyenne ne demande qu’à s’exprimer), pourquoi pas le monde arabe (en tous cas, toute l’Afrique du nord), l’Ukraine mais pourquoi pas la Russie ? Le monde de 2030 sera organisé par le duopole sino-américain. Une zone d’un milliard d’habitants disposant du blé français et ukrainien et du pétrole saoudien, avec les technologies allemandes, russes et françaises, peut constituer une grande zone de stabilisation de la planète au moment où se produira un grand conflit stratégique entre la Chine et les États-Unis. Il ne serait pas stupide de constituer une grande zone de libre-échange où la concurrence serait soumise à un minimum de normes environnementales et sociales et d’organisation. On pourrait alors se contenter d’un budget d’un point de PIB. Mais les Etats-Unis d’Europe, en fusionnant les principaux points de politique économique et militaire, monteraient rapidement à 20 points de PIB. C’est comme ça qu’on obtient le fédéralisme fiscal.

Quand sortirons-nous de ce dilemme de la construction européenne ?
Si on s’accorde sur le fait que chacun de ces deux objectifs – Etats-Unis d’Europe et large zone de libre-échange – est souhaitable mais qu’ils sont ensemble irréconciliables, il faut scinder ce qui relève des Etats unis et ce qui relève de la zone de libre-échange.
Aujourd’hui, nous essayons de concilier deux objectifs inconciliables avec un seul instrument : l’Union européenne. C’est là qu’est le problème.

Jean-Pierre Chevènement
Quel objectif donneriez-vous à ce noyau central de pays comparables si vous admettez le libre-échange étendu jusqu’à la Sibérie et à l’Afrique ?

A partir du moment où vous acceptez la très grande zone de libre-échange, comment assurer l’homogénéité, la protection sociale de cette petite Europe à sept ou huit que vous évoquez ?

Christian Saint-Etienne
J’ai déjà donné une clé en évoquant la mise en place, dans la zone de libre échange, de normes environnementales et sociales et, pourquoi pas, de minima de normes fiscales. Il ne peut pas y avoir de convergence mais il peut y avoir des minima. D’autre part, des Etats unis d’Europe à sept ou huit avec l’Allemagne, le Benelux, l’Italie, l’Espagne, rassembleraient quelques 300 millions d’habitants. Avec l’excellence allemande dans la mécanique, l’excellence française dans l’énergie et toutes les capacités (italiennes et autres), s’ils investissaient massivement dans la R&D, ils seraient en capacité de devenir le numéro un mondial de l’innovation. Avec une monnaie appuyée sur un pouvoir politique, ils deviendraient la principale place financière de la planète. Avec des sources de développement tout à fait majeures, comme nous serions naturellement l’intégrateur et la puissance dominante de cette zone de libre-échange, nous aurions la capacité d’en faire une zone de stabilisation et non une zone de concurrence frontale. Il est évident que l’Angleterre ferait tout pour faire échouer ce projet, il faudrait donc, à un moment donné, une clarification avec l’Angleterre.

Le troisième niveau de réflexion concerne la France.

Comment la France regarde-t-elle la situation qui est devant elle ? S’épuisera-t-elle à se coller à une Allemagne qui n’a ni les mêmes objectifs, ni la même économie ?
L’Allemagne peut tenir à un euro à 1,8 dollar, pas nous.

L’Allemagne est en implosion démographique. Pour tenir compte simplement des écarts de croissance démographique, il suffit d’un point de croissance économique d’écart pour stabiliser les choses : L’Allemagne peut stabiliser son taux de chômage à 1 ou 1,5 point de croissance alors qu’en dessous de 2,5 points nous avons la tête sous l’eau.

Comment maintient-on ensemble des pays qui ont des objectifs si différents ?
De plus, les Allemands, qui ont eu de grandes déceptions avec les États-Unis dans les dix dernières années, sont à nouveau tentés par l’axe germano-russe.
Face à ces grandes interrogations, la France doit-elle simplement mener une politique de supplétif vis-à-vis de l’Allemagne (ce que nous faisons sur beaucoup de sujets) ? Jusqu’à quand ?
Bien que le fait soit enfoui sous – au moins – six tapis, il faut rappeler qu’à la naissance d’Airbus, la France a apporté 80% des technologies pour une soulte d’un milliard de francs. On peut dire que nous nous sommes fait avoir et, aujourd’hui, nous sommes même en train de perdre le contrôle de cette affaire.

Madame Lauvergeon n’a pas voulu répéter avec Siemens l’épisode Aéropatiale, ce qui a entraîné la rupture entre Areva et Siemens parce que les Allemands ne conçoivent les choses qu’en dominants, c’est atavique (j’aime beaucoup les Allemands, ce qui ne m’empêche pas d’être lucide, là aussi). Areva regimbe et dit non à Siemens pour ne pas refaire l’histoire d’Aérospatiale : c’est très bien ! Mais on sait ce que ça veut dire : il faut donner trois milliards d’euros à Areva pour que l’entreprise tienne debout seule. Sommes-nous prêts à aller jusqu’au bout ? J’y serais favorable mais on voit bien que la France s’arrête toujours au milieu du gué.

Sommes-nous capables de mener de vraies politiques comme De Gaulle s’en est donné les moyens après 1958 ?

Il y a des liens directs, par exemple, entre l’âge de départ à la retraite et l’avenir de la France. Nous détenons le record de la dépense publique dans l’OCDE. Il est passé aussi inaperçu que le record de l’imposition sur les sociétés de l’Union européenne à 27, détenu depuis le 1er janvier 2008. Or, avec des niveaux de dépense publique plus élevés que ceux de la Suède, nous faisions, à l’automne 2008, à budget égal, presque deux fois moins de R&D, donc deux fois moins de croissance et nous avions deux fois plus de chômage.

Maintiendrons-nous ces niveaux de dépense publique ? Garderons-nous tous les niveaux d’administration territoriale (dont on connaît l’efficacité) ?

Un âge de départ à la retraite effectif de 57 ans nous donne un des taux d’activité de la tranche 55/65 ans les plus bas du monde.

Déciderons-nous de nous remettre au travail ?

D’une certaine façon, la France est le maillon faible de l’Europe. Parce qu’elle n’est pas capable de faire des choix gaulliens, elle se retrouve dans le rôle de supplétive de l’Allemagne qui elle-même a les politiques d’un pays vieillissant. Nous vivons les dernières années de la grandeur allemande en Europe : dans dix ans, les Allemands seront rattrapés par le vieillissement. A ce moment-là, nous aurons des hommes mais si nous n’avons pas développé les universités, les centres de recherche, si nous n’avons pas reconstitué un réseau de PME nationales fortes, nous serons tout aussi démunis.

Jean-Pierre Chevènement
Et la zone euro là-dedans ?

Christian Saint-Etienne
La zone euro est selon moi en risque de pré-éclatement, c’est pourquoi j’ai écrit mon dernier livre. Je préfèrerais que l’euro perdure mais pas à n’importe quelles conditions. Si nous sommes réduits au rôle de supplétifs de l’Allemagne, si on ne met pas l’Europe en capacité de peser sur son propre taux de change, si l’Europe à 27 n’est pas capable de mettre en place un minimum de réciprocité sur le commerce international, on peut se poser des questions.

Il y a deux ou trois ans, avant la crise, j’avais coutume de poser deux questions :

Quels sont les deux pays qui, en Europe, ont la croissance économique et le niveau de vie le plus élevés ?

C’étaient la Norvège et la Suisse : toutes deux hors UE.
Quels sont les deux pays qui s’en sortent le mieux dans l’Union à 27 ?
C’étaient à l’époque la Suède (qui d’ailleurs s’en sort toujours bien) et le Royaume-Uni : tous deux hors zone euro.

Ceci fait réfléchir à ce que pourrait faire une France qui se donnerait les moyens de sa politique. Ce petit pays recèle quelques-uns des acteurs mondiaux majeurs de l’énergie, de la banque et des finances … et de la construction aéronautique et spatiale, à condition d’en reprendre le contrôle, ce qui serait possible avec une politique déterminée qui suppose de mettre quelques milliards de dollars sur la table. L’affaire Galiléo est insupportable. Ce système devrait être opérationnel, il a pris six ans de retard et c’est une question de quelques centaines de millions d’euros !

A un moment donné, 31 des 53 points de PIB de dépense publique étaient consacrés aux dépenses sociales, dont 13 points (le premier budget) pour les retraites, sachant qu’on n’inclut pas le fait que les dépenses de santé concernent majoritairement les retraités tandis que ceux-ci ont un taux de CSG inférieur à celui des actifs ! Va-t-on, à un moment donné, dire les choses comme elles sont et suggérer que les retraités doivent payer pour leur santé ?

Jean-Pierre Chevènement
Puis-je revenir au problème de l’euro ? Je n’ai pas bien compris, en lisant votre livre, comment cet écart de taux dans les enchères de la dette publique, qui a été multiplié par dix, pourrait faire voler en éclats la zone euro, étant donné que ces enchères se produisent à un taux très bas. La Banque centrale a baissé à un point, ce qui est peu, le taux de réescompte. Les taux ne sont donc pas astronomiques. Je ne vois pas ce qui peut conduire aujourd’hui, tant que les taux restent très bas, à un éclatement de la zone euro. Je regrette que vous n’ayez pas expliqué la formule du système monétaire renforcé, avec ou sans monnaie commune, comme l’a suggéré Dominique Garabiol

Christian Saint-Etienne
Nous sommes dans l’œil du cyclone. Tout est calme. Même si la Banque centrale a ramené son taux à 1,25%, l’Allemagne emprunte à 3%. Donc les autres, qui ont 2 points d’écart avec l’Allemagne, sont à 5%, ce qui est effectivement supportable.

Le point faible des économistes est qu’ils ne peuvent jamais dater les retournements. Mais si, à un moment donné, l’euro atteint 1,8 dollar, tout le monde sait bien que l’Italie, l’Espagne et la Suisse ne passeront pas. L’Allemagne elle-même sera en difficulté. Tous les taux sur la zone euro monteront. L’Allemagne qui est à 3% ne sera peut-être qu’à 4% mais l’écart peut monter de 2,5 à 5ou 7. A ce moment-là, l’Italie risque de voir sa dette publique remonter vers 120 point de PIB, avec des taux à 10%, sachant qu’à ce moment-là, avec un euro à 1,8 dollar, il n’y aura aucune inflation.

Jean-Pierre Chevènement
Aujourd’hui, l’Italie n’emprunte pas à 10% (« Elle emprunte à 4,3% », précise M. Gréau)

Christian Saint-Etienne
Mais dans l’hypothèse d’un euro à 1,8 dollar, l’Italie pourrait monter à 6%, 7%… 10% et la France ne serait pas loin, ceci sans inflation !

Jean-Pierre Chevènement
Mais actuellement, si l’Italie emprunte à 4%, c’est un taux nominal.

Jean-Luc Gréau
Le taux d’inflation de la zone euro est à 0,6%. Les Italiens, qui ne consomment pas, ne sont guère au-dessus.

Christian Saint-Etienne
Donc, en réel, ils sont déjà à 3,5%. Mais vous pouvez très bien avoir à ce moment-là un réel de dette à 7, 8, 9 points. Il faut se rappeler que la France a connu un taux réel à 10% en 1991-1992, ce qui nous a tués en 1992-1993.

Jean-Pierre Chevènement
C’est parce que nous avions fait le choix politique de nous aligner sur le mark, d’où l’ascension vertigineuse des taux.

Christian Saint-Etienne
Karl Otto Poehl, que vous évoquiez tout à l’heure, avait pourtant conseillé aux Français de dévaluer de 7% pour éviter cette hausse des taux.

Jean-Pierre Chevènement
C’était parce qu’il ne voulait pas de la monnaie unique.

Christian Saint-Etienne
Mais si nous avions dévalué de 7% en 1993, ça n’aurait pas empêché l’émergence de la monnaie unique

Jean-Luc Gréau
Elle aurait été reportée un peu plus tard.

Christian Saint-Etienne
Elle a été reportée de 1997 à 1999.

Jean-Pierre Chevènement
Peut-être mais ce n’est pas ce que croyaient nos responsable d’alors.

Christian Saint-Etienne
Je pense qu’ils ont fait une erreur. Je parle sous votre contrôle : Quand M. Mitterrand a décidé de partager le pouvoir monétaire allemand, donc de faire entrer l’Italie et l’Espagne – ce qui était l’horreur absolue pour les Allemands – les Allemands ont fait savoir aux Français qu’ils acceptaient une union monétaire avec la France et le Benelux à condition que les autres n’y soient pas. C’est parce que les Français ont voulu, pour des raisons politiques, inclure les Italiens et les Espagnols, que s’est imposée l’idée du traité de Maastricht, parce que les Allemands ont souhaité mettre en place toute une conditionnalité pour être sûrs de « tenir » les Italiens et les Espagnols.

Je rappelle qu’en 1990-1991, au moment du traité de Maastricht, la France allait mieux que l’Allemagne.

Jean-Pierre Chevènement
J’aimerais rappeler, si je peux évoquer quelques souvenirs, que c’est en 1994 que M. Lamers et M. Schaüble ont proposé une union monétaire à cinq, excluant les pays dits du « Club Med ». Ces pays se sont trouvés dans une bien meilleure situation à partir de 1997-1998 parce qu’il y a eu, aux Etats-Unis, la politique du dollar fort, donc de l’euro faible. Le vent de la croissance a alors soufflé partout en Europe, réduit les déficits et créé un contexte où il était difficile de dire non aux Italiens, par exemple. De plus le gouvernement français était partisan d’une zone large.

