L’Etat stratège

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque du 9 décembre 2008, L’Etat face à la crise.

Après cet exposé visionnaire, je voudrais revenir en quelques instants aux sources de la pensée sur l’Etat.

L’Etat se définit depuis le XVIe siècle comme la puissance souveraine au-dessus de laquelle il n’y a rien si ce n’est un petit fil – fragile – qui reliait le souverain à Dieu. C’est cette puissance souveraine qui exprime dans la longue durée le vouloir-vivre collectif. C’est ainsi que l’Etat classique s’est formé en Europe pour exprimer le vouloir-vivre des nations. En République ce vouloir-vivre collectif prend la forme de la volonté générale telle que l’exprime le peuple en corps, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, chacun d’entre eux n’étant qu’une parcelle de la souveraineté. L’Etat républicain trouve sa légitimité dans la souveraineté populaire (on dit quelquefois la souveraineté nationale ce qui n’est pas tout à fait la même chose mais cela va de pair).

A la fin du XVIIIe siècle, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclamait que « Tout Etat dans lequel la séparation des pouvoirs n’est pas établie n’a pas de Constitution ».

La Constitution de la Ve République a évolué depuis 1958 d’un parlementarisme rationalisé à un régime présidentialiste à la faveur de circonstances exceptionnelles :
A la fin de la guerre d’Algérie, 1962 marque une étape capitale, celle de l’élection du Président de la République au suffrage universel. La logique présidentielle sera cependant affaiblie par les cohabitations (malgré les référendums) mais aussi par le contrôle de constitutionnalité qui repose sur l’idée qu’il y a quelque chose (« l’universalité des droits ») au-dessus de la souveraineté populaire. Le quinquennat et l’inversion des échéances électorales à laquelle il a été procédé en 2001, la réforme des institutions inspirée par Monsieur Balladur ont ramené la Ve République à cette inspiration « Rousseauo-jacobine » qui définit le modèle français. Nicolas Sarkozy ne se fait jamais faute de rappeler qu’élu sur un projet, il a mandat de l’exécuter scrupuleusement. Il part d’une définition de la souveraineté populaire telle qu’elle s’exprime à l’occasion de l’élection présidentielle, l’élection centrale dans notre système institutionnel.

Excusez ce petit détour qui produit un effet de rupture par rapport aux exposés précédents, mais il est extrêmement important de comprendre dans quel système institutionnel nous vivons aujourd’hui.

Certes ce système présidentialiste est soumis à un certain contrôle du Parlement qui vote la loi, qui contrôle le gouvernement, qui peut même le renverser mais ça n’arrive plus jamais. Depuis la dissolution de 1962, on n’a plus jamais vu un parlement oser renverser un gouvernement. C’est le régime de la dissuasion mutuelle assurée : deux armes nucléaires se font face, la censure et la dissolution, et, évidemment, personne ne les utilise.

Certes le pouvoir judiciaire dispose de certaines garanties d’indépendance et, depuis 1971, il s’est établi un système de contrôle de constitutionnalité des lois.

Pour l’essentiel nous sommes en France dans un régime présidentialiste. Les Britanniques ont su tirer de leur parlementarisme et de la souveraineté du Parlement quelque chose qui, à travers le bipartisme, aboutit au même résultat. Les Allemands, tant qu’ils ont deux partis dominants ont un système assez ressemblant.

Notre République repose donc sur un modèle rousseauo-jacobin. Mais il ne suffit pas d’avoir un Etat doté d’institutions dominées par une évidente prééminence présidentielle. Encore faut-il que cet Etat puisse disposer d’un certain nombre d’outils pour faire que la volonté générale – définie comme le projet sur lequel le peuple s’est déterminé à l’occasion de l’élection présidentielle, avec les contrepoids qui existent – puisse se traduire dans la réalité.

