Intervention d’Edouard Husson, maître de conférences à l’Université de Paris IV, au colloque du 12 janvier 2009, L’Allemagne, la crise, l’Europe.
Je parlerai peu, me contentant, en guise d’« introduction à l’introduction », d’ouvrir des pistes.
Je commencerai par trois remarques :
J’évoquerai d’abord un dessin, vu dans Le Canard enchaîné il y a quinze jours. Sur le mode humoristique, il me semble résumer assez bien six mois de présidence française de l’Union Européenne : La première image montre Nicolas Sarkozy dans un beau carrosse ; puis le carrosse devient citrouille. Finie la présidence ! Nicolas Sarkozy se réconforte en pensant qu’il reste la Mercedes d’Angela et se met à faire du stop. C’est alors que, dans la dernière image, la Mercedes d’Angela passe à toute vitesse sans s’arrêter. Cette caricature illustre assez bien la situation, plus que paradoxale : A priori, ces deux personnalités politiques auraient dû se rejoindre sur un programme plutôt néo-atlantiste. Or, depuis de très longues années, jamais deux dirigeants français et allemand ne se sont aussi mal entendus.
Ma deuxième remarque, un peu plus sérieuse, concerne une boutade (« Madame Merkel réfléchit, j’agis ») que le Président de la République française a délibérément laissée filtrer dans la presse sans susciter la moindre réaction hostile au sein des deux sociétés. Si l’on se souvient de l’épisode de la dépêche d’Ems (1) il y a cent cinquante ans, l’indifférence qui accueillit cette déclaration pour le moins maladroite – si ce n’est insultante – montre à l’évidence que ce sont les sociétés qui font l’amitié entre les peuples et la conciliation européenne.
La troisième remarque, c’est que nous devons sortir de l’immédiat, de « l’écume des événements », comme disent les historiens, parce qu’on ne peut pas réduire la relation franco-allemande à la relation entre le Président français et le Chancelier allemand même si c’est un élément très important.
Je vais essayer, pour lancer la discussion, de chercher ce qui explique, du côté français, la panne d’inspiration concernant les propositions faites aux Allemands avant de voir, du côté allemand, pourquoi aucune relance des relations franco-allemandes n’est possible dans l’état actuel des choses.
Enfin, puisque nous accueillons trois amis allemands à cette table, je me permettrai d’ouvrir la discussion en formulant ce que j’appellerai le paradoxe allemand en matière économique, le paradoxe allemand dans la mondialisation.
Du côté français, je voudrais rappeler ce qui s’est passé quand Jacques Chirac a été élu Président de la République. Au départ, ses relations avec le chancelier Helmut Kohl étaient cordiales, sans plus. Elles n’ont subi aucun véritable réchauffement jusqu’au départ de Helmut Kohl. Ensuite est venu Gerhard Schröder et les relations sont restées difficiles pendant quatre ans. Après la réélection des deux hommes, la guerre en Irak, suscita une position commune, tout à l’honneur de ces deux hommes d’Etat qui s’étaient hissés à la hauteur de l’événement. Les faits ont donné raison a posteriori à cette prise de position qui, portant sur un grand sujet, correspondait aux attentes des deux sociétés. On a vu alors, rapidement, la coopération franco-allemande se débloquer, un certain nombre de dossiers avancer, des compromis qui n’étaient pas forcément mauvais se mettre en place. La bonne entente a duré plusieurs années, au point qu’un nombre de pages impressionnant des Mémoires de Gerhard Schröder sont consacrées à Jacques Chirac et à l’importance de la relation franco-allemande, en opposition avec les propos tenus par Gerhard Schröder lorsqu’il était arrivé au pouvoir, quand il expliquait à qui voulait l’entendre que l’axe privilégié Paris-Berlin n’était plus sa priorité et qu’il souhaitait instaurer des relations triangulaires incluant la Grande-Bretagne. Ce qui m’intéresse dans cet épisode, c’est le réflexe de mobilisation de nos deux pays au service d’une certaine indépendance stratégique européenne qui avait permis de relancer la coopération franco-allemande. Or une chose me frappe dans la politique de Nicolas Sarkozy : Dès son arrivée au pouvoir, il a indiqué que c’en était fini de la diplomatie gaullienne, que la France devait, pour compter dans le monde, entretenir de très bonnes relations avec les Etats-Unis, et donc définitivement réintégrer l’OTAN et, paradoxalement la France s’est éloignée d’un partenaire allemand traditionnellement plus atlantiste. Ceci avait été commenté lors de la rencontre avec Egon Bahr dont parlait Jean-Pierre Chevènement. Paradoxalement ce pas de la France vers l’atlantisme – jusqu’à la crise de Géorgie – n’a pas véritablement servi les relations franco-allemandes. En fait, ce qui fait la force des relations franco-allemandes, c’est que les deux pays mènent ouvertement la politique qu’ils entendent mener, une politique d’intérêt national bien compris, sans agressivité, mais où chaque pays « parle franc ».
