Le protectionnisme n’est pas la solution

Intervention de Jean-Marc Daniel, professeur d’économie à l’ESCP-EAP et directeur de la revue Societal, au colloque du 27 avril 2009, Crise du libre-échange mondial : comment en sortir ?

Merci, Monsieur le Président.
En effet, au sein de cette assemblée, je joue le rôle de défenseur du libre-échange.
Keynes, dont on a déjà beaucoup parlé, disait qu’on fait en général des politiques d’économistes morts. Cette remarque s’applique à lui-même ! Ce retour frénétique vers Keynes a quelque chose de sympathique mais d’illusoire.

Je remonterai encore plus loin, à Ricardo, dont Keynes disait qu’il était à la pensée économique de ce qu’avait été l’illustre inquisiteur Torquemada à la pensée théologique. Je me situe dans le camp de Torquemada. Lorsqu’a été créée la Société d’économie politique en 1842, vers laquelle je me rendrai en vous quittant, elle avait pour slogan : « Nul n’est économiste s’il est protectionniste ».

Sans rentrer dans la théorie économique, je vais répondre à la question qui nous est posée :
« La crise du libre-échange, comment en sortir ? »
Je ne sais pas si le « en » se rapporte à « libre-échange » ou à « crise », je l’interpréterai comme se rapportant à « crise » puisque, selon moi, non seulement il ne faut pas sortir du libre-échange mais il faut y rentrer, une bonne fois pour toutes, car nous ne sommes pas encore vraiment dans le libre échange.

Je vais essayer de vous expliquer
• que le libre-échange n’a pas démérité et que la crise est liée, non au libre-échange, mais au keynésianisme et aux politiques économiques keynésiennes,
• que le protectionnisme ne peut pas être la solution,
• ce que peut être, ce que doit être la solution.

L’origine de la crise est multiple.

Elle s’est développée en quatre temps :
Elle a commencé par une crise financière, amplifiée par l’affaire Lehmann Brothers.

Aujourd’hui, nous subissons une crise économique caractérisée par l’absence de circulation de la liquidité, avec l’effondrement systématique de l’investissement. Aux États-Unis, l’investissement a reculé de 25% au dernier trimestre de l’année 2008 ; au Japon, il a reculé de 30%. Les taux d’utilisation des capacités de production baissent malgré cette chute de l’investissement : on n’investit plus parce que les machines sont sous-utilisées : d’après l’Insee, le taux d’utilisation des capacités de production en France est de 78%, le niveau le plus bas atteint depuis 1993.

Cette crise de l’économie réelle entraîne une crise sociale (60 000 chômeurs de plus en France au mois de mars).

Puis – l’intervenant précédent en a parlé – va suivre la crise des Etats. Cette espèce de keynésianisme hydraulique qui consiste à considérer que les assignats rebaptisés « relance » constituent l’alpha et l’oméga de l’intelligence économique, finit par se payer ! Au moins aurons-nous anticipé, en dotant de fonds supplémentaires le FMI pour tenter de limiter l’hécatombe parmi les pays les plus fragiles.

Quelle est l’origine de cette séquence de crise?

L’origine est le déficit de la balance des paiements courants américains, c’est-à-dire l’idée que la croissance économique repose sur une injection permanente de demande, que la croissance économique, c’est de la consommation. Or la croissance économique n’est pas le fruit de la consommation car la consommation est l’objectif de la croissance économique. On ne consomme pas pour donner du travail aux autres mais parce qu’on a des besoins. C’est par le travail qu’on arrive à satisfaire ces besoins. La croissance économique est le résultat d’un processus de rentabilisation et d’accumulation du capital.

Une des caractéristiques de l’activité économique mondiale, c’est que les énormes gains de productivité des pays émergents sont liés à l’adoption par ces pays de technologies qu’ils ne maîtrisaient pas précédemment. M. Sapir a dressé un tableau extrêmement négatif, probablement vrai, de la vie quotidienne de l’Indien et du Chinois d’aujourd’hui. Mais quel meilleur moyen que les taux actuels de croissance (8% par an) pourrait améliorer leur sort ? Faudrait-il 20%, 25%, 50% de croissance pour qu’ils atteignent un niveau de vie équivalent au nôtre ? C’est absolument irréalisable. Il faut aussi tenir compte de ce que les économistes appellent un « effet Balassa-Samuelson », c’est-à-dire que, dans un pays qui décolle, lorsque la croissance s’emballe, l’inflation s’emballe. L’inflation annuelle moyenne en Chine atteint déjà 10%. La Chine fait donc au mieux pour se sortir de la situation dans laquelle elle est. On ne peut prétendre, quand on a connu la Chine en 1978, que la situation ne s’est pas améliorée depuis les réformes de Deng Xiaoping et le début du processus de décollage. Cette amélioration n’est pas allée assez loin, elle doit se poursuivre. La croissance de la Chine est une bonne chose pour le reste du monde mais elle est à son maximum probable et la Chine en tire le meilleur. Dans ce contexte, où un certain nombre de pays émergent, d’autres pays sont en situation de maturité économique.