Je me souviens d’un entretien à Rome en juillet 1997 avec M. Prodi qui me remerciait du soutien que la France apportait à l’inclusion de l’Italie dans la zone euro, ajoutant : « Au point où nous en sommes, pour convaincre les Allemands, nous devrions accepter de remplacer M Duisenberg par M Tietmeyer ». J’ai répondu que nous avions déjà accepté beaucoup de choses : que l’écu soit rebaptisé euro, que la Banque centrale aille à Francfort… C’est alors qu’il me dit : « Il vaut mieux dépendre du maître que de l’esclave ». L’euro est entré en vigueur en janvier 1999, non seulement avec l’Italie mais avec l’Espagne, puis, bientôt, la Grèce et beaucoup d’autres pays.

Les Allemands avaient certainement la volonté de réduire la zone euro au noyau central homogène mais les choses ont fait que dans ces années-là, ça n’a pas été possible, de leur point de vue, et que, finalement, on a fait une zone euro assez vaste, comme le souhaitait le gouvernement français de l’époque. J’y étais d’ailleurs moi-même favorable.

Christian Saint-Etienne
Du coup, on a créé le potentiel de contradiction dans lequel nous sommes.

Jean-Pierre Chevènement
A l’époque, on pouvait penser qu’on irait vers un gouvernement économique et monétaire. C’était d’ailleurs le projet de François Mitterrand. On peut s’interroger sur les réels objectifs de l’Allemagne pour le refuser aujourd’hui.

Jean-Luc Gréau
La zone ne serait pas restée restreinte longtemps. Comment vouliez-vous interdire aux autres pays d’accéder à la zone euro ? Ils auraient commencé à deux (et non cinq ou six) mais il est évident que les autres auraient ensuite voulu adhérer.

Extrait du livre de Christian Saint-Etienne, « La fin de l’euro », Bourin-Editeur, 2009, pages 134 à 138.

Si la France n’était pas en mesure de favoriser par l’exemple une sortie par le haut de la crise de gouvernance de l’Europe et de la zone euro, que peut-on proposer comme solution de remplacement ?

Le SME renforcé

Le Système monétaire européen (SME) a été lancé en mars 1979. C’était, rappelons-le, un système de parités stables mais ajustables avec des marges de fluctuations de 2,25% autour des parités centrales (jusqu’en août 1993), sauf pour certaines monnaies faibles qui bénéficiaient de marges de 6%. L’accord européen sur ce mécanisme de change était complété par la création de l’Ecu, qui était une unité monétaire composite constituée par un panier de montants déterminés de chaque monnaie communautaire, y compris celles qui ne participaient pas au mécanisme de change. Chaque monnaie avait donc un cours pivot en écu et un cours de marché. Des facilités de crédit étaient prévues pour défendre les parités au sein du SME.

Le retour à un SME renforcé permettrait d’éviter le désastre de dévaluations compétitives intra-européennes conduisant à la remise en cause de toute la construction européenne. Ce n’est évidemment qu’un second best, un objectif de second rang, par rapport à la solution préférable de l’émergence d’un gouvernement économique de la zone euro. Mais, comme nous l’avons déjà dit, ce serait infiniment préférable à l’éclatement désordonné de la zone euro et à la remise en cause de la construction européenne.

Le lancement du SME renforcé serait conçu autour d’un nouvel Ecu, signifiant European Currency Unit, égal à l’euro au moment de la transition. Une transition qui pourrait être ordonnée, par l’effet d’une décision unanime du Conseil européen, ou violente si elle est imposée par les réalités ! L’Ecu serait une unité monétaire composite constituée par un panier de montants déterminés de chaque monnaie communautaire, y compris celles qui ne participeraient pas au mécanisme de change.

Chaque monnaie recevrait le poids du pays dans le PIB de l’Union européenne l’année précédant le basculement vers l’Ecu. Chaque monnaie aurait un cours pivot en Ecu et un cours de marché. Les marges de fluctuation seraient de 5% autour des parités centrales, sauf pour certaines monnaies faibles qui bénéficieraient de marges de 10%. Des facilités de financement seraient mises en place pour permettre aux pays membres du SME renforcé de résister aux attaques spéculatives injustifiées. Des ajustements réguliers des taux de change interviendraient pour tenir compte des écarts d’inflation entre les pays membres. Les dévaluations seraient inférieures aux écarts d’inflation constatés pour obliger les Etats membres à amplifier leurs réformes structurelles.

Le SME renforcé serait construit autour de trois piliers : un système de zones-cibles, un Pacte de stabilité et de croissance durci, et une politique monétaire coordonnée.

En supposant que l’euromark soit la nouvelle monnaie de référence au sein du SME renforcé, il entrerait dans un système de zones cibles avec le dollar, le yuan et le yen. Le système de zones cibles est un système ordonné de taux de change dans lequel les parités cibles entre les monnaies participantes sont tenues secrètes (5).

Le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) serait durci, les Etats membres du SME renforcé devant suivre les prescriptions du PSC de 2005 en visant un déficit budgétaire qui ne dépasse pas 1% du PIB lorsque leur croissance est proche de leur potentiel et ils devraient tendre vers une dette publique inférieure à 45% du PIB en dehors des périodes de crise. Les Etats membres pourraient être autorisés par le Conseil de la politique économique de la zone Ecu (CPEZE) à avoir des déficits compris entre 1% et 3% du PIB en cas de choc asymétrique, hors période de crise globale. En cas de crise globale, des mesures appropriées seraient prises par le CPEZE.

La BCE continuerait d’exister pour administrer la zone Ecu dans le cadre du SEBC, le Conseil des gouverneurs du SEBC ayant pour responsabilité de fixer les taux de réserves obligatoires dans chacun des pays membres, ainsi que de coordonner les taux d’intervention de tous les pays membres afin de viser un objectif de stabilité des prix dans le pays de référence de la zone et de maîtriser les écarts d’inflation de tous les pays membres par rapport au pays de référence, ce dernier étant vraisemblablement l’Allemagne.

Les parités des zones cibles internationales seraient négociées au sein d’une négociation permanente quadripartite (Etats-Unis, Europe, Chine, Japon) et, du côté européen, par le président de la Bundesbank et par le président du CPEZE pour tenir compte des intérêts de tous les pays membres de la nouvelle zone Ecu.

Tous les pays de l’Union européenne devraient rejoindre le SME renforcé à terme : il n’y aurait pas de clause d’opting out (non-participation). Ceux qui refuseraient de rejoindre le SME renforcé devraient quitter l’Union européenne pour en devenir Membre associé. Le Royaume-Uni ne pourrait donc plus rester dans l’Union européenne tout en organisant une dévaluation de 30% de la livre sterling par rapport à l’Ecu, comme son gouvernement l’a fait à l’automne 2008 vis-à-vis de l’euro.

A terme, les pays ayant des performances macroéconomiques proches de celles de l’Allemagne pourraient éliminer les marges de fluctuation entre leurs monnaies et l’euromark, après autorisation donnée par le CPEZE.

Le SME renforcé tel que proposé ici continuerait de pousser les Etats membres à conduire des réformes structurelles, car le mécanisme de dévaluations inférieures aux écarts d’inflation et le transfert de l’utilisation des impulsions budgétaires au CPEZE pousseraient à améliorer la flexibilité des marchés de produits ainsi que celle du marché du travail. En permettant d’adapter le taux réel d’intervention de la Banque centrale de chaque pays membre à la situation macroéconomique spécifique de chaque pays, le SME renforcé réduirait l’ampleur des cycles et les écarts de taux d’intérêt réels à l’intérieur de l’Union européenne. (…)

Par défaut d’ambition commune, le moment est venu de se préparer au retour du SME pour éviter une guerre des changes mortelle dans l’Union européenne, une fois que l’euro aura implosé, ce qui reste une hypothèse forte. Car, que les peuples et les Etats ne s’y trompent pas, la fin de la zone euro, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, est proche.
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Extrait publié avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Bourin Editeur (www.bourin-éditeur.fr)
Voir la présentation de « La fin de l’euro » sur le site de Bourin Editeur et sur Amazon.

Jean-Pierre Chevènement
Je vais donner la parole à Monsieur Patat.

Jean-Pierre Patat
Merci Monsieur le Président. Merci à Monsieur Saint-Etienne.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il évoque un si grand nombre de points.
Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas vécues comme il les présente, en particulier la négociation qui a précédé l’euro et l’entrée dans l’euro.

Toutefois, je ne vais pas me réfugier derrière un acte de foi dans l’euro ni prétendre qu’il n’y faut rien changer.

Au contraire, je commencerai en évoquant ce que la zone euro n’est pas et ce que l’on peut déplorer :

Comme Monsieur Saint-Etienne l’a dit fort justement, ce n’est pas une zone monétaire optimale. Une telle zone n’existe d’ailleurs pas. Dès qu’il y a monnaie unique, d’importantes disparités se font jour entre les régions concernées. En bonne logique, il aurait fallu, au temps des monnaies nationales, un franc-Ile-de-France et un franc-Auvergne, une lire-Piémont et une lire-Sicile ! Il est vrai que les entités nationales ont un pouvoir fédérateur, d’abord par la tradition nationale, ensuite par un gouvernement et un budget qui permettent d’atténuer, voire d’effacer les effets très désavantageux que peut avoir cette « non-optimalité ».

Entre les grands pays de la zone euro (L’Allemagne, l’Italie, la France), même si leurs modèles de croissance sont très différents, il n’y a pas une très grande hétérogénéité. Par contre, l’Espagne pendant longtemps et, à la marge, de petits pays, connaissent des situations économiques très différentes.

Pour pallier l’absence de budget fédéral dans la zone euro, on a voulu créer un mécanisme qui pourrait aider à des transferts dans le temps, des atténuations de ces déséquilibres macro-économiques : c’est le Pacte de stabilité et de croissance. Celui-ci est très décevant dans ses résultats, en grande partie parce que beaucoup de pays n’en ont pas respecté l’esprit. Selon ce pacte le déficit des finances publiques ne doit pas dépasser 3% du PIB et la dette publique doit rester inférieure à 60% du PIB. Beaucoup de gouvernements, inconsciemment ou consciemment, ont pris ces 3% comme la vitesse que donne un régulateur de vitesse sur un véhicule, alors que c’est un mur dont il ne faut pas s’approcher. Par conséquent, ils n’ont pas respecté une conditionnalité première, essentielle, même si elle n’est pas écrite de manière très formelle. Le principe est de tendre vers le moins de déficit possible. Quand les choses vont bien, on essaie d’engranger des noisettes pour qu’ensuite, quand les choses vont moins bien, quand les recettes fiscales s’effondrent, quand les dépenses sociales enflent, on ait quand même quelques réserves.

Le pacte en lui-même est très imparfait, ce n’est pas un gouvernement économique, ce n’est pas un budget fédéral mais c’est un instrument de gestion macro-économique s’il est bien compris. Après quelques belles années de croissance, la France s’était retrouvée à la fin du siècle avec un déficit égal à 1,8% du PIB alors que d’autres pays étaient à l’équilibre. Ce déficit a limité sérieusement la marge de manœuvre ensuite lorsque les choses ont changé.

La zone euro, c’est sa deuxième faiblesse, est une entreprise stratégique inachevée. Beaucoup de gens, dont j’étais, ont cru qu’avec l’Europe monétaire l’Europe politique était en marche (je crois l’avoir écrit dans un (6) de mes livres). J’étais sincèrement convaincu que la monnaie étant consubstantielle à un Etat, l’Europe politique était en marche. Ce ne fut pas le cas, en grande partie parce que, dès le début, au lieu de six, nous fûmes onze, puis, très rapidement douze. Faire une union politique à douze, c’est extrêmement difficile. Monsieur Saint-Etienne évoquait le cas de l’Angleterre en disant que c’était une grande erreur de ne pas l’avoir intégrée dans la zone euro. Je crois au contraire que si on l’avait intégrée dans la zone euro, cette dernière aurait été totalement ingérable. Je n’ose pas imaginer les réunions d’un Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne où aurait siégé le gouverneur de la Banque d’Angleterre !

Christian Saint-Etienne
Je pense que les Anglais seraient sortis de la zone euro.

Jean-Pierre Patat
Ce qui était le meilleur moyen de rendre cette option politique impossible.
Effectivement, cette entreprise stratégique inachevée est source de très grande faiblesse. Vous parliez du rôle international de l’euro. Je dois dire que le but de l’union monétaire et de la création de l’euro n’était pas du tout de mettre le dollar à terre. Ce sont des inventions de journalistes. Aucun des responsables financiers, monétaires, économiques avant la création de l’euro n’a jamais émis l’intention de tordre le cou au dollar ! En effet, l’euro souffrait au départ d’une faiblesse congénitale qui était justement de ne pas avoir de pouvoir central. Le dollar peut monter, baisser mais il a l’avantage extraordinaire de s’appuyer sur une caution stratégique et politique. C’est pourquoi des Etats (tels les Etats du Golfe), qui auraient eu toutes les raisons d’abandonner le dollar comme monnaie de facturation quand il a fluctué de manière très erratique, ne l’ont jamais fait parce que, derrière le dollar, il y avait autre chose qu’il n’y a pas dans la zone euro et, je le crains, qu’il n’y aura jamais.

