Interventions prononcées lors du colloque du 9 décembre 2008, L’Etat face à la crise.
Je suis frappé par le fait que pendant que l’Allemagne continue à avoir un excédent commercial, le déficit commercial de la France se creuse. Difficile de faire une politique européenne avec ça !
Par ailleurs je crois que Engels disait que l’Etat c’est avant tout des hommes armés. On le voit en Grèce qui connaît ces jours-ci une espèce de mai 68 qui n’est pas uniquement dû à la volonté de quelques anarchistes mais qui est largement une conséquence d’un craquement de l’euro fort parce que la Grèce est, encore moins que la France, capable de supporter un euro fort. On voit aussi des petits craquements en Guadeloupe, en Guyane, des régions ultrapériphériques de l’Europe qui supportent encore plus mal que nous un euro fort pour des raisons que je ne détaille pas.
Jean-Pierre Chevènement
En ce qui concerne l’Allemagne, je crois avoir vu que les exportations allemandes diminuaient fortement. Reportez-vous au cahier publié par la Fondation Res publica sur ce sujet (1), vous y lirez que les exportations allemandes sont au trois quarts réalisées vers l’Europe (ses exportations vers les pays émergents font moins de 20% du total) et quand la conjoncture va mal en Italie, en France, en Espagne, en Grande-Bretagne, les exportations allemandes souffrent. Il me semble un peu étonnant que le déficit commercial français se creuse, la baisse du prix du pétrole devrait se répercuter sur nos statistiques. Tout cela mérite examen.
Quant à la crise de la zone euro, nous l’avons toujours eue à l’esprit. Jean-Luc Gréau a insisté tout à l’heure sur les euro-divergences qui frappent la Grèce comme elles frappent d’autres pays. Si l’Allemagne ne change pas de politique, si elle ne comprend pas que l’intérêt européen bien compris – et celui de l’Allemagne – est dans une relance massive à l’échelle de notre continent et dans le choix de mesures qui rompent avec une certaine orthodoxie, nous irons malheureusement vers l’éclatement de la zone euro, une réalisation certes critiquable mais qui avait de bons côtés. On ne peut pas avoir une zone monétaire sans gouvernement économique. Je laisse Jean-Luc Gréau compléter mon propos.
Jean-Luc Gréau
Concernant l’Allemagne, il faut d’abord savoir que ce pays, certes surpuissant à l’échelon international, est le premier exportateur mondial. Tout le monde ne peut pas être premier exportateur mondial mais tout le monde ne peut pas être en excédent. S’il y a des excédents d’un côté, il doit y avoir des déficits de l’autre.
Deuxième observation : l’Allemagne a connu une croissance proche de zéro entre 2001 et 2008. Donc les pays qui ne consomment pas importent moins. Les pays qui consomment encore un peu comme la France et, jusqu’à une date récente, l’Espagne et le Royaume-Uni, importent plus. Il est frappant de voir que hors l’Allemagne et les Pays-Bas, toute la zone est déficitaire vis-à-vis de l’extérieur. Elle est déficitaire vis-à-vis de l’Asie émergente (comme l’Allemagne d’ailleurs), elle est déficitaire vis-à-vis de l’Allemagne et d’autres pays. Il y a effectivement une défaillance partielle de la compétitivité française depuis 2004, concentrée sur le secteur automobile mécanique et le secteur des biens dits intermédiaires. C’est là que se situent à la fois la récession industrielle française et le recul historique. En même temps il ne faut pas oublier que notre production automobile, pour les petites voitures, se fait d’abord dans les pays d’Europe centrale : Slovénie, Slovaquie, Roumanie et Turquie. La moitié des petites voitures françaises sont produites dans ces pays. On les exportait, on les importe désormais.