Le mécanisme de ce paradoxe, une convergence dans une sorte de néo-atlantisme qui ne produit pas une meilleure entente, est d’ailleurs assez simple. Dans ce schéma – je parle de la situation qui a précédé la crise de Géorgie et la crise économique actuelle – la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne rivalisent pour le titre de meilleur ami des États-Unis. Elles sont donc conduites à des dissensions entre elles, surtout entre la France et l’Allemagne Au contraire, la France prenant plus de distance par rapport aux États-Unis, dans la tradition établie par le Général De Gaulle et en partie poursuivie par ses successeurs, est une France qui laisse à l’Allemagne la possibilité d’arbitrer régulièrement entre le choix atlantiste et un choix plus européen stricto sensu. C’est une chose que l’actuel Président de la République semble n’avoir pas perçue.
Tournons-nous maintenant du côté allemand.
Madame Merkel, en raison de facteurs personnels – Allemande du Nord, fille d’un pasteur protestant parti de Hambourg s’installer en RDA en 1953 – est moins proche de la France que n’ont pu l’être des chanceliers antérieurs. Mais l’exemple de Gerhard Schröder, aussi un homme de l’Allemagne du Nord, peu intéressé au départ par la France, confirme que les facteurs personnels ne doivent pas être privilégiés dans l’analyse des relations franco-allemandes.
Un autre élément doit être souligné : Si l’Allemagne est en panne d’inspiration, c’est que tous les objectifs qui avaient été fixés au nom de la construction européenne et de la coopération franco-allemande ont été atteints depuis de très longues années. L’Europe a été pour l’Allemagne le moyen de retrouver un rôle important sur la scène internationale et de stabiliser son développement économique. Depuis que la réunification a été acceptée par les partenaires de l’Allemagne, on gère un état de fait (par exemple l’élargissement). L’Europe existe, on est réconcilié avec la France, et après ?
Cet « après » est précisément le troisième élément : Quelle politique adopter vis-à-vis des Etats-Unis ? C’était le grand enjeu. Ce n’est pas un hasard si Jacques Chirac et Gerhard Schröder s’étaient rapprochés au moment où ils avaient élaboré une position commune qui les différenciait des États-Unis sur la scène internationale. Mais, à partir du moment où on est dans une relation que l’on veut privilégiée avec les États-Unis, l’Europe n’a pas une mission évidente. Que dire, par exemple, aux États-Unis sur les questions financières, sur les questions monétaires, sur les questions commerciales ? Il y a dix-huit mois, le grand sujet de Madame Merkel était la zone commerciale transatlantique !
Il est important de souligner ce point. La crise de Géorgie a révélé que les choses étaient plus complexes que ne le pensaient les dirigeants. Au début de la crise géorgienne, Madame Merkel était sur une position très hostile à la Russie. Mais, parce que la majorité de la classe politique allemande, la majorité du monde économique, du monde des affaires, du monde industriel, ne voulaient pas de conflit majeur avec la Russie, pour des raisons à la fois historiques et économiques, on a vu la position de Madame Merkel évoluer très pragmatiquement. Sa grande force est que, malgré des a priori idéologiques très forts, elle est toujours capable d’accepter le réel. Parallèlement, le Président français, pour des raisons que je n’ai toujours pas élucidées – je pense qu’il a un sens aigu des rapports de force et il est évident que le centre de gravité du monde s’éloigne de Washington – a, lui aussi, adopté une position plutôt conciliante vis-à-vis de la Russie. Ceci ouvre une possibilité de relance de la relation franco-allemande sur un mode stratégique. Le problème est que les deux acteurs n’ont pas d’idées sur ce qu’il faudrait faire. C’est le sentiment qui semble régner, depuis trois ou quatre ans, du côté français, chez les gens qui touchent à la relation franco-allemande – c’était déjà le sentiment sous Villepin : Que proposer ? Que faire ? Il y a un vide de propositions.