Permettez-moi de faire un petit crochet théorique en revenant sur l’interprétation de l’état par Marx. La théorie de Marx sur l’Etat était à vrai dire assez fruste. J’ai vu un jour François Mitterrand, qui ne détestait pas provoquer, la rappeler devant un conseil des ministres médusé : « l’Etat n’a jamais été que la machine de racket de la bourgeoisie ». Si les ministres étaient quasiment sidérés (je revois la tête de Monsieur Arpaillange, Garde des Sceaux, en face de moi), c’est que leur sens de l’Etat républicain était profondément atteint par ce rappel de la doctrine de Marx, doctrine sur laquelle Jean Jaurès avait réfléchi pour aboutir à quelque chose de beaucoup plus subtil. Selon Jean Jaurès, « l’Etat marquait la cristallisation du rapport des forces entre les classes sociales », ce qui est tout à fait différent et montre que l’Etat a une nature potentiellement évolutive puisque le rapport de forces entre les classes est naturellement changeant. D’une certaine manière, Jaurès, en faisant la synthèse entre une certaine théorie marxiste et l’inspiration révolutionnaire – donc rousseauiste – a restauré une certaine idée classique de l’état : Celui-ci peut traduire dans la durée un projet collectif. Il n’en demeure pas moins une certaine sacralité de l’Etat, instrument de la volonté collective, jadis assimilé à une volonté divine.

En Europe l’Etat est historiquement lié à la nation. On a beaucoup théorisé sur l’effacement des nations mais ce qui s’est passé depuis quelques mois montre que ces nations n’ont pas disparu. C’est l’Etat national qui a pris sur lui de garantir le système bancaire et de lancer des plans de relance. Cela s’est fait par cercles concentriques, par assemblage. Après le plan Paulson on a parlé d’un plan Paulson à l’européenne dont Madame Merkel a déclaré qu’elle ne voulait pas, on a alors réuni le G4 (les quatre pays les plus puissants en termes de PNB) puis le G15, c’est-à-dire l’eurogroupe, auquel on ajouté la Grande-Bretagne, enfin tout cela a été béni par l’Union européenne à vingt-sept. Les Américains ont aussi revu leur copie. Si cela révèle une certaine dose d’improvisation, la leçon de choses c’est que l’Etat national est revenu au premier plan parce que lui seul a la légitimité démocratique. C’est en effet parce que cet Etat national a la légitimité démocratique que le Président du Conseil européen et l’ensemble des gouvernements à sa suite – et non Monsieur Barroso – qui ont pris toutes ces initiatives. On a vu Monsieur Barroso disparaître dans un trou de souris avant qu’il n’en ressorte quelques temps après pour rappeler l’existence de règles européennes « temporairement suspendues » en raison de circonstances exceptionnelles (dixit un communiqué du Conseil européen). On a donc « suspendu » la légalité européenne, celle des textes européens, pour prendre des mesures laissées à l’initiative des Etats. On a fourni un vague cadre de cohérence (très imparfait, chaque Etat ayant pris les mesures qui lui convenaient) et on l’a baptisé « plan européen ». Ce plan représente 400 ou 500 milliards d’euros

Peut-on parler d’un véritable retour de l’Etat ?
Cet Etat ne vient-il pas simplement au secours des marchés défaillants ? Ne devient-il pas lui-même un outil des marchés ? N’assiste-t-on pas à une sorte d’étatisation libérale qui permet au marché temporairement défaillant d’espérer que cela repartira ?

Autrement dit, s’agit-il d’un retour provisoire de l’Etat ? Jacques Fournier l’a suggéré en parlant d’un Etat pompier, d’un Etat brancardier qui interviendrait temporairement, qui pourrait agir sur le système financier sans remettre en cause la financiarisation de l’économie qui a marque les vingt-cinq dernières années.