C’est la productivité qui fait la croissance économique. Dans les pays occidentaux, la productivité augmente maintenant au rythme de 1,5% par an. On n’améliorera pas la productivité en augmentant les salaires mais en améliorant l’efficacité du système productif par les innovations et les découvertes scientifiques. On augmentera la productivité dans l’économie occidentale, dans l’économie européenne, lorsqu’on incorporera en permanence dans le capital de l’efficacité nouvelle.
En ce moment les autorités européennes tentent de faire le bilan de la « stratégie de Lisbonne », programme qui devait permettre à l’Europe d’atteindre un taux de croissance de 3% en volume et de 5% en valeur. Elle reposait sur une augmentation de la capacité de travail de 0,5% et une augmentation moyenne de la productivité de 2,5%. Or la productivité ne s’est pas accrue au rythme espéré. Nous sommes dans des économies dont la croissance ne pourra structurellement augmenter que si elles améliorent leur efficacité.

La politique économique américaine a répondu à ce problème par l’injection permanente de demande. C’est ce que les économistes appellent un « arbitrage de Phillips » : il s’agit d’accéder au plein emploi par l’inflation. L’inflation est un déséquilibre entre l’offre et la demande. Dans une économie fermée, le déséquilibre entre l’offre et la demande provoque une hausse des prix. Dans l’économie américaine, en cas de déséquilibre entre l’offre et la demande, l’offre nationale qui manque est compensée par des importations. Donc l’économie américaine a généré un déficit extérieur considérable qui a explosé à la surface de la planète sous forme de création de monnaie. La crise a commencé et s’est développée à partir du moment où les autorités monétaires américaines ont pris peur face à l’explosion de l’inflation qu’elles avaient générée par une politique monétaire trop laxiste basée sur l’idée que, par l’inflation, ils atteindraient le plein emploi.

C’est ainsi que se déroule la crise. Grosso modo, le chômage américain qui aurait dû exister dans les années 2000 survient maintenant. On a gagné du temps par l’inflation, on a habilement géré du temps. Aujourd’hui, cette habileté explose à la surface de la planète.

Le bilan de cette période se solde par une forte croissance dans les pays émergents, ce qui est positif. Il y a un effet négatif : on a mal géré le temps, on a généré de l’inflation.

Cette situation explose : surliquidité globale du système, incapacité du système à utiliser cette liquidité.
C’est cela, la crise.

Le protectionnisme est-il une réponse à cette crise ?

Pourquoi se met-on à parler du protectionnisme ?
Comme l’a dit Jacques Sapir, il y a eu assez peu de périodes de libre-échange parce qu’il y a toujours eu la tentation de sauver les emplois qui existent. Tout à l’heure, un mot a été lâché, qui arrive de chez Ricardo : c’est le mot « rente ». Le protectionnisme est la protection des rentes. Dans le protectionnisme, on protège des emplois improductifs. Les emplois productifs n’ont pas besoin d’être protégés. Ils trouvent leurs marchés, leurs débouchés. Le problème est de savoir de qui on protège la rente et aux dépens de qui. Grosso modo, les rentes sont visibles mais certaines rentes sont populaires alors que d’autres le sont moins. Dans ce pays, depuis que je fais de l’économie, la rente impopulaire typique est celle du chauffeur de taxi. J’ai vu s’accumuler les rapports pour casser le monopole du chauffeur de taxi parisien. Cette rente n’est pas sympathique mais elle est efficace puisqu’on n’arrive jamais à la casser. On en parle depuis le Comité Rueff-Armand, tous les plus brillants esprits s’attaquent au chauffeur de taxi, sans effet.

Le protectionnisme génère des rentes. Certes, le plus souvent, elles ne sont pas énormes. Parler de rentes quand on sauve les emplois d’ouvriers de la sidérurgie ou de l’automobile peut paraître indécent ou indélicat mais, de fait, on maintient en activité des emplois qui ne seront plus productifs (au sens de la capacité de générer un profit équivalent au coût du travail).
Qui va payer cette rente ? Qui va payer pour maintenir cet emploi ?

