L’avenir européen des Balkans

Intervention de Bertrand de Largentaye, ancien conseiller économique et commercial à l’ambassade de France à Belgrade, ancien membre de la conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie, conseiller à la Délégation de l’Union européenne auprès de l’OCDE et de l’UNESCO, représentant adjoint de la Commission de l’U.E. à la Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie, au colloque du 24 novembre 2008, L’Avenir des Balkans.

Alain Dejammet
Bertrand de Largentaye a participé aux travaux menés par l’Union européenne à partir de Maastricht sur le défi posé par l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Il y a eu une réponse européenne mais en parallèle une action américaine fut très vite menée, tandis qu’on assistait à un certain effacement, un certain recul de ce qui n’était plus l’URSS, elle-même disparue au moment où l’ex-Yougoslavie éclatait. L’Union européenne a donc feint, pendant un certain temps, de mener l’exercice. C’est d’ailleurs elle qui a imaginé le groupe de contact.
Bertrand de Largentaye a vu les choses de près. Dans cette salle, d’autres personnalités étaient à Genève, ou sont allées sur le terrain et ont pu voir très vite comment nos amis américains, appelés à épauler ce groupe de contact, ont su faire valoir leurs décisions pendant que, répétons-le, les Russes du temps de Eltsine étaient obligés de reculer en ordre plus ou moins convenable. Les choses ont changé aujourd’hui.
Nous allons d’abord nous tourner vers l’entité qui s’est préoccupée le plus spontanément d’apporter (et qui a feint de trouver) une solution fondée sur les espérances que pouvait offrir l’Union européenne. Nous allons donc demander à Bertrand de Largentaye qui a très bien suivi cette question-là et la suit encore aujourd’hui, de faire le point des perspectives.

Betrand de Largentaye
Je dois préciser d’entrée, selon la formule consacrée, que les propos qui suivent n’engagent que leur auteur et ne sauraient en aucun cas mettre en cause la responsabilité de son employeur.

« Qui aurait cru que… » La Yougoslavie, de loin le pays communiste le plus proche de l’Europe occidentale, si l’on en juge d’après les relations qu’elle entretenait aussi bien avec la CEE qu’avec l’OCDE, paraissait en 1989 le mieux placé de ces Etats pour rejoindre le peloton de la Communauté européenne. Il est vrai qu’il s’agissait d’un communisme particulier où le dépérissement de l’Etat n’était pas un vain mot, une formule, en tout cas une projection dans un avenir lointain et incertain. Il s’agissait plutôt d’une description assez juste, assez fidèle, de la réalité d’un pays où le budget de l’Etat fédéral ne représentait que 5 à 6% du PNB, dont les quatre cinquièmes servaient au demeurant à financer les forces armées. L’autogestion se conciliait mal avec la planification centrale qui, de fait, n’avait guère de prise sur l’économie réelle. La Yougoslavie avait joué un rôle de pionnier en lançant l’idée d’associer des capitaux publics nationaux à des capitaux privés étrangers dans le cadre d’entreprises à risques partagés. Pour certains la Yougoslavie n’était pas loin d’incarner le rêve libertaire, un peu comme Barcelone quelques mois après l’éclatement de la guerre civile espagnole, en 1937. « Qui aurait cru que… », à la suite de quatre conflits, ce pays, ou plutôt ses composantes, à l’exception notable de la Slovénie, se serait retrouvé à la traîne, derrière tous les autres pays d’Europe centrale et orientale ?

Avant d’examiner l’avenir européen des Balkans occidentaux, on ne peut faire l’économie de certains rappels. C’est en faisant ressortir quelques repères, qui ont parfois valeur de témoignage personnel, que l’on pourra faire un état des lieux de la situation telle qu’elle se présentait au début de la crise. La prise en compte de ce passé éclairera aussi l’action actuelle de l’Union européenne dans la région.

Commençons donc par ces quelques rappels relatifs aux deux décennies qui ont suivi la mort de Tito, le 4 mai 1980. Les années quatre-vingts ont été marquées par une longue crise économique et, vers la fin, par l’éclatement de la crise politique. Les années quatre-vingt-dix furent les années des quatre conflits armés. Il a fallu partir des nouvelles réalités nées de ces deux décennies.

On a tendance à oublier la crise économique des années quatre-vingts lorsque l’on examine les causes des guerres de succession yougoslaves. Ces années constituèrent presque une décennie complète d’accords de confirmation du FMI (« stand by arrangements »), c’est-à-dire de restrictions budgétaires destinées à permettre le redressement de la balance des transactions courantes par une compression des dépenses publiques, pour dégager des capacités de remboursement de la dette extérieure. La Yougoslavie a été, avec le Mexique, une des premières victimes du plan Volcker, du nom du président de la réserve fédérale des Etats-Unis à l’époque, un plan qui se proposait, et qui, au demeurant, réussit, à casser l’accélération de la hausse des prix par un relèvement brutal des taux d’intérêt et, de ce fait, du taux de change du dollar. Les années quatre-vingts virent la Yougoslavie vivre sous perfusion du FMI avec une croissance au ralenti. A l’intérieur de la fédération, le fonds de péréquation destiné à opérer des transferts des républiques les plus riches vers les républiques moins bien pourvues et vers le Kosovo fonctionnait de plus en plus mal : les écarts entre les unes et les autres, loin de se réduire, se creusaient. Dans ces conditions, l’avenir était bloqué pour toute une génération, et les meilleurs et les plus capables, ou tout au moins un nombre important d’entre eux, choisirent de quitter le pays.