Je me reporte aux déclarations du Président de la République, en septembre, à Toulon : « J’affirme la légitimité des pouvoirs publics à intervenir dans le fonctionnement du système financier. Rien ne serait pire qu’un Etat prisonnier de dogmes, enfermé dans une doctrine qui aurait la rigidité d’une religion … puis il revient sur la réactivité américaine qui a donné l’exemple et se tourne vers l’Europe : J’appelle l’Europe à réfléchir sur sa capacité à faire face à l’urgence, à repenser ses règles, ses principes en tirant les leçons de ce qui se passe dans le monde. L’Europe doit être capable de bousculer ses propres dogmes ». On trouve même des accents dignes du 18 juin mais un 18 juin où il s’agirait de faire face à la débâcle financière : « Quoi qu’il arrive, déclare le Président de la République, l’Etat garantira la continuité et la sécurité du système bancaire et financier français ». C’est une manière de dire que « la flamme de vos économies ne s’éteindra pas ». A Douai et à Montrichard, à l’occasion du lancement du fonds stratégique d’investissement, Nicolas Sarkozy a bien précisé que cette intervention avait un caractère temporaire et que l’Etat revendrait sa part dès que la situation serait meilleure. Autrement dit, il s’agit de stabiliser les marchés, c’est un interventionnisme « à durée déterminée », une action temporaire, le marché demeurant le droit commun. En effet, quand il présente son projet de fonds stratégique d’investissement, le Président de la République déclare : « Le but n’est pas de faire perdurer les entreprises qui ne sont pas viables», ce qui montre bien que le marché surdétermine l’ensemble puisque la fiabilité des entreprises s’évalue à l’aune du marché. Le fonds, aussi bien, doit être minoritaire dans les entreprises où il investit : « Le fonds stratégique n’est pas un groupe industriel intégré avec l’Etat qui gèrerait à la place des équipes dirigeantes. » On ne saurait être plus clair. Le Président de la République a défini un plan d’urgence, un plan exceptionnel qui bouscule les dogmes mais est destiné à rester exceptionnel. Il faut lui savoir gré de cette réactivité remarquable. Je ne suis pas sûr que la même réactivité aurait été manifestée par d’autres, bien davantage contraints par la puissance du dogme. Mais il conclut en disant : « Mon plan ce n’est pas national et cocorico ».

Ce n’est donc pas le retour aux Trente glorieuses et à l’Etat patron tel qu’on l’a connu pendant les trois décennies d’après guerre. D’ailleurs le Président de la République prend bien soin de montrer que cette intervention de l’Etat en faveur de l’investissement n’est nullement contradictoire avec la fameuse Révision générale des politiques publiques (RGPP) qui consiste à supprimer les emplois, à réduire la fonction publique, à faire des économies, il le dit très clairement à Douai : « Accroître les dépenses d’investissement n’est pas contradictoire avec la volonté de réduire les dépenses courantes, au contraire, c’est complémentaire parce que plus on réduit le fonctionnement, plus on dégage des marges pour l’investissement. En finir avec l’Etat bureaucratique, paralysé par la lourdeur de son appareil administratif, qui gaspille les impôts des Français. Construire un Etat entrepreneur, un Etat investisseur, un Etat qui anticipe, qui prépare l’avenir. Voila le sens de notre politique … Si l’on veut juger nos efforts pour assainir nos finances publiques il faut regarder d’abord la diminution de nos équipes de la fonction publique, l’allègement et la rationalisation des structures administratives, la réforme de la Défense, celle de la carte judiciaire, des hôpitaux, des retraites… »

Le Président de la République est d’une grande clarté, il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternes, le retour de l’Etat auquel nous assistons est celui d’un Etat qui agit en temps de crise pour permettre un jour au marché de repartir.

C’est la question de fonds. Tous les intervenants qui m’ont précédé l’ont d’ailleurs abordée.
Vers quoi allons-nous ? Est-ce une parenthèse qui s’ouvre et va se refermer ? Au contraire, va-t-on vers un Etat stratège adapté, non pas aux Trente glorieuses qui sont derrière nous, mais aux trente années qui sont devant nous ?

Peut-on partir de l’idée qu’il y a un Etat républicain moderne à reconstruire, un Etat qui inscrirait dans la durée un projet collectif, un Etat appuyé sur « l’énergie de l’idée de droit », comme disait mon maître, le Professeur Georges Burdeau, c’est-à-dire une volonté collective qui tend à définir de nouveaux objectifs, de nouveaux droits et qui est ce sur quoi on peut appuyer un projet démocratique ?

Une mobilisation sociale est-elle possible aujourd’hui, pas seulement en faveur des salaires (bien que, à l’échelle mondiale, ce soit très nécessaire) mais également en vue d’un nouveau modèle de développement ?

Peut-on aller vers une nouvelle société ?
Peut-on espérer un retour du politique, de la conscience politique ?
Il est difficile de répondre à ces questions aujourd’hui.

La transition qui est devant nous sera extrêmement difficile. Il s’agit d’une transition entre l’unipolarité du monde dominé par les États-Unis (que nous connaissons depuis 1945, quand les États-Unis pesaient la moitié du PNB mondial alors qu’aujourd’hui ils n’en font plus que 22%) vers une multipolarité qui a émergé en quelques années.

