Que signifierait Helsinki Plus aujourd’hui ?

Intervention de Youri Roubinski, de l’Institut de l’Europe de l’Académie des Sciences de Russie, au colloque du 30 mars 2009, Sécurité européenne : OTAN, OSCE, Pacte de Sécurité.

Merci, Monsieur le Président, chers collègues, chers amis, Mesdames et Messieurs. Je me permets de contribuer autant que faire se peut au débat de très haute qualité qui a lieu dans ce panel où je ne prétends nullement, n’étant plus diplomate depuis quelques années, traduire officiellement la position de mon pays. J’ai été tout récemment consulté, avec d’autres, plus qualifiés que moi, sur le sujet.

Par conséquent je me permets d’abord de vous faire part de ce que je sais de la position ou de la réflexion officielle à Moscou, sur le problème dont nous débattons aujourd’hui et vous dire sincèrement ce que j’en pense moi-même sans en être mandaté par qui que ce soit.

La doctrine officielle de la politique étrangère de la Fédération de Russie adoptée en 2007 stipule : « L’objectif principal de la politique extérieure russe dans la direction européenne est la création d’un système régional de sécurité collective et de coopération véritablement ouvert, démocratique, qui assurerait l’unité de la région euro-atlantique, de Vancouver à Vladivostok, sans admettre sa fragmentation et la reproduction des approches de bloc à bloc dont l’inertie subsiste dans l’actuelle architecture européenne qui s’est formée au temps de la guerre froide. C’est précisément vers cet objectif qu’est dirigée l’initiative de la conclusion du traité de sécurité européenne dont le point de départ d’élaboration pourrait être un sommet paneuropéen ».

Depuis le lancement de cette initiative par le président Medvedev le 4 juin 2008 à Berlin, les évènements survenus dans le monde et en Europe permettent de comprendre mieux les motifs qui l’expliquent. Mais pour cela, il faudrait d’abord l’inscrire dans l’espace et dans le temps.

Il serait banal de constater que le centre de gravité de l’économie et de la politique mondiale se déplace de l’Ouest à l’Est. L’émergence des géants asiatiques s’accompagne de l’instabilité croissante dans la zone immense qui va de l’Atlantique au Pacifique. Le conflit israélo-arabe, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan, la confrontation indo-pakistanaise autour du Cachemire, la rivalité indo-chinoise accentuée par le Tibet, les problèmes des deux Corées et surtout de Taïwan, toutes ces situations explosives menacent de sortir du cadre asiatique pour embraser la planète entière, y compris l’Europe.

Ce n’est pas un hasard si la Secrétaire d’Etat des Etats-Unis, Hillary Clinton, a commencé ses nouvelles fonctions par le voyage non pas en Europe –c’était la règle dans le passé-, mais en Asie. Demain, 31 mars 2009, s’ouvre à La Haye la conférence des 42 pays et organisations internationales sur l’Afghanistan. La Russie a proposé de réunir à Moscou une autre conférence, sur le Moyen-Orient, dans la droite ligne de celles de Madrid (1991) ou d’Annapolis (2008). Une pareille initiative vient de la France, pour Paris.

C’est dans ce contexte global que s’inscrit l’idée russe de la création d’une nouvelle architecture de sécurité européenne. Puissance euro-asiatique dont trois-cinquièmes de la population de tradition chrétienne vivent en Europe, mais deux-tiers du territoire et le gros des richesses naturelles –surtout énergétiques- se trouvent à l’Est de l’Oural, la Russie a un intérêt particulier à éviter toute extension des conflits asiatiques sur le sol européen.

Si aujourd’hui le climat politique en Europe paraît relativement stable, ce calme pourrait être trompeur : La décomposition sanglante de l’ex-Yougoslavie achevée au Kosovo, les « conflits gelés » dans l’espace post-soviétique dont l’un a dégénéré tout récemment en « guerre de cinq jours » russo-géorgienne, suffisent à le prouver.

La seconde guerre mondiale ne s’est pas achevée par un traité de paix en bonne et due forme avec la principale puissance vaincue, l’Allemagne, partagée entre les vainqueurs qui se sont heurtés dans une nouvelle épreuve de force globale, la guerre froide. Le système de Yalta n’a pas pu constituer une structure durable des relations internationales sur le continent européen, comparable à celle issue des traités de Westphalie (1648), de Vienne (1815), de Versailles (1919).

