Intervention de Max Zins, chargé de recherches au CNRS et au CERI au colloque du 22 juin 2009, Où va la Pakistan ?
Le Pakistan naît, comme Etat et nation indépendante, en 1947, en même temps que l’Inde (à quelques heures près) de ce qu’on appelle la partition de l’Inde.
Dès 1946, les choses se sont très mal passées. La partition se fait dans d’atroces massacres et de grands transferts de population.
Le Pakistan naît de ce traumatisme.
La sociologie de ces massacres va me permettre d’exposer la problématique de mon exposé.
Ces massacres tranchent par rapport à ceux que l’Inde avait connus depuis des siècles, quand Hindous et Musulmans s’entretuaient pour des raisons religieuses. La religion est une affaire tellement importante qu’elle concerne d’abord les hommes et, lors des massacres interreligieux entre Hindous et Musulmans, avant la partition, seuls les hommes s’entretuaient. Les femmes et les enfants n’étaient pas concernés. La plupart des émeutes avaient lieu lors des processions, devant des temples ou des mosquées. Le caractère religieux des massacres était donc bien marqué.
Les massacres qui suivent la partition ont une sociologie totalement différente. Le premier massacre de ce nouveau type a lieu en 1946 à Calcutta. Sur l’ensemble de la période, depuis la partition, 75% des victimes sont des femmes et des enfants. Perpétrés par des hommes jeunes (17 – 25 ans), ces massacres prennent la forme de meurtres d’individus ou de petits groupes (cinq ou six personnes). On tue surtout dans les centres urbains, non pas autour des mosquées ou des symboles religieux, mais sur les places publiques, aux carrefours, devant les postes (symboles publics). Les massacres sont réalisés au couteau, les corps sont horriblement dépecés puis exposés aux carrefours et dans les lieux publics. Il s’agit de provoquer la panique et le départ des populations, dans une logique émeutière. En 1947, tout se passe comme si on voulait tuer les futurs citoyens des futurs Etats à créer. C’est pourquoi je parle de « massacres citoyens ». Puisqu’il s’agit de citoyens, les femmes ne sont plus exclues. Et comme les massacres sont commis par des hommes, les femmes en sont les victimes les plus nombreuses. Ce qui se passe en 1947 n’est pas de l’ordre du religieux mais du politique, dans le cadre de la création d’Etats-nations. C’est ainsi que, pour reprendre votre expression, le Pakistan est né de façon douloureuse, « mal né », dans un enfantement dramatique, à partir de massacres politiques même si les émeutiers leur donnent un masque religieux.
Pour lancer une réflexion sur le Pakistan, il faut partir d’une histoire de très longue durée, nous aurait dit Braudel.
Quand les Britanniques arrivent en Inde, ce pays est dominé par les Musulmans. La dynastie moghole est installée en Inde depuis 1525-1526 et entre Hindous et Musulmans, beaucoup d’affrontements mais aussi de symbioses se sont déroulés. Les Musulmans sont au pouvoir à New Delhi à l’arrivée des Britanniques, même si la dynastie moghole est en train de se déliter. Ce qui en fait les principaux opposants aux colonisateurs que les Britanniques deviendront en un siècle.