Dans la salle
J’aimerais revenir sur le retour de l’Etat à l’occasion de cette crise. Il me semble que, comme dans tout processus de crise il y a forcément une indétermination et une incertitude sur ce qui va se passer dans le futur. Des tendances contradictoires apparaissent : d’un côté il y a bien une espèce de retour de l’Etat béquille, plus ou moins prisonnier du marché. On l’a bien vu au niveau de la Réserve fédérale qui est intervenue pour des banques d’affaires alors que ce n’était pas du tout son mandat. Il est clair que l’Etat a joué un rôle de béquille vis-à-vis du marché et a permis de sauver des institutions bancaires qui n’auraient pas dû l’être. En même temps, la gravité de la crise, l’aggravation de la crise, la récession et la dépression qui s’installent font qu’il y a des pressions en sens inverse. Donc, à mon avis il n’est pas du tout certain qu’on n’assiste pas à un retour beaucoup plus significatif de l’Etat qui aille bien au-delà des intentions proclamées par les uns et les autres, tout simplement parce que la crise a aussi une dynamique qui peut très bien générer des ruptures auxquelles les agents ne sont pas préparés.
Dans la salle
Puisqu’on évoque les risques d’éclatement de la zone euro, quelles sont les possibles conséquences de l’adoption unilatérale par des pays comme l’Islande ou l’Ukraine (grillant les étapes, au grand dam de la Commission européenne) sur la masse monétaire de l’euro, compte-tenu de la situation de ces pays ?
Jean-Pierre Chevènement
Ils tiendront le temps qu’ils pourront tenir. On ne peut pas décréter unilatéralement son adhésion à la zone euro. On a vu en Amérique latine certains Etats décréter que leur monnaie serait alignée sur le cours du dollar jusqu’au jour où ces Etats ne le peuvent plus, ce qui fut le cas de l’Argentine, mais ce n’est pas la même chose que l’inclusion dans la zone euro.
Dans la salle
Je pensais au Kosovo qui, comme le Monténégro a adopté l’euro sans qu’il y ait pour autant création de masse monétaire.
Jean-Luc Gréau
C’est la Banque centrale qui émet la monnaie en dernier ressort. Il faudrait que ces pays intègrent vraiment la zone euro et puissent s’incorporer aux processus de contrôle de la Banque centrale et ils ne peuvent le faire unilatéralement. Ils peuvent se lier à l’euro, c’est le cas d’un pays comme la Lettonie, en faillite actuellement (la Lettonie a vu son PIB chuter de 5% sur un an). Le FMI la soutient, il a un plan pour sauver la Lettonie et l’une des questions qui survient est de savoir si la Lettonie va garder sa parité avec l’euro. Je pense qu’elle devrait l’abandonner pour faciliter la gestion de la crise, néanmoins elle souhaite maintenir ce lien. La seule chose qu’un pays puisse faire c’est garder un lien externe avec l’euro. Le Royaume–Uni pourrait par exemple souhaiter garder une parité monétaire avec l’euro. Un pays ne peut pas décider d’adopter le dollar ou l’euro parce qu’il n’a pas le pouvoir d’émettre cette monnaie.
Dans la salle
Ma question, qui a un aspect économique et politique, s’adresse surtout à Monsieur Gréau. En tant que keynésien je suis d’accord pour faire des investissements et accepter un déficit de l’Etat. Mais ceci entraîne une augmentation indéfinie de la dette publique, la dette américaine est monstrueuse, la dette française est importante, je crois savoir que la charge de la dette est déjà le deuxième poste du budget. En plus l’Etat garantit les banques privées. L’Etat garantit la Banque centrale qui garantit la banque privée, donc l’Etat s’endette sans arrêt. Est-ce que finalement ça n’aboutirait pas à mettre l’Etat sous la coupe de la finance mondiale qui lui prête de l’argent ?