Monsieur Saint-Etienne a évoqué ce qu’on pourrait faire, ce qu’il faudrait faire. Tout cela est très intéressant mais il faut regarder les réalités.

En passant du SME à la zone euro, nous sommes passés d’une union monétaire de facto à une union monétaire de jure. Union monétaire de facto parce que le SME c’était en réalité une zone Deutsche Mark. Un certain nombre de monnaies, y compris, malheureusement, notre belle devise, ne pouvaient exister de manière indépendante à l’intérieur de ce SME et étaient obligées de courir derrière le deutsche mark.

J’ai été très intimement lié à la politique monétaire de la Banque de France. Il y a aujourd’hui prescription et je peux dire maintenant que c’était la Bundesbank qui faisait la politique monétaire de la Banque de France. Il ne se passait pas dix minutes entre le moment où la Bundesbank décidait de bouger ses taux et le moment où nous étions contraints prendre une décision. Ce sont des choses dures à dire. Encore, quand nous avions une inflation à 14% tandis que l’inflation allemande était à 4%, nous pouvions nous en prendre à nous-mêmes. Mais quand, au début des années 1990, notre inflation, très basse, était inférieure à celle des Allemands, c’était encore plus dur à supporter ! C’est là qu’on retrouve Karl Otto Poehl qui disait : « Les marchés sont peureux comme des lapins mais ils ont une mémoire d’éléphant ». L’idée que la France était un pays mal géré, qui ne contrôlait pas son inflation et dévaluait sa monnaie périodiquement, restait malgré tout prégnante.

Voilà ce qu’était le SME ! Avec des crises, avec, comme vous l’avez souligné, des taux d’intérêt très élevés pour maintenir le franc dans le SME dans l’optique de l’euro qui était le but suprême.
Vous avez évoqué le fait qu’on aurait pu dévaluer de 7%. Certes, mais nos taux à long terme auraient alors explosé, comme ont explosé les taux à long terme italiens lorsqu’ils sont sortis du SME et lorsqu’ils ont dévalué. Nous considérions donc tout un ensemble de paramètres : des taux à court terme élevés pour que le franc, dans le SME, restât accroché au Deutsche Mark, mais des taux à long terme très bas dès le début des années 1990 parce nous avions endossé, en quelque sorte, la crédibilité allemande.

Avec l’euro, nous sommes entrés dans un système de pouvoir partagé. Le but de la manœuvre française pour arriver à cette union monétaire était d’avoir une politique monétaire collégiale (qui ne soit plus le fait d’une seule banque centrale).

Cette collégialité est-elle un fait ?

J’ai assisté, en tant que backbencher de Monsieur Trichet, le gouverneur de l’époque (le président était alors M. Duisenberg), au conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne. En dépit du principe « un homme une voix », certaines voix comptaient plus que d’autres. Mais la collégialité s’exprimait. L’horreur que nous inspire la Bundesbank nous a toujours persuadés que la BCE n’est qu’un clone de la Bundesbank (ce qu’elle est sur le plan de l’organisation administrative). Mais je peux vous assurer que je n’ai pas vécu les prises de décisions de la BCE comme impulsées par la Bundesbank. Je considère que, au moins sur le plan institutionnel, nous avons gagné, avec l’euro. En matière de politique monétaire, nous n’avions absolument pas voix au chapitre. Aujourd’hui nous avons voix au chapitre. Je n’ai jamais vu la Bundesbank faire acte de terrorisme intellectuel, politique ou moral auprès de ses collègues pour imposer ses vues. Les objectifs de la Bundesbank ont d’ailleurs toujours été très variables. Elle était entrée dans la zone euro avec un taux de change qui n’était pas adapté, qui était un peu surévalué, et a donc été confrontée à un problème de compétitivité majeur. Elle n’avait donc pas tellement intérêt à ce qu’on mène une politique monétaire très dure. L’Allemagne défend ses intérêts, mais ceux-ci ne sont pas forcément d’avoir une monnaie forte, des taux d’intérêt élevés et une lutte forcenée contre l’inflation.

Jean-Pierre Chevènement
C’était vrai au départ, ça ne l’est plus. D’après les échos qui me reviennent les Allemands défendent l’idée d’un euro fort et ne s’alarment guère de l’affaiblissement du dollar, contrairement à Madame Lagarde. Quant à Monsieur Steinbrück, le ministre des Finances allemand, il développe l’idée que l’euro c’est quand même la monnaie de l’Allemagne, principal pays de la zone euro et que c’est aux autres de s’y adapter en réglant leurs problèmes.

Jean-Luc Gréau
Evidemment les Allemands sont moins exposés que nous à une monnaie « forte ». Toutefois ils ne supporteraient pas un euro à 1,8 dollar. Quand l’euro a atteint 1,4 dollar, ils commençaient déjà à rencontrer des difficultés. Certains de leurs exportateurs commençaient à perdre de l’argent sur les marchés américains et asiatiques, je pense au grand fabricant de machines à imprimer Druck installé à Heidelberg. BMW et Daimler Benz ont décidé d’accroître leurs livraisons sur le marché américain à partir de leurs établissements de production locaux plutôt que d’exporter.

Christian Saint-Etienne
Oui mais quand il était à 1,6 dollar, ils disaient : « c’est le marché… ».

Jean-Luc Gréau
Il n’a jamais atteint 1,6 dollar ou très peu de temps (7).

Jean-Pierre Patat
En tous cas, ils commençaient à s’en enquérir longtemps avant. En effet, leur économie est basée sur les exportations alors que la nôtre repose davantage sur la demande interne.

De nombreux préjugés ont la vie dure. Les journalistes y contribuent pour beaucoup. Actuellement on se demande si la Banque centrale européenne va procéder, comme la FED, à ce qu’on appelle les « actions non conventionnelles », des actions qui ne sont pas vraiment dans la tradition des banques centrales : acheter du papier commercial aux entreprises ou acheter directement de la dette publique. Effectivement, au sein du conseil, les avis sont extrêmement partagés.

Il est facile de schématiser : d’un côté, les Allemands, qui sont contre, de l’autre, les faiblards, les nuls…

Jean-Pierre Chevènement
Le traité est contre.

Jean-Pierre Patat
C’est vrai en ce qui concerne la dette publique, mais pour le papier commercial, c’est plus flou. Il serait possible à la BCE d’acheter directement des billets de trésorerie aux entreprises. Par contre, pour ce qu’il y est d’acheter de la dette publique, le traité est clair.

Christian Saint-Etienne
En ce qui concerne la dette publique, le traité parle de l’interdiction à l’émission mais sur le marché secondaire, l’achat en est autorisé.

Jean-Pierre Patat
La BCE l’a déjà fait. C’est de la politique monétaire, c’est de l’open market. Mais ce qu’on appelle la monétisation, c’est l’achat à l’émission, que pratiquent la FED et la Banque d’Angleterre et qui est interdit à la BCE.

La zone euro nous a-t-elle protégés de la crise ?
Vous avez très bien résumé les choses, Monsieur le Président. Pendant des années, des pays dont la gestion budgétaire n’était pas faite pour séduire les marchés ont bénéficié de la crédibilité des autres pays de la zone euro et de la crédibilité de la monnaie européenne. Ils se sont retrouvés avec des spreads (8) qui faisaient 20 points de base avec le Bund (9) : une situation totalement anormale ! En effet, les divergences dans les politiques publiques étaient telles que les marchés s’étaient illusionnés. Ensuite, ça a éclaté, maintenant on a 200 points de base de spread, ce n’est pas rien si l’on considère la situation dans laquelle sont ces pays.

Je ne sais pas si on peut parler de bouclier ou d’édredon.

Un édredon protège aussi contre le froid, c’est toujours utile !

En tous cas le bouclier a plié mais il n’a pas rompu. On peut imaginer ce que serait, sans la zone euro, la situation dans un certain nombre de pays, dont, probablement, le nôtre qui aurait, je pense, subi de gros dommages.

Faut-il, comme certains le proposent, créer une agence européenne qui émettrait des emprunts publics de manière à éviter que certains Etats payent trop cher ?

Sur le plan concret, je pense que ce projet n’a aucune chance d’aboutir. Ces emprunts émis par une agence seraient peut-être plus avantageux pour les pays qui payent cher aujourd’hui mais moins avantageux pour ceux qui, actuellement, ne payent pas cher. Les marchés ne sont pas idiots, ils savent bien que, derrière cette agence européenne, il y a du papier français, allemand mais aussi grec, italien, espagnol… Par conséquents ils feraient leur arbitrage et on arriverait à un taux d’intérêt médian.

On ne peut pas exclure que la situation se détériore beaucoup plus. Elle semble un peu stabilisée, les spreads ne s’élargissent pas. Mais on ne peut pas exclure une nouvelle et forte dégradation.
Il faudrait mettre en place dans la zone euro un mécanisme, qui pourrait être collectif ou au cas par cas, mais qui aurait une visibilité très forte afin qu’on sache qu’aucun pays ne sera laissé au bord du chemin et que le mécanisme que l’on mettra en place pour l’aider fonctionnera, quel qu’il soit.

Ce serait une faillite effroyable pour la zone euro si l’un des pays membres devait faire appel au FMI. Cela témoignerait d’une pusillanimité politique inacceptable qui nuirait gravement à la crédibilité de la zone et de la monnaie européenne.

Qu’a apporté la zone euro à nos concitoyens ?
Elle a permis une politique monétaire qui peut être critiquée mais qui nous a protégés de ce qu’on observe dans d’autres pays, en particulier aux États-Unis.

Elle ne nous a pas évité d’importer la récession américaine que nous prenons de plein fouet. On aurait pu s’attendre, objectivement, à un creux de croissance, une petite récession, de là à subir une récession au moins égale voire plus forte !

L’incertitude est telle que tous les instituts de prévision font inutilement fonctionner leurs modèles. La situation peut aussi bien s’améliorer rapidement que se détériorer très brutalement : tout ce qu’on sait, c’est qu’on ne sait pas grand-chose !

Le grand responsable, vous l’avez souligné, Monsieur Saint-Etienne, est la politique monétaire menée aux États-Unis. Elle a favorisé un endettement extrêmement fort, à des taux très bas (je mets à part les taux actuels de la FED, entre 0% et 0,25%, mais les taux ont été à 1% pendant très longtemps) avec, bien entendu, le contrecoup extrêmement violent : aujourd’hui, des millions de ménages américains sont ruinés, ont perdu leur maison. La situation est catastrophique.

Je considère (mais je suis juge et partie) que la politique monétaire de la zone euro a été beaucoup plus mesurée, dans une optique de moyen terme, avec des fluctuations de taux d’intérêt beaucoup plus faibles.

En l’espace de cinq ou six ans, aux États-Unis, les taux d’intérêt de la FED sont tombés de 5,5% à 1% (après le 11 septembre) avant de remonter jusqu’à atteindre 5,25% en 2006-2007. Vous imaginez les conséquences sur la solvabilité de millions de ménages dans un pays où la plupart des emprunts contractés pour acquérir de l’immobilier sont à taux variable, indexé sur le taux de la Banque centrale !
L’euphorie n’a pas duré très longtemps !

Dans le même temps, les taux d’intérêt de la BCE variaient entre 4% et 2% (là encore, je mets à part la période actuelle où ils sont à 1,25%). Ces taux étaient beaucoup moins favorables à l’endettement (le taux d’endettement des ménages européens est beaucoup plus faible que celui des ménages américains) et dans une certaine mesure, étaient plus protecteurs pour le système financier et les institutions financières. Sur ce point, je pense que l’euro a été protecteur.

Vous avez fustigé le fait que nous sommes « supplétifs » de l’Allemagne.

Je ne peux pas partager ce que vous avez dit à propos d’Airbus. Ce qui importe, ce sont les emplois, c’est qu’en Europe des gens travaillent sur l’Airbus et gagnent leur vie, c’est que les progrès technologiques se poursuivent. Quant à savoir si, dans la gouvernance, les Français sont plus nombreux que les Allemands ou si nous avons échangé nos technologies contre des cacahuètes, je considère que ce type de débat n’a plus cours aujourd’hui.

Quand je participais, en spectateur, au conseil de la Banque centrale européenne, un consensus fort se dégageait en faveur d’une instance politique européenne chargée par les traités de s’occuper du taux de change. Celle-ci, avec le Trésor américain (puisqu’aux États-Unis, le FED n’a pas de rôle en matière de change) aurait dû se préoccuper de mettre en place quelque chose qui aurait ressemblé aux accords du Louvre et aux accords du Plaza (qui ont quand même fonctionné pendant quelques années).

Aujourd’hui, ce consensus n’existe plus. Les Allemands y sont absolument opposés. Pourtant, quelque chose me dit qu’un pays qui a à ce point misé sa croissance sur l’exportation ne peut rester indifférent au risque d’une explosion de l’euro à 1,8 ou 2 dollars. Un tel pays aurait donc intérêt à ce type de stabilisation.

Mais, comme vous l’avez dit très justement, il n’y a pas moyen d’obtenir un consensus politique au sein de l’eurogroupe. Le fait que son président est nommé pour deux ans n’a pas beaucoup amélioré les choses, contrairement aux attentes.

Peut-être avons-nous tort, en France, d’utiliser l’expression : « gouvernement économique de la zone euro » qui braque nos partenaires. Il faudrait l’appeler autrement ; c’est totalement indispensable. Son absence marque le caractère inachevé de cette entreprise stratégique fondamentale.