Dans la séance du 5 février, le Président de la République a dit : « Je vais imposer la taxe carbone sur les produits importés car il vaut mieux que ce soient les importations qui paient plutôt que les Français ». Mais ce ne sont pas les importations qui paient un droit de douane, une taxe carbone. Quand on taxe un produit chinois, ce n’est pas le Chinois qui paie, c’est le consommateur. A l’heure actuelle, aux États-Unis, 80% des produits vendus par la chaîne Walmart sont des produits chinois. Si on empêche les Chinois de vendre aux États-Unis pour réduire le déficit américain, certes des Chinois perdront leur emploi mais c’est le consommateur américain qui, in fine, paiera le droit de douane. Le mécanisme du protectionnisme consiste à reconstituer des rentes donc à se poser des questions d’arbitrage sur la façon dont fonctionne une société, sur le type d’emplois qu’on organise et sur la façon dont on répartit ces emplois. Mais ceci génère un coût pour cette société, payé au travers du droit de douane. Le débat ne porte pas sur les moyens de faire payer l’extérieur mais sur la façon de réduire le pouvoir d’achat à l’intérieur du pays.

Le droit de douane est-il le bon moyen pour diminuer le pouvoir d’achat à l’intérieur des pays occidentaux ?

Ne serait-il pas préférable d’augmenter les impôts des gens les plus fortunés ? M. Mankiw, conseiller économique de M. Bush, se disait favorable aux droits de douane sur les produits chinois, sa grande préoccupation étant le taux de change euro/dollar. En effet, il roule en BMW, boit de l’eau d’Evian et du Chablis et porte des chaussures italiennes ! Le droit de douane qui frappe les produits qui concurrencent l’industrie basique américaine indiffère l’élite de Washington qui n’en consomme pas.
La vraie question est : Qui va payer ? Le protectionnisme consiste à faire payer essentiellement le consommateur le plus modeste.

Le protectionnisme est-il praticable ?

Un droit de douane sur les produits chinois (10% ? 20 % ?) sera effacé très rapidement par les changes flottants. Dans les années 2000, l’administration américaine avait imposé des droits de douane sur l’acier, suscitant des hurlements (les dirigeants européens roulaient des mécaniques en déclarant « Tout a été transféré à l’OMC ! ») vite tus car, l’administration américaine a rapidement fait machine arrière. Les Américains avaient-ils découvert la vertu ? Etaient-ils allés sur le chemin de Damas du libre-échange ? Non. Simplement, entre-temps, l’euro était passé de 0,85 dollar à 1,30 dollar. Le droit de douane avait été effacé, balayé par l’évolution du taux de change. Le véritable enjeu n’est donc pas d’essayer de recréer des systèmes de protection, mais de se demander comment évoluent les taux de change. On a évoqué la solution de Maurice Allais qui, devant l’impossibilité de faire du protectionnisme par les prix, proposait d’agir sur les quantités. Je n’oserais critiquer un Prix Nobel d’économie mais imaginez-vous un Gosplan centralisateur attribuant des licences ? Ce serait la porte ouverte à la titrisation sur les droits d’importation. Si vous lâchez des polytechniciens sur un marché de quotas, ils ne tarderont pas à le titriser et à créer des dérivés et des options sur ce marché !
Tout cela est donc totalement impraticable.

Le protectionnisme consiste à faire baisser le pouvoir d’achat de la population. Si c’est bien l’objectif, il faut se demander si le droit de douane est le bon moyen, s’il n’y a pas de moyens plus justes, sachant que les produits qu’on veut taxer s’adressent essentiellement à la consommation populaire.
Le protectionnisme est inefficace en changes flottants.

Comment sortir de la crise aux niveaux international, européen et français ?

Au niveau international, il faut faire en sorte qu’il n’y ait plus de déficit extérieur américain (dont j’ai dit qu’il était à l’origine du désordre). C’est le privilège exorbitant du dollar. Là, on est dans le wishfull thinking.

Proposez aux autorités chinoises le « protectionnisme altruiste ». S’il est un mot que j’entends rarement dans les séances d’économie, c’est « altruiste » !

Tentez donc de convaincre les Chinois ; vous allez leur expliquer : « En 1842 (Guerre de l’opium, Traité de Nankin), nous, Européens, vous avons humiliés, nous avons entravé votre développement, confisqué vos droits de douane. Plus tard, nous vous avons envoyé une de nos inventions : le marxisme, qui a appauvri votre pays… Aujourd’hui, nous avons une nouvelle idée : le protectionnisme altruiste, c’est-à-dire que vous allez arrêter de produire parce que ça nous dérange. En revanche, nous souhaitons vivement que vous créiez un système de sécurité sociale ! » A part un immense éclat de rire de la part des autorités chinoises, vous n’obtiendrez pas grand-chose.