Les crises de Berlin qui menaçaient de dégénérer en apocalypse nucléaire dictaient impérativement la nécessité de mettre fin à cette incertitude. C’est pourquoi, vingt ans après, la seconde guerre mondiale, les parties prenantes da la guerre froide –l’URSS, ses satellites, d’un côté, les Etats-Unis, le Canada et leurs alliés européens de l’autre, les Etats neutres, se sont réunis en 1975 à Helsinki pour signer l’Acte final appelé à déterminer les règles du jeu communes.

Pour Moscou, le principal acquis d’Helsinki a été la reconnaissance des frontières. Les dirigeants soviétiques y voyaient la légitimation des « résultats territoriaux et politiques de la seconde guerre mondiale », c’est à dire la mainmise de Moscou par les régimes communistes locaux sur les pays de l’Europe centrale et orientale.

De leur côté, les Occidentaux ont obtenu en échange la garantie des droits de l’homme et la possibilité pour les citoyens de ces pays d’entretenir les contacts humains à travers le rideau de fer qui divisait l’Europe depuis Yalta, et donc de créer les conditions des dépassements progressifs de ce clivage.

Quinze ans ont suffi pour que cette perspective devienne réalité. La chute du mur de Berlin, les « révolutions de velours » anticommunistes dans les Pecos, la réunification de l’Allemagne et l’effondrement de l’URSS ont mis fin au statu quo en Europe.

Ces changements tectoniques du paysage européen n’avaient rien à voir avec le processus d’Helsinki ; ils étaient dus à la crise interne du système soviétique, incapable de répondre aux défis du temps. L’Acte final de 1975 et l’OSCE qui en est sortie ont seulement contribué à l’évolution pacifique du statu quo européen.

La déception des Russes à l’égard de ce processus initié autrefois par eux-mêmes s’expliquait par tout autre chose. Au moment de la chute du mur de Berlin, le Secrétaire d’Etat américain de l’époque, James Baker, a promis l’avènement d’un « nouvel ordre mondial de Vancouver à Vladivostok » où chaque pays trouverait sa juste place. Or cet ordre n’a jamais vu le jour. Si la Russie post-soviétique espérait y entrer sur un pied d’égalité et à part entière comme un des principaux vainqueurs de la seconde guerre mondiale, elle était surtout aux yeux des Occidentaux la grande vaincue de la guerre froide. Or les vaincus payent leurs défaites.

Pour la Russie, ce prix était l’intégration progressive dans les structures euro-atlantiques -l’OTAN et l’UE- d’abord de des anciens satellites, puis de certaines Républiques de l’ex-URSS à la faveur de « révolutions multicolores ». Ainsi les lignes qui séparaient la Russie de l’Europe au temps de la guerre froide n’ont pas disparu ; elles se sont seulement déplacées à l’Est, jusqu’aux limites de la Grande Principauté de Moscou d’il y a quatre cents ans.

En dépit des promesses faites par les Occidentaux au moment de la réunification allemande, ce déplacement était non seulement économique et politique, mais aussi militaire. Le traité sur la limitation des forces classiques en Europe signé en 1990, presqu’en même temps que la Charte de Paris, et fondé sur l’équilibre entre les blocs par zones géographiques a perdu, avec la disparition du Pacte de Varsovie, toute signification réelle. Les tentatives pour l’adapter aux réalités nouvelles lors du sommet de l’OSCE à Istanbul en 1999 ont échoué avec le refus des Occidentaux de ratifier les modifications.

L’intervention armée de l’OTAN dans la guerre civile en ex-Yougoslavie sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, dont la Russie reste un membre permanent, la reconnaissance unilatérale de l’indépendance du Kosovo, enfin les projets d’installation en Pologne et en Tchéquie des éléments de la défense anti-missiles américaine, tous ces évènements, ont sensiblement détérioré les relations entre la Russie et les Occidentaux en Europe, faisant redouter parfois le retour de la guerre froide.

Entre temps, le centre de gravité des activités de l’OSCE s’est progressivement déplacé, des problèmes de sécurité militaire et de coopération économique, vers le contrôle du caractère démocratique des élections, surtout dans les Etats post-soviétiques, et la gestion des conflits « gelés » entre eux.

Pourtant la Russie n’a nullement renoncé à l’idée de base d’Helsinki : élaborer les règles efficaces et respectées des relations internationales en Europe qui pourraient lui éviter la jonction de ses problèmes internes avec les crises de plus en plus graves venant de l’extérieur, notamment de l’Asie. Tel est le sens de l’initiative de Dmitri Medvedev à propos de la signature du Traité de sécurité européenne. En quoi l’idée d’un « Helsinki Plus » se distingue-t-elle de son prédécesseur, l’Acte final d’ »Helsinki I » issu de la conférence paneuropéenne de 1975 ? *

Tout d’abord par sa nature juridique. Si l’Acte final n’était qu’une déclaration d’intention, le futur Traité n’aura de sens que s’il porte le caractère contraignant, obligatoire, comportant des garanties réelles contre les tentatives de s’y soustraire.