Après avoir dit que l’euro est une réussite technique incontestable, vous envisagez l’éclatement de la zone euro. Mais cet éclatement, ce retour aux monnaies nationales aurait un coût tellement pharamineux que tout le monde serait tétanisé dans la zone !

Jean-Pierre Chevènement
Je rappelle que Monsieur Saint-Etienne s’était placé dans l’hypothèse d’une situation de crise où on ne pourrait pas empêcher l’éclatement de la zone euro. Il envisageait comme une position de repli, un second best selon son expression (c’est-à-dire un pis aller), un retour au SME avec quelques dispositions (tel le durcissement du pacte de stabilité) qui amèneraient à parler de SME renforcé.

Jean-Pierre Patat
On a tendance à idéaliser le SME. C’était un système où les crises succédaient aux crises. J’en ai vécu d’effarantes. Je crois que la logique, si l’euro éclatait, voudrait que chacun se mette à flotter. Sinon nous retrouverions les contraintes que nous subissions dans le SME, avec les mêmes inégalités dans le pouvoir.

Jean-Pierre Chevènement
L’argument de Monsieur Saint-Etienne est qu’un nouveau SME éviterait des dévaluations sauvages, permettrait une rupture ordonnée, des dévaluations mesurées.
Mais j’ai gardé du SME le même souvenir que Monsieur Patat, je ne l’idéalise pas.

Christian Saint-Etienne
Je ne l’idéalise pas, moi non plus mais j’ai encore les plaquettes de la Banque de France le portant aux nues pour avoir largement contribué – ce qui était exact – à la convergence des performances en termes d’inflation et autres

Jean-Pierre Patat
Ceci se situait dans la perspective de la monnaie unique.

Christian Saint-Etienne
La perspective de la monnaie unique, c’est le rapport Delors de 1984 et, in fine, les décisions de 1988-1989. Mais ce qui a fait le succès de l’euro, ce sont les décisions de mars 1983, alors qu’on n’était pas encore dans la perspective de la monnaie unique. François Mitterrand, en mars 1983, a fait le choix entre une politique « à la Mauroy » et une autre. Il a décidé – pour des raisons qui d’ailleurs n’étaient pas économiques – de rester dans le SME. C’est un choix éminemment politique qui est intervenu avant la perspective de l’euro.

Jean-Pierre Patat
Il n’est pas dans mon rôle de me prononcer sur ce choix politique. Mais, à partir du moment il avait fait ce choix, il fallait l’assumer. Or, l’assumer dans le cadre du SME, c’était proprement invivable.

Christian Saint-Etienne
Le SME a contribué à éradiquer l’inflation en France.

Jean-Pierre Chevènement
Je rappelle que le SME fut créé sous Monsieur Giscard d’Estaing. Décidé en 1978, il entra en vigueur en 1979. Les socialistes, au départ, n’y étaient pas favorables (leur hostilité tenait essentiellement au fait qu’ils étaient dans l’opposition). En 1983, François Mitterrand, conseillé par Jean Riboud (proche de la direction de la Banque Lazard), avait l’intention de sortir du SME. Jean Riboud, parfait honnête homme, n’avait en vue que la lutte contre le chômage et la compétitivité de l’économie française en Europe. Michel Jobert, lui aussi, était tenant d’une certaine dévaluation compétitive (je parle sous le contrôle de Francis Gutmann) ; c’était aussi ma position. Jacques Delors nous avait alors tancés l’un et l’autre pour avoir évoqué, dans une petite réunion à trois, quai Branly, cette perspective, considérée comme absolument inadmissible !

La petite dévaluation de mars 1983 n’était pas compétitive. C’était un petit arrangement avec l’Allemagne qui réévaluait de 2 points tandis que nous dévaluions de 3 ou 4 points. Nous sommes restés dans le SME. Mais le SME a pris sa signification par rapport au projet de monnaie unique qui a été négocié à la fin des années 1980.

J’évoquais le comité Delors où, en 1988, Karl Otto Poehl joua le rôle moteur. Ensuite il y eut les engagements formels du traité de Maastricht avec la réunion de la conférence économique et monétaire que François Mitterrand avait arrachée à Helmut Kohl au moment de la réunification allemande. C’est donc dans le souci de faire accepter la réunification de l’Allemagne que le chancelier Kohl avait accepté la réunion de cette conférence économique et monétaire en 1991. Le mot d’ordre donné par Helmut Kohl était : « Mieux vaut une Allemagne européenne qu’une Europe allemande ». Puis les Allemands renoncèrent au mark, ce qui, certainement, leur coûta.

Le SME ne prend donc de signification que par rapport à la monnaie unique. En lui-même, il ne m’a pas laissé un souvenir idéalisé, pas plus qu’à Monsieur Patat.

Christian Saint-Etienne
Je dis simplement qu’en cas d’éclatement, le pire serait le flottement généralisé.

Jean-Pierre Chevènement
En lisant votre livre, j’ai cru voir que vous regrettiez un peu le SME.

Christian Saint-Etienne
C’est le first best que je regrette. Je suis pour les États Unis d’Europe !

Jean-Pierre Chevènement
Si nous nous donnions un objectif accessible : une bonne coopération, un bon esprit de coopération entre les gouvernements européens, principalement entre la France et l’Allemagne, ce serait déjà un progrès.

Christian Saint-Etienne
J’ai des propositions très précises sur la constitution d’un directoire mondial sur les changes. Le G20 peut être le cadre d’accords sur les finances. Mais le directoire mondial est à trois (ou à quatre) : la zone euro, les États-Unis et la Chine (et le Japon). A terme, c’est là que se prendront les vraies décisions. Nous devons y être. Ce qui n’est pas possible sans un accord entre la France et l’Allemagne sur le type de politique de change qu’on veut mener.

Jean-Pierre Patat
Les choses peuvent changer. J’ai le souvenir d’une époque où l’Allemagne était fédéraliste alors que la France ne l’était pas.

Jean-Pierre Chevènement
Je ne sais pas si la France est devenue fédéraliste mais une chose est certaine : l’Allemagne ne l’est plus. Pourquoi ne l’est-elle plus, selon vous, Monsieur le Directeur général ?

Jean-Pierre Patat
Comme vous l’avez très justement souligné, elle aurait été favorable à une Europe fédérale intégrant peu d’Etats. Vous avez parlé de propositions de Karl Lamers que la France avait alors ignorées. Ces propositions ne portaient pas sur la monnaie unique mais sur un quasi-fédéralisme entre un nombre réduit de pays.

Jean-Pierre Chevènement
Je voudrais hasarder une hypothèse : la fin de l’Union soviétique, la chute du communisme et la libération des pays d’Europe centrale et orientale, débarrassés du joug soviétique, ont permis à l’Allemagne d’envisager la reconstitution de ce qu’on appelait autrefois la Mitteleuropa. Cet espace de développement qui correspond à son ambition traditionnelle, inclut aujourd’hui la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie, une partie de la Pologne, la Roumanie, demain peut-être l’Ukraine. Le projet d’une Europe fédérale ne correspond plus aujourd’hui à l’objectif d’une partie des élites allemandes. La Mitteleuropa leur convient parfaitement.

Jean-Pierre Patat
Mais au moment de la proposition de Monsieur Lamers, en1996, le mur de Berlin était tombé depuis six ans ! Il est vrai que l’élargissement n’était pas fait. Ce qu’on peut faire à cinq ou six devient très difficile à douze et n’est plus envisageable à vingt-sept.

Jean-Pierre Chevènement
Cette question nous détourne de l’essentiel du sujet : le système de l’euro, son avenir et, éventuellement, ce par quoi il faudrait le remplacer s’il venait à éclater, non par le fait d’une volonté consciente et délibérée de quiconque, mais par le fait d’une crise que nous n’arriverions pas à maîtriser.

Francis Gutman
Je crois surtout que la génération qui est actuellement aux affaires en Allemagne n’a pas connu le passé. Elle n’est plus repentante, elle n’a plus besoin d’une Europe pour se réhabiliter. C’est l’évolution naturelle des choses.

Jean-Luc Gréau
De plus, Madame Merkel vient de l’Est.

Ma tâche est extrêmement difficile. Beaucoup de choses ont été dites. Le débat a commencé.

Aujourd’hui (4 mai 2009) les obligations d’Etat allemandes à dix ans sont à 3,2%, les françaises à 3,5%, les espagnoles à 3,85%, les italiennes à 4,3%.

Certains pays comme le Portugal, la Grèce et l’Irlande (deux Etats à considérer en quasi faillite sur les marchés des crédits) ont des taux encore plus élevés.

Mais ces taux restent modestes par rapport à ce qui s’est passé durant la période 1992-1993 durant laquelle les pays qui ont maintenu leur parité avec le mark en alignant leur taux avec celui de la Bundesbank, à plus de 9% !

Dans l’immédiat cependant, les écarts de taux apparus récemment constituent vraiment une question nouvelle. Christian Saint-Etienne n’aurait pas écrit son dernier livre si ces écarts n’étaient pas apparus.
Jusqu’à ce que cet événement survienne, le succès de la zone euro résidait en effet dans la possibilité pour les trésors publics (je ne parle pas des entreprises) d’emprunter au même taux. L’écart de taux entre l’Allemagne – qui était le plus souvent le benchmark – et les autres pays était insignifiant (0,05%, 0,10%, 0,15%, l’épaisseur du trait). Nous avions une monnaie unique, avec des trésors publics rassemblés, réunis par cette appartenance à la même zone. Les écarts que nous constatons aujourd’hui sont moindres que ceux atteints au mois de février mais restent anormalement élevés. Rien ne dit que demain, ils ne s’écarteront pas encore beaucoup plus, ce qui nous ramènerait aux hypothèses que Christian Saint-Etienne évoque dans son dernier ouvrage.

Je vais rappeler les motifs présentés au moment du projet euro :

Surmonter définitivement le risque de dévaluation compétitive.

Le SME représentait une précaution à cet égard mais il laissait place à des ajustements consensuels des différentes monnaies. Il était plus souple que la monnaie unique, qui est rigide.

Ce projet était présenté dans une situation d’exception : 1992-1993, lendemain de la réunification allemande. On a utilisé de façon opportuniste cette situation d’exception, brandissant la perspective – qui hantait sans doute l’esprit de François Mitterrand et d’un certain nombre d’hommes politiques français à cette époque – d’une Allemagne réunifiée surpuissante. C’était un contresens. Le rattachement des Länder orientaux à la République fédérale a affaibli l’Allemagne fédérale en ce moment crucial où, précisément, on commençait à marcher vers la mondialisation.

Personne n’a parlé de la mondialisation. Il faut en parler. Etrangement, les cambistes ont fait la même erreur que les hommes politiques. En réalité, ce qui s’est passé en 1992-1993, c’est que le mark et les monnaies accrochées au mark (florin, franc belgo-luxembourgeois et franc français) ont été réévalués. On s’est trouvé globalement en position de surévaluation. La Banque de France a calculé a posteriori que tout se passait comme si toute la « zone mark », avec une monnaie unique à 1,4 dollar, était en position de surévaluation.

Un deuxième argument a été présenté : créer une monnaie forte (l’euro), rivale et substitut du dollar.
Christian Saint-Etienne a donné les éléments d’appréciation. Je n’ai rien à ajouter.

Attention à une chose, toutefois : la suprématie du dollar est une construction complexe. Longtemps, les Asiatiques ont voulu cette suprématie, les Proche-Orientaux aussi. Cette construction ne vient donc pas seulement de la puissance, de la volonté dominante des États-Unis. Un ensemble d’acteurs économiques et politiques ont voulu cette suprématie. Va-t-elle perdurer ? Je l’ignore, c’est un sujet de débat.

Un autre argument, aujourd’hui considéré comme mineur, était la réduction des coûts de transaction par les conversions des monnaies les unes dans les autres à l’occasion des transactions commerciales et financières.

C’est devenu secondaire dans un monde informatisé où les opérations de conversion sont simplifiées à l’extrême. D’autre part, quand on voit que, sur les marchés financiers, on retraite plusieurs dizaines de fois la même marchandise, acceptant des coûts de transaction démultipliés, cet argument tombe.

Le dernier argument était la comparaison des prix.

Cet argument m’a toujours paru assez faible. On ne prend pas l’avion pour Lisbonne simplement parce que les tarifs de cinéma y sont inférieurs. Les comparaisons de prix ne jouent que pour les grands acheteurs, lesquels ont tout à fait les moyens de comparer les prix même sans monnaie unique.

Mais il y a deux questions cruciales :

La question du fédéralisme :
On a parlé de fédéralisme. Or, la Banque centrale européenne et la monnaie unique européenne sont deux institutions fédérales. Autrement dit, l’euro a été conçu comme le chausse-pied de la marche vers le fédéralisme européen.

Même si je ne suis pas un partisan fervent de ce fédéralisme, je pense que c’est un point critique. Il fallait le considérer explicitement comme tel. A partir du moment où on nous voulions aller vers un certain fédéralisme, au moins à quelques pays, l’élément politique devait être avancé en même temps que l’élément monétaire, économique et financier. Cela n’a pas été fait, on a voulu faire les choses dans l’implicite au lieu de les faire dans l’explicite.

En tous cas, aujourd’hui, nous ne sommes pas dans un système fédéral et il semble bien que l’Allemagne, effectivement, ne soit pas orientée vers le fédéralisme.