Du côté allemand, on a eu dans ces dernières années un discours assez simpliste sur « ces Français qui ont menacé de faire échouer le traité constitutionnel européen ». Puis Nicolas Sarkozy a été élu, il a fait son mini-traité, et tout est rentré dans l’ordre aux yeux des Allemands. Oui, mais après ? Le mini-traité est loin d’être adopté. Le serait-il, qu’en fait-on ? Est-il une réponse au bouleversement géopolitique révélé par la crise de Géorgie ? Est-il une réponse à la crise économique qui déferle sur le monde ?
J’en arrive à la question économique.
Il y a un paradoxe allemand. Les industriels allemands, les représentants du monde économique, affirment unanimement que l’Allemagne a toute sa place au sein d’une économie mondialisée. Certes. Mais les statistiques du commerce extérieur allemand pour 2007 restent les mêmes qu’en 2006 et 2005 : l’Allemagne commerce encore (importations et exportations) pour 28% avec le vieux Marché commun, ses cinq partenaires de l’Europe des Six (c’était 29% il y a deux ans), pour 39% avec la zone euro, pour 58% avec l’Union européenne. Et presque 75% des exportations allemandes sont absorbées par la Grande Europe, y compris la Russie, « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » aurait dit le Général De Gaulle.
L’Allemagne aurait donc intérêt à donner la priorité à une relance de l’économie européenne plutôt qu’à poursuivre un mirage indien ou chinois, éparpillant sa recherche de débouchés pour ses exportations. Or les responsables économiques allemands sont convaincus du contraire : ils ont sacrifié à la mode chinoise, c’est maintenant la mode indienne. La situation est d’autant plus paradoxale que la crise crée de véritables problèmes. Observons que la mondialisation de l’économie allemande concerne essentiellement les délocalisations d’emplois. L’Allemagne fait produire majoritairement hors d’Allemagne les composantes de ses produits industriels, l’assemblage se faisant sur le site Allemagne. Ensuite, avec une étiquette « made in Germany », on peut les vendre très cher grâce à la prime à la qualité allemande.
Qui achète ces produits « made in Germany » ?
Ce sont d’abord les partenaires européens. La France reste le premier partenaire commercial de l’Allemagne, avec 8,5%, devant les États-Unis. En Europe, d’autres partenaires (Pays-Bas, Grande-Bretagne, Italie) absorbent entre 5 et 7% des exportations allemandes, se situant dans le même ordre de grandeur. C’est une réalité très importante. C’est le paradoxe de l’économie allemande : les responsables économiques et politiques pensent « mondial » quand les faits parlent « Europe ».
Beaucoup des problèmes qui compromettent aujourd’hui la relance de la construction européenne viennent de ce qu’on pourrait appeler sommairement cette « fausse conscience allemande ». Faute de percevoir que leur intérêt est d’abord européen, les Allemands sont confrontés à une mondialisation dans laquelle ils ont, certes, joué un rôle de premier plan – grâce à leurs qualités commerciales – mais il y a là une sorte de mirage car c’est à peine plus du tiers des performances commerciales qui est obtenu hors d’Europe.
Voilà le paradoxe. Aucun débat sur la relance de la coopération franco-allemande et de la construction européenne, aucun débat sur l’avenir de l’Europe comme partenaire stratégique indépendant dans une mondialisation plus équilibrée ne peut faire l’économie de cette question.
C’est maintenant à nos amis allemands de nous poser des questions auxquelles nous essaierons de répondre.
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1/ Le 13 juillet 1870, une dépêche habilement caviardée par Bismarck souleva une tempête dans l’opinion française comme dans l’opinion allemande. Des deux côtés du Rhin, on en appela à la guerre contre le voisin. Ce fut le début d’un terrible enchaînement qui allait changer la face de l’Europe.
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