On peut remarquer que, dès le départ, ceux qui s’opposent le plus durement aux Britanniques sont les Musulmans. Un roi musulman du sud de l’Inde (Mysore), le rajah Tippou sultan, mort les armes à la main contre les Britanniques en 1799, développe le premier, avec son père Hayder Ali (1722-1782), l’embryon de ce qui deviendra, un siècle plus tard, l’idée nationale indienne. Au départ, les Musulmans comprennent mieux que les Hindous le phénomène étranger de domination britannique, sans doute parce que les Musulmans sont de grands voyageurs. Contrairement aux Hindous, ils vont à la Mecque, ils ont des origines persane, iranienne, afghane, ouzbèke et arabe. Par conséquent, ils se positionnent dans le monde plus facilement que les Hindous qui, à l’époque, ont plus de peine à se figurer le monde tel qu’il est. Tippou sultan est le premier qui va essayer, pour combattre les Anglais, de se reposer sur les Français. Il comprend que la France est la seule puissance qui puisse l’aider. Tippou sultan envoie des ambassades auprès de Louis XVI puis de Bonaparte. Les Musulmans ne cessent pas d’animer le combat contre les Britanniques, avec un certain nombre de rois hindous. En 1857, quand une grande révolte, dite « nationale » se développe dans le nord de l’Inde, les « mutins » portent à leur tête le dernier représentant dynastique moghol. C’est donc un Musulman à grande barbe qui se porte, bon gré mal gré, à la tête de la révolte. Cette révolte sera matée de façon terrible en 1858. C’est alors que l’histoire de l’Inde bascule, dans la répression et les violences, par les troupes britanniques, contre ceux qu’on peut maintenant appeler les « nationalistes » indiens. Les Musulmans qui s’étaient portés à la tête du mouvement, sont les plus réprimés : bannis, spoliés, exilés, tués. Les élites politiques et guerrières musulmanes sont annihilées. A partir de 1858, la communauté musulmane passe sous le contrôle de ceux qu’on appelle en Inde les mollahs, des leaders religieux, qui prennent la place des leaders politiques ou guerriers. Le fait qu’une grande partie de la communauté musulmane se tourne vers la religion pour trouver des explications à ce qui se passe satisfait le pouvoir britannique. Il préfère les voir aller à la mosquée plutôt que de les affronter dans les rues ou les villages. Aussi le pouvoir britannique appuie-t-il ce mouvement de « revivalisme » religieux.
A partir de 1858, la communauté musulmane a tendance à s’abstraire du jeu politique et les Hindous montent au premier rang. Pour la première fois, des élites hindoues se portent aux avant-postes des combats contre le colonialisme britannique. C’est l’origine du parti du Congrès. Un étau religieux se referme sur une partie de la communauté musulmane : plusieurs mouvements traditionnalistes attirent, captent la population musulmane, la détournant de la politique sur terre pour l’intéresser plutôt au royaume de Dieu.
A partir des années 1870, une nouvelle élite musulmane arrive au pouvoir dans les villes. Elle prend conscience que si la communauté musulmane continue à s’abstraire du jeu politique, elle sera très mal placée le jour où adviendra l’indépendance – ou l’autonomie – de l’Inde. Une élite musulmane moderniste, à partir des années 1870-1880, veut faire de la politique, expliquer que l’Islam n’est pas contraire à la rationalité ni à la science, retrouvant la grande tradition islamique. Il s’agit de faire en sorte que les Musulmans quittent les mosquées pour entrer dans les partis politiques. En 1906 se crée la Ligue musulmane. Les Anglais comprennent alors l’intérêt de diviser l’électorat indien entre Hindous et Musulmans, pour affaiblir le mouvement d’indépendance indien qui monte.
C’est au sein de cette montée du mouvement démocratique indien pour l’indépendance, qui s’exprime par le vote et par les élections – puisque le mouvement d’indépendance indien sera pacifique – que va se forger l’habitude de lutte du courant modernisateur musulman. Il s’agit de défendre les intérêts de la minorité musulmane du sous-continent ; il faut donc se compter. Or les recensements sont une technique de domination très importante utilisée par un siècle de domination britannique. Pour se compter démocratiquement, à l’occasion d’élections, il faut constituer des partis et proposer des candidats. C’est ainsi que le mouvement démocratique indien progresse en utilisant les techniques du colonisateur, elles-mêmes issues du siècle des Lumières européen.
C’est ainsi que, peu à peu, s’exprime la revendication du Pakistan : une nation pour la minorité musulmane du sous-continent. Les modernistes sont à l’origine de la création du Pakistan.
Le problème de la répartition démographique se pose alors.
Les masses musulmanes sont principalement réparties au centre nord de l’Inde, dans la plaine du Gange. Elles sont confrontées, en tant que minorité, à la majorité hindoue. En revanche, les parties de l’Inde qui vont devenir le Pakistan (et le Bengladesh en 1971), où il y a beaucoup de Musulmans et peu d’Hindous, ne connaissent pas les problèmes qui vont provoquer, dans le centre nord du pays, la revendication d’une nation pour la minorité du sous-continent.