La question de la monnaie :

C’était mon sujet d’interrogation personnel à l’époque de Maastricht. Je demandais alors à mes collègues du CNPF de me démontrer que la monnaie unique serait un instrument de convergence des économies de la zone qui allait se constituer. Nous avions des discussions très franches à cet égard. Je n’étais pas absolument convaincu et comptais sur l’expérience pour décider de la réponse à cette question. Or, j’étais invité régulièrement à la Banque de France pour y tenir, dans le cadre d’un programme de formation continue, un séminaire intitulé : « Les grandes économies européennes ». Je ne cessais d’insister sur le fait que les économies européennes divergeaient. Sauf en ce qui concerne les taux de refinancement des trésors publics, les économies n’ont cessé de diverger depuis l’introduction de l’euro.

Trois types de modèles économiques ont émergé au sein de la zone :

1) Le modèle Allemagne/Benelux, dont a parlé Christian Saint-Etienne, est celui des pays surcompétitifs. Les excédents commerciaux de la zone euro sont là, le déficit est ailleurs. En même temps, cette zone est sous-consommatrice. L’évolution du taux de consommation de l’Allemagne depuis 2000-2001, entre 0 et 1% en moyenne, est tendanciellement négative.

2) Un deuxième modèle totalement opposé, est parfaitement incarné par l’Espagne et l’Irlande, des pays en très grave difficulté aujourd’hui, fondés sur l’immobilier et la consommation des ménages. Jean-Pierre Patat a dit que, globalement, les ménages européens ne sont pas surendettés, à l’inverse des ménages américains. Les ménages anglais – qui ne sont pas dans la zone euro – sont plus endettés que les ménages américains. Les ménages espagnols le sont tout autant, les ménages irlandais plus encore. Le Portugal lui-même, voire la Grèce, et l’Allemagne jusqu’à un certain degré, ont un taux d’endettement des ménages élevé.

Jean-Pierre Patat
L’Irlande et l’Espagne, qui ont effectivement un taux d’endettement très élevé, sont comme par hasard les deux pays où on a pratiqué exactement les mêmes techniques monétaires et financières qu’aux États-Unis : taux variables indexés sur les taux directeurs pour les prêts immobiliers et autres.

Jean-Luc Gréau
Le marché hypothécaire développé est la clé de cette situation : on émet des emprunts gagés sur des hypothèques, puis on titrise et le tout est « fourgué » sur le marché international du crédit !

3) Seuls deux pays n’ont pas marché dans le processus d’endettement des ménages : la France et, à un degré plus fort encore, l’Italie. La dette des ménages italiens représente un tiers du PIB, celle des ménages français moins de la moitié du PIB (ce qui n’empêche pas que nous ayons des ménages surendettés). A fortiori les pays dont les dettes sont doubles ou triples de celles de la France (presque le triple en ce qui concerne le Royaume-Uni) sont tout à fait surendettés.

Jean-Pierre Chevènement
Un économiste m’a donné un jour une explication à l’exception italienne : « C’est parce que les banquiers italiens ne parlent pas l’anglais » !

Jean-Luc Gréau
C’est un peu cela. Plus précisément, les banques italiennes étaient gouvernées par des septuagénaires, voire des octogénaires qui ne connaissaient pas la finance high tech de Wall Street. Ils menaient donc une politique prudentielle.

Il y a donc trois zones de pays divergents qui ont choisi des logiques de croissance différentes.

L’Allemagne a changé à partir du second mandat de Gerhard Schröder. Elle a alors choisi le monde et abandonné l’Europe (du point de vue économique). L’Allemagne est toujours dans les institutions européennes. Elle s’exprime toujours avec une bonne foi européenne apparente. Néanmoins, les Allemands ont fait le choix du monde. Pour dévaluer tout en restant dans l’euro, ils ont dévalué le travail. En effet, les dévaluations monétaires visent à dévaluer le travail pour tout ce qui est produits exportables. Eux l’ont fait en renégociant tous les contrats collectifs dans les entreprises et les professions. Ce fut fait de façon très discrète, sous le deuxième mandat de Schröder, personne n’en a parlé. Cette dévaluation du travail allemand signifiait, a contrario, que l’Allemagne choisissait le monde tout en faisant une concurrence déloyale et très faussée vis-à-vis du Benelux, de l’Italie et de la France. Nous avons été les grandes victimes de cette politique de dévaluation compétitive du travail allemand durant cette période. C’est toujours la politique de Madame Merkel et de Monsieur Steinbrück.

C’est un problème de fond. L’Allemagne, voyant que l’expérience européenne n’aboutissait pas n’a pas voulu rester engluée dans le système européen. Elle s’est tournée vers le monde où la capacité de ses industries de biens d’équipement lui promet, croit-elle des lendemains assez confortables, assez réconfortants.

Néanmoins – je rebondis sur les propos de Jean-Pierre Patat – je ne manque pas de suivre les carnets de commandes, grâce aux enquêtes menées auprès des chefs d’entreprises. Les carnets de commandes de l’industrie allemande ont baissé de plus de 35% entre décembre et aujourd’hui, ce qui, mathématiquement, donne, sur la période, 7% ou 8% de PIB en moins. L’estimation de la baisse du PIB allemand (6% par rapport à 2008) est donc tout à fait logique. De ce point de vue, la situation est extrêmement difficile.

Je voudrais insister sur un pays qui n’est pas dans la zone euro et dont Christian Saint-Etienne a parlé avec beaucoup de vigueur : le Royaume-Uni.

Le Royaume-Uni a-t-il encore les moyens de conduire sa politique indépendamment de ce qui se passe par ailleurs, compte tenu de la gravité de la situation économique locale ?

Ce pays, qui avait une dette publique de l’ordre de 40% du PIB, un taux de chômage négligeable, une activité importante dans le domaine de la consommation, est passé brutalement d’un déficit public de 3% du PIB à plus de 12% du PIB, ce qui révèle a contrario l’affaissement rapide de l’économie locale.
Le Royaume-Uni va-t-il s’en sortir ? Va-t-il retrouver un équilibre ? Sachez que d’ores et déjà, les projections officielles du gouvernement anglais prévoient le retour à l’équilibre budgétaire en 2018.
Je pense qu’il n’y aura pas de retour à l’équilibre budgétaire anglais, ni espagnol, ni français, ni italien, ni même allemand.

Deux hypothèses se présentent:

L’hypothèse de la dislocation de l’euro, liée au risque de rechute de la crise financière.
Le système de banques et d’assurances occidental est en difficulté, malgré le soutien apporté par les Etats, malgré les interventions des banques centrales. Je ne peux pas prédire comment les choses vont tourner. La situation est extrêmement difficile. S’il y a récidive financière, donc crise économique aggravée, tout le système monétaire que nous connaissons va se disloquer.

La deuxième hypothèse, si on veut faire face à un risque d’éclatement de la zone euro, c’est l’unification des dettes publiques dans un pot commun (dettes grecque, portugaise, française, belge, allemande, finlandaise…). Techniquement c’est faisable et cela peut constituer le rudiment d’un gouvernement économique de la zone euro. Une dette publique de la zone euro serait légitimement et logiquement contrôlée par un gouvernement économique (dont la forme reste à inventer). Mais rien ne dit qu’on pourra bâtir rapidement ce gouvernement, ni surtout que les gouvernements – notamment le gouvernement allemand – vont accepter cela. Il y a là une contradiction forte. Si l’Allemagne n’est plus, comme je le pense, aussi engagée en Europe qu’elle a pu l’être, nous aurons plutôt une impossibilité et, probablement une dislocation de la zone euro.

Je termine avec un point essentiel concernant la dette publique française.
Je l’ai dit à Res Publica le 24 avril 2006 (10), je l’ai dit dans mon dernier livre (11), je le redis : lors de la signature de Maastricht, nous étions le meilleur élève de la classe européenne (à l’exception du Luxembourg, un petit pays, un cas d’espèce, un coffre-fort). La France, malgré son laxisme, avait réussi à être meilleure que l’Allemagne. Notre dette publique plafonnait à 31% ou 32% du PIB, notre déficit public à 1% ! Mais le système a éclaté pendant la marche à l’Union européenne. Si nous avons eu les taux d’intérêt à court terme les plus élevés de l’histoire de la Banque de France (depuis deux siècles), nous avons eu aussi des taux d’intérêt à long terme très élevés. Le marché du crédit ne peut pas prêter à 4% à long terme si on lui offre un taux de 9,5% à court terme pour financer la trésorerie de l’Etat. Nous avons donc eu des taux de l’ordre de 7%, 8%, 8,5% , ce qui, avec une monnaie très surévaluée (nous étions déjà, comme aujourd’hui, la zone la plus surévaluée du monde), a fait passer notre dette publique de 32% à 57% ou 58% du PIB, une situation qui n’était plus tenable. Effectivement, nous n’avons pas utilisé les très bonnes années de 1997-2000 pour corriger le tir et ramener la dette à 50% du PIB, voire moins. C’est infiniment regrettable.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation nouvelle : l’explosion des déficits et des dettes à travers le monde.

La dette publique anglaise était à quelques 40% du PIB. Pour l’exercice 2009, elle a déjà grimpé à 70%, avec les opérations de sauvetage des banques. Les britanniques projettent 90% en 2010 ! Les chiffres montrent que les Etats ne contrôlent plus la situation.

Je pense que nous devons être d’une extrême prudence en ce qui concerne l’avenir et nous préparer à toutes les hypothèses, y compris celles qui contredisent le plus nos convictions et notre foi personnelle.
Merci de votre attention.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Gréau.
Je regrette, si je puis exprimer un point de vue, qu’on n’ait pas davantage exploré techniquement ce qui se » passerait dans l’hypothèse – que personne ne souhaite – de l’éclatement de l’euro.

Christian Saint-Etienne
Il n’y a pas vraiment de désaccord. En réalité, nous ne parlons pas de la même chose.
Quand Monsieur Patat énumère les avantages de la zone euro, il évoque une monnaie de beau temps. Par beau temps, c’est en effet un bateau agréable. Mais, sans gouvernement économique, il n’est pas caréné pour la tempête.

Malheureusement, ce que dit Jean-Luc Gréau est juste aussi. Nous ne sommes pas sortis de la tempête et nous sommes à bord d’un bateau fragile.

Je me suis fait tirer les oreilles par mes amis économistes : « Tu n’aurais jamais dû écrire un livre qui envisage le risque d’un éclatement de l’euro ! ». Je n’ai pas voulu anticiper trop loin sur la suite.
Le retour aux monnaies nationales est prévu. Les pièces ont une face nationale et des lettres-clés identifient les billets en fonction du pays émetteur (U pour la France, X pour l’Allemagne). D’ores et déjà, en Allemagne, où les billets jouent un rôle beaucoup plus important qu’en France, certains chefs d’entreprises allemands exigent des billets marqués d’un « X » pour les sommes importantes. Les choses sont donc techniquement prévues. Les Allemands avaient fait en sorte que les choses puissent être renationalisées.

Après la sortie de mon livre, des gens inquiets m’ont interrogé : « Que va-t-il se passer ? ».
On reviendra aux euro-francs, aux euro-marks. On repartira du point de départ.

Ce qui prime, c’est le politique. Aussi longtemps que l’Etat français restera un Etat unitaire fort, il pourra se doter d’une monnaie. La Banque de France est parfaitement équipée pour reprendre demain le contrôle de la politique monétaire. Il n’y a donc aucun problème.

N’excluons pas, toutefois, une sorte de SME renforcé pour ne pas perdre tous les acquis de l’euro. Il faut notamment renforcer le pacte de stabilité et de croissance. On sous-estime le pacte rectifié de 2005 qui rappelle explicitement qu’en temps normal le déficit doit tendre vers zéro.
Mais ce n’est pas la fin du monde si on sort de l’euro.

A force de naviguer à vue, la France ne voit pas que la tempête a des atouts extraordinaires. Le problème de la France, c’est qu’elle regarde toujours ce qui ne va pas et jamais ce qui va.
Nous sommes bons dans les EPR, faisons des EPR et vendons de l’électricité aux Allemands ! J’ai pu faire des études à l’automne sur ce sujet. On m’a garanti qu’avec cinq EPR, nous pourrions doubler les exportations nettes d’électricité. Cette simple annonce attire des Allemands qui ne demandent qu’à signer des contrats à 30 ans !

Nous sommes numéro un mondial du gaz liquéfié. Pourquoi ne ferions-nous pas de la France – en signant des accords avec Abou Dabi, le Qatar et autres – la fontaine de gaz liquéfié de l’Europe ?
Pourquoi ne deviendrons-nous pas le grand pôle énergétique de l’Europe ?

L’agriculture est puissante, renforçons-la.

Investissons dans l’aérospatiale pour passer aux générations suivantes.

Nous avons des capacités d’excellence dans de nombreux domaines, appuyons-nous sur nos points forts pour rebondir, comme le font les Japonais et les Allemands, au lieu de dépenser de l’argent pour retarder les ajustements.

La France a des atouts énormes dans la globalisation telle qu’elle vient, surtout si celle-ci se durcit : un vieil Etat unitaire dont le contrat social fonctionne malgré toutes ses faiblesses, dont le système économique et social résiste. Si tout le monde regarde vers nous actuellement, c’est parce que ce système tient, alors qu’ailleurs ça s’effiloche. Cela nous donne un potentiel extraordinaire. Ce qui nous manque, c’est une capacité à mobiliser le pays sur la base d’un projet collectif. Un indice passionnant : il y a deux pays au monde dans lesquels la démographie tient : les États-Unis et la France. Ce sont les deux pays qui ont porté un message politique universel aux XVIIIe et XIXe siècles. Est-ce un hasard ou y a-t-il un lien ?