Certains estiment, en prolongeant les courbes, que le PNB de la Chine pourrait dépasser celui des États-Unis vers 2025 ou 2030, c’est beaucoup s’avancer et, sous l’œil sourcilleux de Jean-Luc Gréau, je me garderai bien de prolonger quelque courbe que ce soit. Les économistes nous ont joué beaucoup de tours dans le passé (je me souviens des prévisions d’Herman Kahn concernant la croissance française dans les années soixante). On ne sait pas. Mais il faut gérer cette première transition, ce passage d’un monde unipolaire à un monde multipolaire – peut-être même bipolaire – qui nourrira immanquablement des secousses. Le passage de l’hégémonie européenne, avant 1914 à l’hégémonie américaine de 1945 s’est traduit par deux guerres mondiales avec une parenthèse, l’entre-deux guerres, particulièrement instable.

Nous aurons aussi une autre transition à parcourir : On ne peut pas étendre notre modèle de développement dispendieux, énergétivore, à la planète tout entière. On ne peut pas non plus interdire aux pays du sud de se développer. Ils doivent se développer mais il ne faut pas qu’ils se développent comme nous. Nous devons changer notre modèle de développement, eux-mêmes doivent prendre en considération des impératifs qui les dépassent pour ne pas mettre leurs pas dans nos propres traces. La difficulté vient du fait que, ne pouvant pas transposer notre modèle de développement, nous devons en inventer un autre qui vaille pour tous. Cette deuxième transition me paraît encore plus difficile que la première.

De telles transitions ne peuvent absolument pas aller sans tensions, sans crises, sans conflits et peut-être sans guerres. Voyez ce qui s’est passé dans les Balkans, dans le Caucase, ce qui se passe dans le Golfe, en Asie centrale. Comment penser que ce monde va être un monde tranquille ? Je ne le crois pas mais nous pouvons mobiliser la conscience politique – puisque c’est cela dont je parlais – sur l’idéal d’une société nouvelle, d’un nouveau modèle de développement, peut-être plus écologique au sens où il sera plus respectueux des équilibres de la planète, plus juste aussi parce que de nombreux droits , droits sociaux, droits à l’éducation, droit de la femme de pouvoir concilier son activité professionnelle avec sa vie personnelle et familiale, devront être traduits dans la réalité.

L’idée du service public et l’idée de l’Etat ont en commun la continuité de la durée, de la durabilité. On peut donc se poser, par ricochet, la question de savoir si le statut des fonctionnaires est si périmé qu’on le dit. Les fonctionnaires s’inscrivent, eux aussi, dans la durée, la fonction publique est une institution tendue vers le long terme.

Pouvons-nous nous passer de l’Etat béquille, très bien défini par Nicolas Sarkozy ? Je le dis sans aucune nuance de critique, je pense qu’il est sain que l’Etat soit un Etat béquille dans l’immédiat, mais peut-il être demain un Etat stratège, dans la longue durée ? Le politique peut-il se saisir de la globalisation ? Le politique peut-il poser la question des fins et de la maîtrise du développement ? C’est au fond la question posée pour les années et même les décennies qui sont devant nous.

Je reviens à l’Etat puisque c’est le sujet de notre réflexion. S’il veut être stratège, l’Etat doit exprimer dans la durée le vouloir-vivre de la nation française. En effet, Jean-Michel Quatrepoint l’a bien dit, l’Europe n’a pas d’Etat. Chacun sait que la construction d’un Etat est extrêmement difficile et prend généralement des siècles. Nous n’aurons pas le temps de construire un Etat mais nous pouvons construire des rudiments, des éléments d’Etat européen. L’Europe n’est pas un prolongement de la France comme on a voulu le croire pendant très longtemps, elle ne peut pas l’être, elle est un cercle de solidarités défini comme une sorte de coopérative d’Etats nations et cela, tout le monde peut le comprendre. Mais la géométrie de cette Europe est variable. L’Union européenne à vingt-sept est une sorte de marché commun où les règles ne sont que partiellement harmonisées – elles ne peuvent d’ailleurs pas l’être complètement – d’où la nécessité de remettre la Commission à sa place, c’est-à-dire un haut comité de très hauts fonctionnaires responsables devant le Conseil européen qui a la légitimité et qui décide, le Parlement européen étant destiné à la publicité des débats et qui permettent la formulation des règles. Il ne peut pas prétendre à autre chose parce qu’il n’exprime pas une volonté générale (puisqu’il n’y a pas de peuple européen). Il peut donc contribuer à la formation d’un espace européen de débat et c’est déjà beaucoup.