C’est le paradoxe. Là où on revendique la naissance du Pakistan, on ne peut pas le faire car il est hors de question de faire un Etat indépendant à l’intérieur de l’Inde, où vivent une majorité d’Hindous. La Ligue musulmane ne demande d’ailleurs pas un Pakistan en tant que nation disposant de ses frontières. Elle se satisferait sans doute d’un parlement indien très décentralisé où siègeraient les représentants de la nation musulmane de l’Inde, autrement dit un parlement multinational. Mais le Parti du Congrès (né en 1885), plus centralisateur, unitaire, républicain, craint que si l’on accorde aux Musulmans une « nation » dans un parlement très décentralisé, les gens du sud, les intouchables les chrétiens, les jaïns, les sikhs ne la revendiquent à leur tour, ouvrant une boîte de Pandore qui compromettrait l’indépendance de l’Inde. Donc le parti du Congrès ne peut accepter cette demande de décentralisation de la Ligue musulmane, il veut un Etat indépendant unitaire. Les grands groupes industriels indiens, principaux financeurs de la lutte d’indépendance du parti du Congrès, qui ont des intérêts sur l’ensemble du territoire indien, sont eux-mêmes favorables à une Inde plus unie que décentralisée. La Ligue musulmane et le Parti du Congrès n’arriveront jamais à s’entendre sur cette question.
Une ambiguïté concerne le mot « Pakistan ». Né dans les années trente, il a une connotation géographique : Pandjab, Afghania, Kashmir, Indus-Sind et BalouchisTAN. Pas de B dans le mot Pakistan qui n’est composé que de la partie ouest du Pakistan, excluant les Bengalis. Or, en 1947, il y a plus de Bengalis que de « Pakistanais » (55% de gens qui vivent au Bengale, 45% dans ce qui va devenir le Pakistan occidental). Cet Etat-nation, créé pour représenter les intérêts d’une minorité musulmane du sous-continent « oublie » donc, dans le sigle de son pays plus de la moitié de ses habitants !
C’est dans le creux de cette histoire que naissent l’ensemble des paradoxes qui expliquent, comme vous le disiez, la naissance difficile du Pakistan :
Paradoxe d’un pays créé en tant que nation mais qui n’est qu’un Etat (on a oublié la moitié de la nation dans le sigle). L’histoire va d’ailleurs se venger puisqu’en 1971, les Bangladeshis prennent leur indépendance. C’est le deuxième grand trauma de l’histoire du Pakistan.
Comment faire tenir un Etat sans nation ? Même l’administration la plus forte ne peut y parvenir, il y faut l’armée. De ce point de vue, l’armée – qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas – a une fonction historique d’unité pakistanaise. Sans armée, pas de Pakistan.
Et sans Pandjab, pas de Pakistan ! Les Pandjabis, compte tenu de leur importance démographique de l’époque, sont les seuls qui puissent organiser autour de l’aile occidentale quelque chose qui fasse du Pakistan une unité viable. On a donc un deuxième paradoxe : ce pays va se former autour d’une minorité importante : les Pandjabis. Autour des années cinquante, plus de la moitié de l’administration sera constamment pandjabie au Pakistan. Or c’est un pays très divers.
Le dernier paradoxe, très important, concerne la politique étrangère. Le Pakistan, légitimement, aspire à devenir une grande nation. En tant que pays musulman, il a la possibilité de se greffer sur l’oumma internationale. Mais il a besoin d’échapper à l’Inde. S’il est constamment renvoyé aux marges du sous-continent, il ne peut prétendre à être une grande nation, surtout après 1971, quand le Bengladesh s’en sépare. La chute de l’URSS va lui permettre de vivre ce grand rêve, de s’étendre vers le nord. On sait comment ça s’est terminé. L’échec de cette politique – à mon avis légitime – d’un Pakistan destiné à essayer d’échapper à son voisin, est dû au paradoxe de sa construction. Si on échappe à son voisin, on perd son ennemi, mais le Pakistan n’a-t-il pas besoin d’un ennemi pour survivre ? L’armée a besoin de dire qu’elle a un ennemi pour s’affirmer comme le grand défenseur des intérêts du Pakistan.
Ce ne sont que quelques-uns des problèmes qui font de ce pays l’une des constructions nationales les plus complexes à saisir. La politique pakistanaise est schizophrénique dans beaucoup de domaines. En même temps, c’est un pays très attachant. La plupart des Pakistanais aspirent à une vie normale. Mais ils n’y arrivent pas.
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