Avons-nous les leaders capables de nous faire émerger de la tempête beaucoup plus forts ? Nous avons un potentiel énorme mais si nous avons des leaders médiocres, gauche et droite confondues, nous ne sortirons pas renforcés de la crise.

DEBAT FINAL

Jean-Pierre Patat
J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt ce qu’a dit Monsieur Gréau. Je ne suis pas en désaccord avec ce qu’il a dit.

Toutefois, je voudrais avancer une première appréciation sur les écarts des taux d’intérêt à long terme qui se sont élargis avec la crise. Le fait qu’auparavant, les taux d’intérêt étaient dans un mouchoir de poche n’était ni une situation pérenne ni une situation normale. Aux États-Unis, les Etats fédérés ne payent pas les mêmes prix lorsqu’ils empruntent, c’est pourtant une nation.
Certes, le fait de passer de 20 points de base à 200 points est considérable en soi. Mais ça ne représente pas un coût exorbitant pour la dette publique. Le tout est de savoir ce que les Etats paieraient s’ils n’étaient pas dans la zone euro. C’est pourquoi je disais que si le bouclier a plié, il n’a pas rompu.

On dit que l’Allemagne a choisi le monde. Dans les circonstances actuelles, avec un modèle basé sur les exportations, elle le paye. La Corée est un exemple extrême : le recul du PIB y atteint un nombre à deux chiffres ! L’Allemagne projette -6% de PIB. Cette expérience plus que douloureuse l’amènera peut-être à prendre conscience qu’il n’est pas bon de se caler sur un modèle unique en ignorant les autres. Les choses sont plus complexes et doivent être gérées de manière pragmatique.

Jean-Luc Gréau
Je ne suis pas en désaccord avec vous. Simplement c’est sur le marché secondaire de la dette que les écarts de taux apparaissent en premier lieu avant de toucher les émissions des trésors publics. Cela révèle une défiance naissante des marchés à partir de septembre et surtout de janvier. Il faut y être très attentifs. Vous connaissez les gens qui travaillent sur les marchés : ils sont capables, en quelques semaines, de vous faire passer de vie à trépas.

Vous avez complètement raison de dire – c’était sous-jacent à mon propos – qu’il faut cesser d’essayer de faire une Europe cohérente avec des stratégies économiques nationales aussi divergentes que celles de l’Allemagne et des Pays-Bas d’un côté et de l’Espagne et de l’Irlande de l’autre. C’est une contradiction absolue. Vous avez remarqué que ce débat n’est abordé ni dans les médias ni à l’échelon politique. On se préoccupe de savoir si les banques vont tenir, si la reprise va finir par resurgir à partir des plans de relance bâtis ici et là mais on ne réfléchit pas au fond du problème à résoudre : chacun de nos pays a des atouts mais, depuis une dizaine d’années, la dette des ménages, la démographie (qu’on oublie souvent : Christian Saint-Etienne a eu raison de les évoquer) la capacité industrielle, la capacité en matière de services exportables les ont fait diverger de façon substantielle.

Dominique Garabiol
A propos des écarts de spreads des Etats, il est frappant de constater que nous sommes revenus à des spreads antérieurs à la création de l’euro, par exemple entre la France et l’Allemagne, aux spreads qui prévalaient entre 1996 et 1999. Cela me paraît structurellement très important parce que, comme le disait Monsieur Patat, « les marchés ont une mémoire d’éléphant » et cette situation laissera des traces. De facto, au moindre choc économique, les marchés prendront comme référence les spreads d’avant l’euro. Est-ce l’intégration d’un risque de change potentiel ? Est-ce assimilable au risque de change ? Objectivement, il me semble qu’il est trop tôt pour le dire. Mais cela montre que « le bouclier » ou « l’édredon » que constituait monétairement l’euro est atteint. C’est plus vrai encore pour les entreprises. Nous avons parlé jusqu’à présent de l’endettement des Etats mais celui des entreprises est encore plus important. La situation ne sera guère tenable (même dans l’hypothèse d’un mouvement de repli des spreads) pour les économies des pays qu’on peut qualifier de périphériques si un retour à la normale n’intervient pas assez rapidement.

Ceci me laisse penser que l’insuffisance du traité de Maastricht fut la focalisation sur les déficits publics, alors que rien n’était dit sur les déficits extérieurs des différents pays. De ce fait, on a vu se développer les pays présentés comme les modèles (l’Irlande et l’Espagne) qui avaient des excédents publics mais, au moins pour l’Espagne, un déficit extérieur considérable. Pour rétablir l’équilibre, il me semble qu’il faudrait revoir les normes de convergence, en particulier ce point là.
L’introduction de l’équilibre extérieur comme critère monétaire à atteindre rendrait la situation de l’Allemagne plus difficile. En effet, lorsqu’il y a un déficit, il y a un excédent en face. Ce serait, à mon avis, le bon moyen pour atteindre une convergence des politiques économiques. La zone euro est caractérisée par le fait que le principal pays économique, l’Allemagne, mène volontairement une stratégie de politique non coopérative, revendiquée d’ailleurs par la chancelière, Madame Merkel. Pendant les jours précédant le G20 de Londres de début avril, la chancelière a défendu la position du gouvernement allemand (ne pas injecter davantage de déficit public pour soutenir l’activité) en arguant que l’Allemagne allait bénéficier des plans de relance chinois, américains et des autres pays ! Il me semble que le principal problème est justement l’orientation de la politique économique de l’Allemagne. On pourrait y revenir en ajustant les critères de Maastricht.

Je n’ai pas bien compris les explications de Christian Saint-Etienne concernant l’avantage du SME. J’avais lu, il y a bien longtemps, une étude de la Banque de France (je parle sous le contrôle de Monsieur Patat) qui montrait qu’un maximum de convergence avait été atteint dans la première phase de la vie du SME, c’est-à-dire de 1979 à 1990 ou 1991. Après ça, nous avions assisté à une lente dégradation de la convergence. Le SME a eu, selon moi, un impact positif, dans un premier temps, tant que l’effet de l’ajustement des politiques publiques l’a emporté. Mais, dès lors que cet effet a été consumé, nous avons été ramenés aux effets de la politique monétaire sur les structures économiques de la zone monétaire unique et, de facto, comme le disait Monsieur Patat, nous n’avons plus eu de convergence. Cela montre que le SME n’est pas un facteur de convergence en tant que tel, sauf à imaginer des formes de gestion radicalement différentes de ce qui avait été fait. La caractéristique du SME de l’époque, c’est d’avoir créé une zone autour d’une monnaie directrice, le mark. Si on considère le SME comme une zone de gestion des ajustements, ça peut être différent. Mais le passé ne milite pas pour ça.

Je regrette un peu que l’hypothèse de monnaie commune n’ait pas été développée, sachant que la monnaie commune peut être aussi une monnaie externe si les monnaies nationales introduites ne sont pas convertibles. Le « bouclier » ou « l’édredon » extérieur pourrait alors subsister sans chocs asymétriques sur les économies domestiques. Peut-être y aurait-il à travailler sur cette hypothèse-là qui me paraît plus constructive que la désagrégation de la zone euro ou le retour au SME qu’on avait connu.

Jean-Pierre Patat
Pourriez-vous élaborer davantage ce concept de monnaie commune ? Qu’entendez-vous par monnaie commune ? Comment fonctionnerait-elle techniquement ?

Dominique Garabiol
Les monnaies nationales ne seraient convertibles qu’en monnaie commune et la conversion serait administrative. Il n’y aurait pas de marché des monnaies nationales : celles-ci ne circuleraient que dans l’économie domestique, ce qui permettrait d’ajuster les taux de change en fonction des équilibres nationaux sans interférer avec les marchés financiers.

Jean-Pierre Patat
Mais si la conversion est administrative, il n’y a plus de marché de change pour ces monnaies.

Dominique Garabiol
Le marché serait fait par la banque centrale, comme pour toute monnaie non convertible. C’est un peu le schéma « exotique » qu’on a pu connaître après la crise asiatique : un schéma où le taux de change de la monnaie est géré par la banque centrale, uniquement en fonction de critères économiques.

Jean-Pierre Chevènement
La banque centrale peut-elle décider en dehors des marchés ?

Jean-Pierre Patat
L’Etat déciderait.

Jean-Paul Escande
On n’a pas parlé des incertitudes considérables qui sont devant nous.

En combien de temps et pour quel montant va-t-on réaliser l’assainissement de ce système financier ? Nul ne sait. Est-ce 2000, 3000, 4000 milliards, comme dit le FMI ? On enregistre 900 milliards de sorties mais elles ne concernent pas que les banques, il y a les pertes chez les particuliers qui ont souscrit des fonds, il y a des pertes latentes qui ne sont pas sorties dans les bilans parce qu’on a modifié les règles comptables en fin d’exercice.

Quand allons-nous en sortir ? Nul ne le sait parce qu’on ne sait pas très bien où sont les pertes, on ne sait pas très bien ce qui est sorti. Mais tant que le système financier n’est pas remis d’aplomb, il ne peut pas y avoir de redémarrage réel de la croissance, il ne faut pas se faire d’illusion, parce qu’il n’y aura pas de crédit. Dès que la situation va un peu mieux, les banques, obligées de provisionner, reconstituent leurs marges.

Un deuxième problème, très lié à l’euro, n’a pas été évoqué : Comment les Etats vont-ils rembourser les dettes considérables qu’ils vont continuer à accumuler, en tous cas jusqu’en 2010 ?
Certains répondent : « On fera de l’inflation. », comme si on pouvait faire de l’inflation raisonnable, raisonnée, modulée dans le monde.

Cela nous ramène au débat de tout à l’heure, très éclairant, même s’il n’a pas porté sur son objet lui-même. A partir d’un thème de politique économique, les vrais sujets sont toujours politiques : la construction inachevée de l’Europe, l’absence de pouvoir central, l’absence de gestion du taux de change (pourtant rendue possible par les accords de Maastricht).

La politique économique française, dont je suis persuadé que l’euro lui a servi d’édredon, a évité les ajustements nécessaires. Les parts de marché de la France dans les échanges mondiaux sont en régression régulière. On a bien vu que les arbitrages budgétaires de ces dernières années se faisaient toujours au détriment de la politique d’investissement du budget français. En matière d’investissement de recherche, nous sommes bien en-deçà des autres pays développés. Tout ces éléments mis bout à bout aboutissent à une baisse de la compétitivité qui se traduit dans le recul du commerce et notamment du commerce courant et l’euro nous a protégés.

La zone euro peut-elle tenir ?
Christian Saint-Etienne a prononcé une phrase qui m’a effaré : « Ce n’est pas la fin du monde que de sortir de l’euro. » Mais, ça serait la bombe atomique ! Il faudrait d’abord savoir à quelle parité on sortirait, quelle serait l’explosion des taux d’intérêt et quels seraient les ajustements nécessaires (ajustements des déficits budgétaires, sociaux etc.) pour éviter de tomber dans une spirale de méfiance des marchés. Aujourd’hui, nul ne le sait. La seule chose qu’on peut savoir, c’est que c’est une perspective explosive.

Il me semble que l’euro peut tenir. Les problèmes de la Grèce et de l’Irlande ne me semblent pas insurmontables. Les chiffres ne sont pas considérables par rapport à l’ensemble de l’Europe. On pourrait, au niveau de l’Europe, trouver des solutions.

Y aura-t-il un rééquilibrage mondial du SMI ?

C’est ce que demandent les Chinois. Ils commencent à vouloir créer une zone monétaire orientale, il y a déjà des accords. Mais il faut très longtemps pour créer des zones monétaires, ce n’est pas pour demain. Y aura-t-il un rééquilibrage qui permettrait à l’euro de subir moins de tensions, par conséquent de mieux respirer pour régler ses contradictions internes ? C’est une question que nous n’avons pas abordée et qui n’a été qu’esquissée au moment du G20.

Jean-Pierre Chevènement
Je remercie Jean-Paul Escande d’avoir posé un problème qui me paraît important : celui du système monétaire international, de l’avenir du dollar.

Je prévois une évolution en biseau. La Chine ne va pas remplacer les États-Unis, ni dans les vingt ans ni même plus tard. En effet, si, la Chine est très puissante, elle est aussi très différente. Elle peut être un très puissant moteur mais, dans le système d’organisation du monde, ça ne peut pas fonctionner comme ça. Le dollar restera encore longtemps, selon moi, la monnaie de réserve. Mais on pourrait imaginer que d’autres monnaies jouent un rôle plus grand.

Pourquoi la Banque centrale européenne n’achète-t-elle pas du dollar pour empêcher sa trop grande dépréciation, donc pour empêcher l’appréciation de l’euro ? Cette discussion a-t-elle eu lieu ? Je crois que oui mais il semble que Français et Allemands se soient opposés sur cette question, c’est ce qui m’est revenu, à tort ou à raison.