La zone euro, le gouvernement économique de la zone euro, pourrait être un progrès vers un Etat européen, de même que la question de la protection, très bien posée par Jean-luc Gréau, une protection modérée qui permettrait de réguler les flux, qui pourrait prendre la forme d’écotaxes ou bien de taxes anti-dumping. J’ai entendu tout à l’heure parler d’une sorte de bonus-malus qui frapperait un certain nombre de produits excessivement carbonés, pourquoi pas ?

Et puis il y a les espaces plus réduits, du type Schengen, pour la libre circulation des personnes, la justice, la police, la défense, Anne Lauvergeon, lors d’un précédent colloque sur l’énergie, évoquait le nucléaire, on pourrait parler de l’espace, de l’aéronautique. En tout état de cause, nous avons besoin d’un Etat comme puissance souveraine, c’est-à-dire comme signature en dernier ressort, comme garant en dernier recours, c’est ce que nous apprend la crise telle que nous la vivons au jour le jour.
Cet Etat peut-il développer ses fonctions d’Etat stratège, d’Etat programmateur ?
Rappelons d’abord le vieux principe qu’il faut savoir pour pouvoir.

Savoir c’est d’abord savoir compter, c’est l’Insee qui a l’immense mérite d’exister et dont j’apprécie, pour ma part, le travail et la compétence (j’espère qu’il survivra à sa délocalisation à Metz). Il y a la comptabilité nationale, un produit de l’Insee. On peut regretter la déshérence d’un certain nombre d’outils de prévision ou d’informations économiques. On a parlé du Plan, transformé en Centre d’analyse stratégique. Il est évident que nous aurions besoin d’un plan au moins pour définir un noyau de programmes d’intérêt public dans des domaines comme le numérique, les grandes infrastructures, l’espace. Ce peut être la DGA pour la Défense, pourquoi pas ? Nous n’avons plus de direction de la Prévision économique au ministère des Finances. Les centres d’analyse et de prévision qui existent dans les différents ministères sont une amorce de réflexion utile mais on est loin de l’organisme de réflexion sur le long terme dont nous avons le plus grand besoin. Rien non plus sur la connaissance des marchés, sur leur évolution. Il n’y a plus de ministère du Commerce extérieur digne de ce nom, plus de ministère de l’Industrie, avec les équipes d’ingénieurs très compétents que j’ai jadis connues et qui pouvaient formuler un diagnostic sur n’importe quelle situation industrielle difficile. Ce réservoir de compétences et d’expertise était extrêmement précieux.

J’en arrive au pouvoir parce qu’une fois que l’on sait on doit pouvoir.
Il y a le budget. En 1954, Edgar Faure avait distingué le budget d’équipement et le budget de fonctionnement. Le budget de fonctionnement devait être en équilibre, le budget d’équipement pouvait recourir à l’emprunt. C’était ce qu’il appelait l’impasse budgétaire. C’était une très bonne idée. Je vois que Nicolas Sarkozy y revient. Au cours du débat sur la dette auquel j’ai participé au Sénat, tout le monde a fini par convenir qu’il y avait la bonne dette et la mauvaise dette. Monsieur Sarkozy fait maintenant de la bonne dette.

Il y a le budget de l’Etat, il y a également la transformation de l’épargne. Je ne comprends pas pourquoi l’Etat intervient au capital des banques sans prendre une participation qui lui donnerait un droit à percevoir des dividendes et un droit de regard, même s’il reste minoritaire. Autrefois j’avais proposé la création d’une banque nationale d’investissement à laquelle Jacques Delors s’était vigoureusement opposé en 1982. Cette idée d’une banque nationale d’investissement ne serait-elle pas tout à fait bien venue aujourd’hui pour émettre des emprunts (aux conditions qui ont été dites) et pour permettre le financement de grands programmes ? On pourrait parler des TGV, des autoroutes, du haut débit, de la téléphonie mobile (il reste beaucoup de zones d’ombre en France). Je pourrais parler de la nécessaire restauration des grandes directions techniques de l’Etat dans bien des domaines, du rôle des contrats de plan pour amener les collectivités locales à inscrire leur effort dans le sens d’un certain nombre de priorités nationales. Lionel Jospin avait autrefois lancé le plan université 2000 qui avait été une très bonne chose.