Adressez-vous maintenant aux Américains: « Décidément, ce n’est pas bien ! Le Général De Gaulle avait déjà stigmatisé ce privilège exorbitant, Jacques Rueff n’aimait pas ça : il serait temps que vous arrêtiez de battre monnaie et d’inonder la planète de dollars qui vous permettent de vivre au-dessus de vos moyens !» Succès garanti.

Le modèle américain s’est construit sur une interprétation dévoyée du keynésianisme selon laquelle l’inflation est un moyen de lutter contre le chômage. Le modèle américain va se perpétuer. La seule conséquence que nous devons en tirer au niveau européen, c’est que le jour où un euro vaudra deux dollars est pour bientôt. Sommes-nous capables de faire face à cette réalité ? La solution ne réside pas dans les droits de douane.

On envisageait tout à l’heure de taxer les importations de chaussures chinoises.
Savez-vous quelle est la première entreprise au monde en terme de profitabilité, celle qui a connu le plus grand développement sur ces quinze dernières années ?

Cette entreprise, née dans un petit garage de la banlieue d’une grande ville, qui est devenue une référence dans tous les cours de management et de stratégie des écoles de commerce, n’est ni Microsoft ni Face book, c’est … Géox ! Pas une entreprise chinoise, ni californienne, une entreprise italienne qui fabrique, non pas des logiciels hypersophistiqués, mais une idée : le confort de la marche ! C’est avec ça qu’ils gagnent de l’argent. L’avenir, n’est donc pas le protectionnisme mais ce que Berlusconi appelle « Italian touch ».

Quelle est l’entreprise automobile au monde la plus profitable en ce moment ? C’est Fiat ! Voilà un pays où on a de l’imagination !
L’avenir est dans la capacité à s’adapter en permanence à un taux de change qui va s’apprécier.

Que faut-il faire pour que l’Europe s’en sorte ?
L’Europe a besoin de croissance mais sa productivité n’augmente que de 1,5%. Si on veut faire de la croissance, il faut améliorer la productivité. En outre, – ce n’est même pas une prescription, c’est un constat – la durée du temps de travail va s’accroître. L’Europe fera de la croissance avec la productivité et la durée du temps de travail. Plus on sera efficace dans la productivité, moins on augmentera la durée du temps de travail.

Nous avons le choix entre une baisse du pouvoir d’achat par le protectionnisme – ce qui me paraît irréaliste – et une mobilisation de la capacité à travailler. La meilleure solution serait de mettre les chômeurs au travail mais c’est un processus long et compliqué. Je pense donc que l’Europe s’oriente vers une augmentation de la durée du temps de travail.
Pour éviter les drames monétaires – car c’est la désorganisation du système monétaire international qui est en jeu – l’Europe aurait intérêt à constituer un système monétaire cohérent. C’est en route, comme en témoigne la vitesse à laquelle les Islandais se précipitent vers l’euro. En faillite, ils se précipitent vers ce qui marche, vers l’euro. Ils ont bien compris l’importance de la solidarité monétaire.

Et la France dans tout ça ?
Dans l’école où j’enseigne, étudient beaucoup de Slovaques et quelques Tchèques. Ils viennent ici apprendre la langue de Renault et de Peugeot. Pour eux la France n’existe pas ; ce qui existe, c’est Renault et Peugeot. Le taux de croissance de la Slovaquie, sur les dix dernières années, a été supérieur à celui de la Chine. Quand on a connu Bratislava il y a trente ans, on voit à l’évidence qu’il s’est passé quelque chose. Les étudiants slovaques sont très fiers de leur premier ministre (un personnage formé par les jeunesses communistes et Harvard, les deux meilleures écoles à la surface de la planète) qui leur dit : «Pendant dix ans vous allez travailler chez Renault, Peugeot ou Volkswagen. Ces entreprises, soyez-en conscients, iront alors s’installer en Ukraine et en Roumanie. Pour vous, l’enjeu est donc de comprendre comment ça fonctionne pour vous préparer à travailler, dans dix ans, dans une industrie dont vous ne savez rien. Etre protectionniste consisterait à croire que Renault, Peugeot et Volkswagen resteront éternellement en Slovaquie. »

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le Professeur, pour cet exposé extrêmement brillant. La contradiction nourrit l’intelligence.
Je donne la parole à un autre brillant économiste.

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