Jean-Pierre Patat
Quand deux monnaies divergent, si une seule des banques centrales en cause agit pour stabiliser – voire inverser – le mouvement, c’est voué à l’échec. Je vous rappelle que la Banque centrale du Japon, sur injonction du gouvernement, a dépensé des milliards de milliards de dollars – ou de yens – pour essayer de freiner le mouvement de sa devise, en pure perte. Si les deux banques centrales agissent, l’une dans un sens, l’autre dans l’autre, les marchés savent parfaitement qu’elles ont des moyens illimités : c’est ce qui s’est passé au terme de la grande chute de l’euro à partir du moment où il a été introduit jusqu’à la fin 2001, quand un accord, lors d’un G7 à Prague, décida des interventions concertées de la FED et de la Banque centrale européenne – subsidiairement de la Banque d’Angleterre -. Les choses se sont stabilisées et, au bout de quelques mois, l’euro a commencé à remonter. Il faut être deux.

Jean-Pierre Chevènement
Merci de cette précision extrêmement importante. Le problème ne se pose pas aussi simplement que je l’ai dit et il est évident que tout cela n’aurait de sens que s’il y avait des accords du Louvre bis, en tous cas des objectifs de convergence, non seulement entre les deux banques centrales mais aussi avec les Chinois et les Japonais, comme le suggère Christian Saint-Etienne dans son livre qui comporte des passages relativement sulfureux (12) (les plus intéressants). Je pense que cela peut avoir un sens s’il y a une stratégie concertée.

L’euro pourra-t-il surmonter les tensions qui sont devant nous ? Personne ne le sait.
Sur la structure de l’Europe, je voudrais faire observer que la zone euro est une chose mais l’Europe à 27 en est une autre. Pourrons-nous résister au tropisme vers l’élargissement de la zone à 27 ? Ce n’est pas sûr.

La zone à 27 est une zone de normes juridiques en principe homogènes (je ne parle pas des normes sociales). A un certain point de vue, il est utile pour nous d’avoir, dans la grande Europe, une zone où les normes sont les mêmes. Mais le problème fiscal et le problème social ne peuvent évidemment pas être traités dans ce cadre-là. Mais pourraient-ils l’être dans le cadre de la zone euro, qui rassemble les quatre principaux pays de l’Europe occidentale : l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la France, d’autres, qui ne sont pas des petits pays, comme la Hollande, et quelques pays d’Europe centrale ?

Peut-être y aurait-il quelque chose à repenser, soit à partir de l’euro, soit à partir de ce qui lui succédera peut-être. Il serait intéressant de savoir si on a la possibilité, comme le suggère Christian Saint-Etienne, de procéder par accords plus ou moins secrets entre les gouvernements pour stabiliser le système.

A l’évidence, l’Europe est à construire, très largement, à partir des Etats. On l’a bien vu au feu de la crise : ce sont les Etats qui ont pris leurs responsabilités, et non la Commission européenne. C’est sous la pression des Etats que la Banque centrale européenne a baissé ses taux d’intérêt (qu’elle avait maintenus très hauts jusqu’à une époque récente).

Je voudrais tenter d’esquisser les bases d’une construction raisonnable d’une Europe fondée sur la démocratie qui vit dans chaque nation.

Est-il possible, dans cette grande zone de libre-échange, d’imaginer une Europe à géométrie variable, appuyée, par exemple, sur ce qu’est la zone euro (tant du moins qu’elle existe) ?

J’aimerais hasarder une autre question, qui s’adresse à Jean-Luc Gréau : j’ai entendu Dominique Strauss-Kahn préconiser l’entrée dans l’euro des pays de l’Europe de l’est, trop endettés en euros, dont la monnaie fléchit dangereusement et dont les exportations s’effondrent. Est-ce la bonne méthode ? L’euro est en principe le terme fixé à l’adhésion à l’Union européenne. Faut-il faire rentrer les PECO dans l’euro ?

Jean-Luc Gréau
Jean-Pierre Patat a raison : les Banques centrales doivent agir dans le même sens, ce qui suppose que les Etats eux-mêmes s’entendent pour faire converger les parités vers un certain objectif. Enfin, il faut que les sommes concernées soient considérables, faute de quoi le marché ne sera pas persuadé de l’authenticité de l’action menée par les Banques centrales.

Jean-Paul Escande a parlé de l’assouplissement des règles comptables. C’est un des sous-produits, extrêmement contestable, du G20. Je rappelle les chiffres : première estimation privée des pertes et provisions des banques probables entre 60 milliards et 400 milliards de dollars, premier chiffre du FMI au printemps 2008, 960 milliards de dollars, deuxième chiffre du FMI à l’automne 2008, plus de 2000 milliards de dollars. On en est à 4100 milliards de dollars.

L’assouplissement des règles ne va pas dans le bon sens parce qu’il permet l’ « embellissement », pour parler en termes très soft, des comptes ; il permet de ne pas provisionner certains risques et, en même temps, de faire apparaître des plus-values latentes sur d’autres placements. Les résultats des banques ne sont donc plus fiables, même lorsqu’ils sont honnêtes. C’est un événement considérable : il n’existe pas de système de règles comptables applicable à l’échelon international.

Le montant de la dette du secteur public japonais atteint effectivement 170% du PIB. L’Italie va vers 120%. Nous sommes au moins à 80%. L’Angleterre va vers 90%, voire plus. L’Allemagne, ne nous faisons pas d’illusions, est aussi en train de sortir des clous.

Peut-on revenir de ces niveaux d’endettement ? Il faudrait pour cela une très forte croissance et pas de vieillissement démographique, ni de faillites bancaires ! On n’en reviendra pas.

Jean-Paul Escande a raison de demander : Comment peut-on refaire de l’inflation de façon maîtrisée et calculée ?

Pour résumer, je pense que nous allons dans l’inconnu et que ce sont les situations de fait qui vont décider et non pas la pensée supérieure des hommes raisonnables qui préparent l’avenir. Nous allons devoir faire face à des échéances que nous n’apercevons pas clairement.

On pouvait prévoir cette crise, non pas son scénario, bien sûr, mais on pouvait la prévoir dans son essence. La première bombe qui a explosé a été celle des créances titrisées toxiques du marché hypothécaire américain. Il peut y en avoir d’autres.

Aujourd’hui, il va falloir faire face. Mais il est nécessaire de travailler sur plusieurs hypothèses et que les gouvernants en soient conscients.

Jean-Paul Escande
Simple question de détail : les normes FASB (13) et IASB (14) ont eu un effet procyclique catastrophique. Les Européens, pour n’avoir pas bien suivi le débat au départ, se sont fait avoir. Les banques françaises n’en voulaient pas mais n’ont pas été soutenues par les politiques qui n’avaient pas bien vu le problème.

Je reviens au problème fondamental du taux de change. Il est évident qu’une des clés de la stabilité de l’euro serait que le taux de change euro/dollar se rapproche des équilibres fondamentaux. Le problème de l’endettement des petits pays est secondaire, même si quelques PECO qui avaient fait des efforts d’orthodoxie budgétaire mais s’étaient endettés en euros, se sont retrouvés brutalement culbutés, ce qui a annulé des années d’efforts. C’est le taux de change qui est fondamental. Or il n’y a pas de politique européenne de change vis-à-vis des autres zones. L’euro représente pourtant 25% des réserves mondiales et 20% de la facturation du commerce mondial !

Jean-Pierre Chevènement
Vous n’avez pas répondu à la question des PECO dans l’euro.

Jean-Paul Escande
Certains PECO, pensant rejoindre l’euro, ont emprunté en euros, et, comme ils ont gardé leurs monnaies nationales, ils subissent des dévaluations de 10%, 15%, 25%, des situations épouvantables ! Il faudrait évaluer leur poids par rapport à la densité de la zone économique européenne. Je ne crois pas que ce soit un problème majeur.

Jean-Pierre Patat
Je crois fondamentalement que ces pays ne pourraient pas supporter la contrainte d’une monnaie forte. Ils rentreraient peut-être dans l’euro avec un taux de change ajusté mais seraient rattrapés par le fait qu’ils sont dans une zone à monnaie forte. Ils ne pourraient pas supporter cette contrainte. Quand le mark de l’est s’était aligné sur le deutsche mark, la RDA avait énormément souffert, malgré les aides importantes du budget fédéral allemand. Là il n’y a pas de budget fédéral et je crois que pour ces pays une entrée prématurée serait catastrophique.

Jean-Pierre Chevènement
Qu’appelez-vous la contrainte d’une monnaie forte ?

Jean-Pierre Patat
Je l’entends au point de vue de la compétitivité.

Jean-Luc Gréau
Observons la situation des pays périphériques : l’Irlande, le Portugal, qui connaît sa quatrième récession en une décennie, l’Espagne, qui subit un effondrement dont je ne vois pas la sortie, la Grèce, dont le taux de couverture des échanges extérieurs est de l’ordre d’un tiers, l’Italie, accablée par le fardeau de sa dette publique antérieure, la France, avec son problème de compétitivité externe et, avec l’euro qui aggrave la situation, l’Allemagne elle-même, avec son tropisme sur l’exportation et sa démographie faible (dans quelques années, les générations qui entreront sur le marché du travail seront moins nombreuses que les générations françaises) ! Objectivement, avons-nous intérêt à accumuler les problèmes en essayant de noyer la mauvaise santé des autres dans la prétendue bonne santé des uns ? Je n’en suis pas sûr. Monsieur Strauss-Kahn survole ces questions avec une sorte de supériorité médiatique qui n’est pas de notre fait.

Julien Landfried
Dans son livre, Christian Saint-Etienne ne mentionne pas, sauf erreur de ma part, le point essentiel qui concerne la divergence de la démographie française et de la démographie allemande qui ne peut pas être sans conséquence sur les affaires monétaires. J’aimerais avoir votre opinion, sachant que le taux de fécondité en France est presque le double du taux allemand.

Jean-Luc Gréau
C’est un des trous noirs de la réflexion économique actuelle, la démographie est toujours placée en arrière-plan. Je rappelais le 24 avril 2006 (15) que le taux de fécondité français, qui n’est pourtant pas extravagant (il ne correspond même pas au taux de désir d’enfants des femmes qui est de 2,3) implique des échographies, des accouchements, des allocations familiales, l’accueil des enfants dans les écoles (à l’âge de trois ans en France alors qu’il est à six ans en Allemagne). On ne fait jamais le décompte de toutes ces dépenses supplémentaires qui entrent dans les charges publiques. La France, comme le Royaume-Uni, a un taux de fécondité qui n’est pas mauvais (1,8 environ au Royaume-Uni, un peu moins de 2 chez nous). Mais les autres pays bénéficient pour l’instant de leur faible taux : moins de charges publiques, un moindre afflux sur le marché du travail, ce qui évite l’explosion du taux de chômage, même quand la situation n’est pas bonne. Enfin, pour que la démographie soit un atout pour la France, il faut que les jeunes soient élevés, instruits, éduqués. That’s the question !

Alain Dejammet
Un peu submergé par l’érudition des intervenants, je peine à hiérarchiser les données et les problèmes. Tous les propos me paraissent justes. Parfois ils me semblent parallèles, sinon contradictoires.

J’entends que l’Allemagne va se tourner vers la Mitteleuropa puis on nous dit qu’elle a choisi le monde… Une chose est sûre : elle n’a pas choisi l’Union européenne. Une grande interprète, très proche du chancelier Kohl, à qui j’avais demandé « A quoi pense celui que vous traduisez jour après jour ? Vous devez commencer à connaître sa pensée. », m’avait répondu « Le chancelier Kohl ne pense plus à l’Europe, il pense au monde ».

Resituant la question de l’euro à l’échelle mondiale, nous pourrions nous interroger sur les effets de ces ratiocinations européennes sur le reste du monde. Les discussions sur la crise, sur la possibilité de sortir de l’euro, incluent la Chine et les États-Unis mais les pays émergents sont là, à la lisière, en train de nous observer. La masse des 172 pays qui ne participent pas au G20 ont des problèmes d’exportations, d’importations, de relations économiques avec l’Union européenne. Cela n’a-t-il aucun effet sur nos discussions, nos délibérations, nos méditations ? La discussion semble très concentrée sur les relations intra-européennes : monnaie commune, monnaie unique, pacte de stabilité… Quid des autres ? Quid des velléités passées d’organiser des relations économiques internationales un peu plus ordonnées ? J’ai l’impression que depuis le mois d’octobre, après la succession des deux G20, on ignore délibérément ce qui se passe en Afrique et dans l’Asie (hors l’Inde et la Chine).
Cela me paraît devoir nous rattraper un jour ou l’autre.

Jean-Pierre Chevènement
C’est un avis que vous aviez déjà exprimé, Monsieur le Président, devant Monsieur Boutros Ghali lors d’une précédente table ronde (16).

Alain Dejammet
Je lui en avais parlé parce que, son neveu ayant été invité, sur un strapontin, par Dominique Strauss-Kahn, il considérait que l’honorabilité de l’Egypte était sauve.

Jean-Pierre Chevènement
Les tenants du G20 répondent que celui-ci représente 85% du PIB mondial et sans doute plus de la moitié de la population de la planète, ce qui n’est déjà pas rien.

Alain Dejammet
Oui, mais les pays où on se massacre, ceux où nous envoyons, à grands frais, des troupes pour tenter de mettre un peu d’ordre ne figurent pas dans le G20. Cela représente quelques problèmes, quelques tourments, cela justifie les voyages des ministres des Affaires étrangères (quand ils se rendent au Sri Lanka pendant deux ou trois jours, ils sont loin des difficultés quotidiennes de leurs coéquipiers de l’Economie et des Finances) mais ce sont aussi des réalités.

Ce qui se passe dans une Afrique livrée aux prédateurs brésiliens, indiens et chinois (tous trois membres du G20) va bien finir par nous poser des problèmes.