Un Etat stratège doit avoir une face tournée vers l’Europe. Je ne sais pas très bien ce que le SGCI est devenu mais il est évident que, rattaché au Premier ministre, il doit être non pas la voix de Bruxelles à Paris mais le regard de Paris vers l’Europe. Et, à côté du SGCI, il y aurait lieu de créer un SGCM pour harmoniser les directives données à nos délégations au FMI, à la Banque mondiale, au GATT de telle manière que ces institutions ne soient pas seulement des institutions de promotion des anciens directeurs du Trésor ou de gens dont on s’essouffle à faire la carrière sans qu’il y ait toujours un retour évident du point de vue de l’intérêt national.

J’aurais beaucoup à dire sur la réforme de l’Etat, la RGPP, la réforme des collectivités territoriales. On peut favoriser les synergies entre les régions et les départements Il faudrait achever la carte de l’intercommunalité, permettre certains regroupements pour avoir des intercommunalités viables, utiliser l’incitation fiscale (qui a montré toute sa force), réformer notre fiscalité locale. Tout cela pourrait être un bel et bon programme pour des gens qui voudraient vraiment et qui pourraient faire partager leur enthousiasme et leur énergie à notre peuple. Je ne sais pas qui pourra le faire. Je ne peux pas préjuger la réponse.

L’Etat, comme l’avait dit Jaurès, exprime un rapport de forces entre les classes mais un rapport de forces subtil parce que ceux qui le mettent en œuvre peuvent tenir compte des intérêts de plusieurs classes à la fois dans le cocktail qu’est la volonté collective que Rousseau définissait comme la volonté générale.
On a voulu réduire le périmètre de l’Etat. Vous vous souvenez de Reagan disant : « L’Etat n’est pas la solution à notre problème, il est le problème ». On a vu la suite. Trente ans après nous avons un Etat qui peut être, provisoirement, une institution du marché mais qui, j’en suis sûr, peut être autre chose, et cela pour l’avenir de la nation française.

La perspective historique montre que la France a perdu de son poids spécifique en Europe à partir de la fin du XVIIIe siècle (1760-1770) à cause d’un taux de natalité qui avait décliné bien avant celui des autres pays. Ce déclin démographique s’est accéléré tout au long du XIXe siècle. Il se traduisit économiquement par la prééminence anglaise puis par le surgissement de l’Allemagne dans la voie de l’industrialisation. Bref, pendant presque un siècle et demi, la France a pris un retard considérable en Europe. Elle l’a en partie comblé depuis cinquante ans. Dans l’idée que nous nous faisons de l’Europe, il faut introduire l’idée d’une France qui joue pleinement son rôle. La France est nécessaire à l’équilibre de l’Europe. Je n’ose pas « prolonger les courbes » mais la superficie de notre pays, ses capacités, sa démographie, ses atouts : l’agriculture (dont l’importance est rappelée par les crises alimentaires), la technologie (où nous avons quelques points forts), la révolution énergétique (où nous avons pris de l’avance au moins dans le domaine du nucléaire), la défense, la francophonie (dont le sort se joue en Afrique mais où il nous reste un rôle décisif à jouer) donnent de belles cartes à un projet français qui à la fois donnerait à la France son poids véritable en Europe et servirait l’Europe. Mieux qu’un New Deal, simple aménagement des rapports entre l’Etat et le marché, ce serait un véritable projet historique qui pourrait correspondre à une volonté collective.

Il me semble que nous devons inscrire la réflexion économique dans une vision à plus long terme. Il me paraît extrêmement important de ne pas en rester à de simples plans de relance. Il nous faut porter le regard beaucoup plus loin, vers un nouveau modèle de développement et vers ce que peut signifier aujourd’hui la France en Europe et dans le monde.

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