Jean-Luc Gréau
Vous soulevez un pan caché de l’épisode en cours, c’est-à-dire que les dettes publiques des Etats (Japon, Italie – qui sont les plus endettés du monde – et même Pays-Bas, France, Allemagne, Grande-Bretagne, États-Unis) ont passé ou sont en train de passer le cap de la remboursabilité. Elles ne seront plus remboursables après les interventions massives pour empêcher le séisme total des banques et des économies. Cela veut dire qu’il va falloir un jour monétiser la dette publique. On s’y est refusé pendant ces trente dernières années, l’Etat était le seul agent économique à ne pas pouvoir monétiser sa dette. On va très probablement se trouver exposé à la question de la monétisation de la dette. Elle se pose différemment selon que la nation concernée a ou non une dette vis-à-vis de l’extérieur. Ont une dette vis-à-vis de l’extérieur les États-Unis, le Royaume-Uni, qui, ayant leur monnaie propre, doivent réfléchir avant de décider – comme ce sera probablement le cas en 2009 pour les États-Unis – de monétiser la dette publique. En revanche, le Japon qui a des réserves de change considérables, n’a pas de dette publique extérieure ; la France n’a pas de dette publique extérieure mais, au train où va notre commerce extérieur, nous pourrions en avoir une d’ici 2010.
N’oubliez pas que l’euro nous interdit de monétiser la dette des Etats membres. C’est une menace qui pèse sur l’euro. L’Etat italien saisi à la gorge, pour faire face à ses échéances, pourrait être tenté de sortir de l’euro. Je ne parle pas de façon désinvolte de cette question : l’euro arrive à un instant de vérité, la gravité de la situation et le caractère massif des interventions décidées par la plupart des Etats mettent en doute la viabilité de l’euro sous sa forme actuelle. C’est une des grandes interrogations des deux ou trois années à venir et je n’ai évidemment pas la réponse.
Dominique Garabiol
Je voudrais d’abord revenir sur la question de l’adoption unilatérale de l’euro par un pays périphérique à la zone euro. Il est vrai que des convois de pièces et de billets en euros sont organisés vers le Kosovo pour la circulation monétaire ; le Kosovo est effectivement monétisé avec l’euro mais c’est dans le cadre d’une administration exceptionnelle, une administration de conflit, quasiment une administration de guerre. Cela me fait davantage penser aux billets que les Américains avaient prévu d’introduire en France en 1945 qu’à une véritable monnaie nationale par adhésion à un système monétaire externe. C’est possible pour un pays par rapport à la zone couverte par la monnaie de référence. Qui plus est, l’économie de ce pays n’étant pas très développée, les phénomènes monétaires ne jouent probablement pas de rôle majeur. Cela reste un cas d’école. Israël avait tenté d’adopter le dollar mais ça n’avait pas tenu très longtemps.
Je voulais revenir aussi sur la question de l’endettement des Etats. L’endettement de l’Etat a un sens s’il se substitue à l’endettement des autres agents économiques. Par exemple, le rétablissement relatif des finances publiques américaines a eu pour contrepartie la dégradation dramatique de l’épargne des ménages qui se sont retrouvés très endettés. L’intelligence de l’endettement public c’est l’utilisation des ressources. Il est tout à fait clair que les abus de la financiarisation ont tenu à l’utilisation de l’endettement à des fins financières. Tout à l’heure Jean-Luc Gréau a parlé des LBO : on a emprunté pour financer des rachats de capitaux à crédit, on a fait des empilements de crédits. En réalité, la productivité de l’endettement s’est effondrée de façon monumentale durant les vingt dernières années. On peut attendre que l’Etat utilise ses ressources avec davantage de préoccupations de long terme, en les réorientant vers des biens collectifs et il est possible d’attendre de cette utilisation-là un modèle de croissance différent.
Jean-Pierre Chevènement
Merci. L’heure est venue de conclure.
Je vous remercie de votre écoute d’être studieuse et attentive. Si nous n’avons pas fait le tour de la question, au moins avons-nous fait un certain débroussaillage.
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1) Colloque « Le commerce extérieur allemand : l’Allemagne au sommet de l’Europe ? » tenu le 17 mars 2008
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