De temps en temps, il faudrait se demander quels sont les effets de ces réflexions – qui ne me paraissent pas totalement convergentes – sur la situation de ce reste du monde : 172 pays, près de la moitié de l’humanité et un certain nombre de problèmes !

Monsieur Saint-Etienne est membre du Conseil de l’analyse économique. Mais y est-il entendu ? Cette exaltation, cette exhortation à utiliser « notre jus » est belle et bonne, elle est roborative, stimulante ! Mais quel effet produit-elle sur ses partenaires du Conseil de l’analyse économique?

Il est aussi professeur à Dauphine. Il y a deux ans, lorsque j’interrogeais des professeurs ou des étudiants à Dauphine, tous n’avaient qu’une idée, qu’un rêve : filer au Royaume-Uni – certains, pour leur malheur y sont encore –, entrer à la London School of economy, devenir traders.

Quel effet les réflexions encourageantes de ces excellents économistes ont-elles sur la vie réelle, sur la jeunesse et sur les opérationnels ?

Quels sont les effets du Conseil de l’analyse économique ?
Quels sont les effets de ces enseignements sur les étudiants ?

Jean-Pierre Chevènement
Les analyses du Conseil de l’analyse économique sont connues avec retard, elles n’ont pas une influence décisive sur la politique économique du gouvernement français (ça se saurait !). Quant aux traders, ils n’ont pas attendu la table ronde de ce soir pour réintégrer – provisoirement peut-être – la douce France.

Alain Dejammet
Ils ne l’ont pas tous réintégrée. Quelques-uns tournent en rond dans les rues de Londres, sans trouver d’emploi.
Mais a-t-on l’impression, à Dauphine ou ailleurs, d’avoir une influence sur les futurs décideurs ?

Jean-Luc Gréau
Il y a un effet retard considérable. Les dirigeants politiques, les dirigeants économiques, beaucoup des jeunes qui avaient choisi ces filières, continuent à espérer qu’après une période de difficulté, après cet « accident » économique, on va pouvoir reprendre le chemin ancien et que les choses vont se normaliser. Je n’y crois pas, la plupart d’entre vous n’y croient pas non plus, mais c’est encore l’espoir qui est nourri par beaucoup.

Vous avez raison en ce qui concerne l’Afrique. Alors que je me trouvais à Abidjan en automne 2004, Jeune Afrique titrait : « L’Inde, le Brésil, la Chine viennent en Afrique pour s’en emparer ». Nous sommes dans une situation de véritable néo-colonialisme : les grands pays émergents veulent avoir, selon le cas, accès aux matières premières africaines, ils veulent tous prendre le relais des Occidentaux en tant que fournisseurs prépondérants des pays concernés, sans pour autant subir les contraintes des puissances coloniales anciennes obligées d’administrer leurs colonies.

Jean-Pierre Cossin
Si la pensée de Jean-Pierre Chevènement régnait à Dauphine, ça se saurait ! Toutefois, ils ont interrompu leur formation de traders il y a quelques temps. Il semblerait donc que les débouchés se fassent plus rares.

Je ne suis pas un spécialiste mais j’ai entendu que les économistes ne savent pas grand-chose. Dans cette vaste incertitude, l’endettement public – et privé – semble être la seule certitude.
Il y a quelques années on nous expliquait déjà que nos petits enfants devraient payer la dette. Aujourd’hui, ce sont nos arrière-petits-enfants ! Les réponses qui sont apportées aujourd’hui : réduction des dépenses de l’Etat ou augmentation des impôts ne sont certainement pas à la hauteur des nécessités. Mais si les principaux Etats de l’Union européenne, tous touchés par un endettement important, voulaient mener une politique fiscale d’harmonisation, ne serait-ce pas le bon moment pour essayer, face aux mêmes problèmes, de trouver des moyens pour limiter la concurrence fiscale et sociale ?

Jean-Pierre Chevènement
C’est un des volets de ce qu’on appelle le gouvernement économique.

Jean-Luc Gréau
Je vais illustrer les difficultés que nous rencontrons de ce côté-là par le cas irlandais. L’Irlande est passée d’une situation d’équilibre de ses comptes publics en 2007 à une situation de déséquilibre affiché de l’ordre de 10% ou 11% de PIB (sous réserve que la récession ne soit pas plus grave que celle qui est envisagée). L’Irlande a pris des mesures. Elle a réduit de 7,5% le montant des traitements des fonctionnaires (mesure très lourde). En même temps elle s’est refusée à ajuster son taux d’impôt sur les bénéfices, le plus bas d’Europe, à 12,5%. En effet cet impôt n’est pas seulement payé par des entreprises installées en Irlande ou qui font leurs profits en Irlande. L’Irlande est un paradis fiscal légal. General Electric, par exemple, comme d’autres, transfère une partie de ses profits sur le territoire irlandais, ce qui génère une recette considérable pour le gouvernement local. Le gouvernement irlandais a refusé – ce qui eût été une simple mesure de solidarité – de remonter vers 20% ou 25% ce taux que peuvent payer toutes les entreprises de services locales, par exemple. Il a refusé de le faire parce qu’il est toujours dans l’optique de l’attractivité fiscale maximale. Il en est de même pour les pays d’Europe centrale qui sont en difficulté mais qui ne vont pas remonter leurs taux actuels.

Jean-Pierre Patat
Ce qu’a dit Monsieur l’ambassadeur me permet, au risque de m’éloigner du sujet, de dire quelque chose qui me tient à cœur : tout se passe comme si le mot d’ordre actuel était : « Face à la crise, sauvons les pays riches et on verra les autres après! ». Des centaines de milliards de dollars sont déversés pour les banques et pour relancer l’économie : 870 milliards de dollars aux États-Unis (je ne suis pas sûr qu’on ne soit pas en train d’arroser le sable), 250 milliards de dollars en Europe (et on dit que ce n’est pas assez). Pendant ce temps l’objectif de l’aide publique au développement (0,7% du PIB pour les pays riches) est loin d’être atteint, il est même en recul cette année. Le Fonds mondial contre le sida ne demande pas des centaines de milliards de dollars… mais, là aussi, la contribution d’un certain nombre de pays est en réduction. C’est indécent ! Il faut reconnaître à Dominique Strauss-Kahn le mérite d’avoir lancé un cri d’alarme en appelant à penser à ces pays qui sont les premiers à souffrir de la crise.

Alain Dejammet
Nous aurons la réponse au mois de juin : une réunion de l’assemblée générale des Nations unies doit revenir sur ce qui avait déjà été discuté à Doha au mois de décembre, dans la suite de la conférence de Monterrey sur le financement du développement. Nous verrons ce qui se passera. Je doute fort qu’il y ait la moindre proposition sérieuse. Les présidents ou les ministres s’y rendront (une escapade à New York est toujours agréable), ils se fendront d’un discours et repartiront. Rendez-vous dans vos journaux !

Un point énorme a été évoqué : serait-il possible au gouvernement français de faire un effort et de se substituer à l’Allemagne dans l’affaire Siemens ? Est-il concevable que l’Etat français fasse aujourd’hui pour Areva (le chiffre de 3 milliards d’euros a été évoqué) ce qui a été fait à un moment donné, suite aux efforts que l’on sait, pour Alstom ?

Jean-Pierre Chevènement
C’est parfaitement concevable. On a bien offert aux banques – Dexia et autres – 10 milliards d’euros !

Jean-Luc Gréau
Depuis janvier la Commerzbank a pris 18 milliards d’euros dans les caisses du Trésor public allemand.

Jean-Pierre Chevènement
Une conclusion s’est imposée presque par consensus autour de la table concernant la question secondaire de l’inclusion des PECO dans la zone euro. La réaction unanime, ai-je perçu, a été : l’hétérogénéité de la zone euro est déjà beaucoup trop grande et ses faiblesses sont déjà suffisantes pour qu’on ne les accroisse pas davantage.

Or, je rappelle que le problème de l’euro est précisément le problème de l’hétérogénéité des structures des pays qui le composent, des politiques suivies, des résultats qu’ils obtiennent.

La question qui, historiquement, se pose est : Peut-on résister à cette hétérogénéité ? Peut-on faire converger ces seize pays ?

Il ne s’agit pas d’un problème technique, je le dis au Président Dejammet, mais d’un problème éminemment politique. Aujourd’hui, nous sommes devant deux décideurs : les États-Unis et la Chine.
La France et l’Europe pourront-elles exister entre les Etats-Unis et la Chine ?

Nous n’avons plus de souveraineté commerciale, ou du moins elle est exercée dans les conditions qu’on sait par la Commission européenne. Nous n’avons pas de politique industrielle au niveau européen. L’ordre juridique nous échappe très largement.

Pouvons-nous contrôler notre monnaie, reconquérir une souveraineté monétaire (fût-ce à plusieurs comme dans la zone euro) ? Le voulons-nous ?

Nous savons que la monnaie a une très grande importance. On peut faire du protectionnisme monétaire. Je sais bien qu’on crie haro sur le protectionnisme ! J’observe pourtant que la Grande-Bretagne a dévalué de manière compétitive sa monnaie de 30% depuis six mois. Si ce n’est pas du protectionnisme, je me demande ce que c’est !

J’observe qu’il y a peu de stratégies coopératives en Europe. L’Allemagne n’a pas une stratégie de coopération. Depuis 2000, elle exerce une sorte de pression déflationniste sur ses salaires, une dévaluation de fait du travail, comme l’a dit Monsieur Gréau.

Il serait souhaitable qu’il y ait davantage d’esprit coopératif entre les gouvernements qui composent la zone euro. Cela paraît être un objectif accessible pour arriver à utiliser notre monnaie pour nous défendre. C’est en effet de cela qu’il s’agit. Voulons-nous nous défendre dans cette rude compétition ou bien allons-nous accepter d’être peu à peu gommés de la surface de l’univers ?

L’Europe n’a pu se développer, depuis cinq siècles, que parce qu’elle maîtrisait le rapport de forces politique et militaire. Aujourd’hui, c’est terminé.

Voulons-nous encore nous donner les moyens d’une certaine puissance ? Il n’est pas question de défendre notre prééminence mais tout simplement nos intérêts légitimes. Pouvons-nous faire passer cette vision-là dans l’esprit des Français et des Européens ? Nous avons le droit de défendre nos intérêts légitimes sans porter atteinte aux intérêts légitimes des autres. Les Chinois, par exemple, ont le droit de se développer. (Je ne suis pas du tout anti-chinois sans être un pro-chinois systématique).

Bref, il y a derrière tout cela, vous l’avez dit, une question politique qui surdétermine toutes les autres et en particulier la question monétaire.

Je termine par cette question.
Je remercie les différents intervenants qui nous ont fait le plaisir et l’honneur de répondre à notre invitation.

———————–
1) Jean-Luc Gréau, L’avenir du capitalisme, coll. Le débat Gallimard 2005
La trahison des économistes, coll. Le débat, Gallimard 2008
2) Christian Saint-Etienne, La fin de l’euro, éd. Bourin 2009
3) Jean-Pierre Patat, Histoire de l’Europe monétaire, éd. La Découverte 2005
(avec M. Lutfalla et R. Raymond) Histoire monétaire de la France au XXe siècle, éd. Economica 2001
4) Christian Saint-Etienne, La puissance ou la mort, l’Europe face à l’empire américain. Ed. Le Seuil, Document – Acutalité, sept. 2003
5) De même, les marges de fluctuation autour de ces parités cibles sont tenues secrètes par les pays participant au système, mais les intervenants sur les marchés des changes savent que les probabilités d’intervention augmentent lorsque l’on se rapproche des bornes que se sont données les pays participants. Il s’agit de lutter contre la spéculation sans risques en transférant le risque sur les opérateurs financiers.
6) Histoire de l’Europe monétaire, Jean-Pierre Patat, éd. La Découverte, avril 2005
7) L’euro a atteint 1,6035 le 15 juillet 2008
8) La marge actuarielle ou le spread d’une obligation (ou d’un emprunt) est l’écart entre le taux de rentabilité actuariel de l’obligation et celui d’un emprunt sans risque de durée identique. Le spread est naturellement d’autant plus faible que la solvabilité de l’émetteur est perçue comme bonne.
9) Le Bund est l’obligation d’État allemande (équivalent de l’OAT française) qui sert parfois de référence pour le calcul de la marge actuarielle (spread) des obligations de la zone euro.
10) « Finances publiques et pérennité de l’Etat », Colloque de la Fondation Res Publica tenu le lundi 24 avril 2006
11) Ibid., page 1
12) Voir encadré
13) Aux États-Unis, les normes comptables sont fixées par le Financial Accounting Standards Board (FASB) réunissant quatre membres de la profession comptable et trois personnes issues du monde des affaires, de la fonction publique, ou du milieu universitaire. Ce comité a défini un standard des états financiers contenant les éléments suivants : un bilan, un compte de résultat, un tableau de variation des capitaux propres, un tableau de flux de trésorerie, une annexe.
14) L’IASB est un organisme privé qui a été fondé en 1973 par les instituts d’experts-comptables de neuf pays avec pour principaux objectifs d’établir des normes comptables acceptables au plan international, de promouvoir leur utilisation et plus généralement, de travailler pour harmoniser les pratiques comptables et la présentation des comptes sur le plan international. Il est composé de 14 membres indépendants.
15) Ibid., page 26
16) La politique extérieure des États-Unis, table ronde organisée le 7 avril 2009 autour d’Hubert Védrine par la Fondation Res Publica.

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