Ensuite par son universalité. Une des principales raisons pour lesquelles le mécanisme de l’OSCE s’est révélé peu efficace est la fragmentation des structures existantes, qui gèrent les différents aspects de la sécurité et de la coopération en Europe : l’OTAN et le Traité de sécurité collective (OISC) qui englobe la Russie et certaines ex-Républiques soviétiques, l’Union européenne, l’Eurogroupe, Eurozes –traité sur la coopération économique eurasienne (Russie, Belarus, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan), Conseil de l’Europe, etc.

Le futur Traité de sécurité européenne ne doit pas les supprimer pour s’y substituer, les remplacer, ou ajouter encore une nouvelle institution supplémentaire, mais simplement pour mieux coordonner leurs activités sur la base des principes communs, sous le toit de l’OSCE existante, adaptée aux réalités nouvelles.

Evitant de répéter une fois de plus tous les engagements que proclament déjà les documents existants (le statut de l’ONU ou l’Acte d’Helsinki I), le futur Traité doit comporter ceux qui reflètent les nouveaux et redoutables défis auxquels l’Europe est confrontée au début du XXIème siècle : la lutte contre le terrorisme international, le crime organisé, surtout le trafic de drogue, d’hommes, d’armements, les efforts communs pour assurer la sécurité énergétique, combattre le réchauffement climatique, etc.

La pierre angulaire du Traité doit constituer le principe de la sécurité indivisible de toutes les parties prenantes, c’est-à-dire le refus d’assurer sa propre sécurité au détriment de celle des autres. Le droit des Etats souverains de choisir leurs alliances librement n’est nullement en question. Mais tout comme la liberté de l’homme est celle des autres, dans les relations internationales on doit ou devrait respecter les soucis légitimes de ceux qui ne figurent pas dans telle ou telle structure de sécurité collective prévue par la partie VII du Statut.

Les précédents de cette approche, qui ont fait leurs preuves, existent déjà depuis un demi-siècle : il suffit d’évoquer le statut de neutralité permanente de l’Autriche, garanti par la communauté internationale. Pourquoi ce précédent n’est-il pas applicable par exemple à l’Ukraine, en proie aux déchirements internes à propos de l’adhésion à l’OTAN ?

Mais cela ne signifie nullement le retour à Yalta –le partage de l’Europe en sphères d’influences avec les droits particuliers de la Russie sur l’espace post-soviétique, traité « d’étranger proche ». L’ex-URSS est morte, et personne ne la ressuscitera, comme c’est le cas d’ailleurs pour les empires britannique, français ou ottoman. La notion de zone de responsabilités ou d’intérêts « spéciaux » existe bel et bien. C’est elle qui a déclenché la crise des missiles soviétiques déployés à Cuba en 1962 et provoquant la riposte résolue de Kennedy qui proclama le blocus de Cuba, mettant le monde au bord de l’apocalypse nucléaire. C’étaient les Etats-Unis qui avaient défini à plusieurs reprises le Moyen-Orient comme leur « zone d’intérêts vitaux », justifiant même des mesures militaires – du débarquement des troupes au Liban après la révolution bassiste en Irak à l’invasion dans ce pays en 2003 sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, avec l’objectif ouvertement déclaré de changement de régime -.

La crise récente en Transcaucasie, provoquée par la tentative du président géorgien de récupérer par la force la province sécessionniste d’Ossétie du Sud, la riposte russe, confirment s’il en était besoin la nécessité impérieuse d’éviter la répétition de telles situations dans l’avenir, surtout en Europe où les braises de conflits innombrables du passé fument encore.

Il y a une semaine, le premier sondage des positions à l’égard du projet de Traité de sécurité européenne a eu lieu à Bruxelles à la réunion de la Fondation allemande du Plan Marshall, entre le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov et le Haut représentant de l’Union européenne pour la politique extérieure Javier Solana. Bien que ce dernier n’ait pas manifesté beaucoup d’enthousiasme, l’accord de principe sur le début des conversations est acquis.

La nouvelle administration américaine de Barack Obama n’y voit pas non plus d’obstacle de principe –d’autant que Moscou a repris dans son initiative la formule de James Baker sur l’ordre nouveau de Vancouver à Vladivostok. Espérons que cette fois-ci, l’avenir de cette formule sera meilleur qu’il y a vingt ans.

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