Sur le plan politique, la fin de la décennie vit la mainmise de la Serbie sur les deux provinces autonomes de Voïvodine et du Kosovo, ce qui revenait à dénaturer la constitution de 1974, en permettant à la Serbie, avec le Monténégro, de s’assurer la maîtrise des institutions fédérales. La résonance du discours de Milosevic à la célébration du sixième centenaire de la bataille du Champ des merles fut prémonitoire. Milosevic, qui n’avait rien a priori d’un nationaliste, se tourne vers le nationalisme serbe et découvre tout le parti que sa carrière politique peut en tirer, d’autant que, quelques mois plus tard, la chute du mur de Berlin correspond malgré tout, malgré la profonde originalité du modèle yougoslave, à l’effondrement d’un soubassement idéologique du régime.

La décennie suivante, celle des conflits, voit éclater au grand jour l’impuissance de l’Europe. L’Europe commence par hésiter à se porter garante de l’intégrité territoriale de la fédération yougoslave. Elle est elle-même divisée. L’Allemagne est sensible aux appels à l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie, républiques avec lesquelles elle entretient des liens étroits en raison notamment de la présence sur son sol de nombreux travailleurs émigrés, et aussi de membres des mêmes ordres religieux, sans oublier l’importance du tourisme allemand sur la côte dalmate. Les tendances centrifuges s’expliquaient sans doute en partie par ce qu’un journaliste britannique, Edward Mortimer, a appelé le magnétisme destructeur de la Communauté : l’attraction exercée par Bruxelles sur la Slovénie et même sur la Croatie avait conduit ces deux républiques, les plus avancées sur le plan économique, à considérer le reste de la fédération comme un fardeau et l’indépendance comme une manière de se rapprocher plus rapidement des institutions européennes. En Serbie, le pouvoir faisait ce qu’il fallait pour préparer les esprits à la guerre en exploitant la commémoration du cinquantième anniversaire des événements de 1941. La guerre la plus longue et la plus meurtrière, celle de Bosnie, fut sans doute le résultat du Conseil affaires générales de décembre 1991, où l’Allemagne renversa une séquence jugée cruciale par le président de la conférence de paix, l’ancien secrétaire au Foreign Office, Lord Carrington, à savoir la nécessité de parvenir à un traité de paix entre républiques yougoslaves avant de passer à toute reconnaissance de leur indépendance. De fait le ressort de la conférence s’est trouvé brisé avec la reconnaissance de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie par l’Allemagne. L’Europe s’avérait impuissante et le pronostic du ministre luxembourgeois des affaires étrangères, Jacques Poos, «Voici venue l’heure de l’Europe », formulée au début de l’été 1991, parut bien dérisoire. Le crédit européen fut encore entamé par un leurre, l’idée qu’on pouvait gérer, voire régler, un conflit en s’en tenant à des actions humanitaires.

Que furent les résultats ? Le nettoyage ethnique, objectif politique central, est devenu réalité. On a pu observer en Bosnie une plus grande intolérance des populations d’origine chrétienne à l’égard des populations d’origine musulmane que l’inverse, comme en témoignait l’état des édifices du culte à la fin du conflit, quel qu’ait été par ailleurs leur intérêt historique ou culturel. C’est une situation qui n’est pas sans rappeler celle de l’Espagne à la fin du XVe siècle. Les Serbes, grands instigateurs de cette politique, n’ont pas été les mieux lotis. Ils ont perdu leur statut de nation constituante de la Croatie, et leur part de la population de la Croatie, qui était déjà passée de 25% avant la deuxième guerre mondiale à 14% après les exactions du régime d’Ante Pavelic, est tombée à 3%. Les guerres n’ont pas contribué à atténuer les préjugés des populations slaves à l’égard des populations albanaises et rom, et elles sont à l’origine d’un nombre de morts évalué entre 100 000 et 200 000.

Tournons-nous maintenant vers le présent et vers l’avenir, plus précisément vers l’avenir européen des Balkans occidentaux. La vocation européenne des Balkans occidentaux n’est pas vraiment contestée. Elle est revendiquée par les intéressés et elle est reconnue par l’Union européenne. La perspective d’une adhésion à l’Union des pays des Balkans occidentaux fut mise en avant par les chefs d’Etat et de gouvernement dès leur réunion de Santa Maria de Feira en juin 2000. Cela prit la forme d’un engagement à la fois formel et conditionnel au conseil européen de Salonique, trois ans après, en juin 2003, engagement qui a été confirmé et précisé aux conseils européens de décembre 2007 et de juin 2008. La vocation européenne du Kosovo a été explicitement reconnue à cette dernière date. La vocation européenne a pris des formes très concrètes et pratiques dans les cas de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo puisque ces deux Etats sont soumis de fait à une tutelle conjointe des Nations unies et de plus en plus de l’Union européenne. C’est ainsi que L’EUFOR a remplacé la SFOR en Bosnie-Herzégovine en décembre 2004.

Le parcours conduisant à l’adhésion comprend trois grandes étapes, les accords de stabilisation et d’association, l’acte de candidature et la reconnaissance du statut de candidat et enfin l’ouverture des négociations en vue de l’adhésion.

Les accords de stabilisation et d’association sont au centre du processus du même nom. Leur signature est précédée d’une étude de faisabilité et c’est à ce stade préliminaire que nous nous situons dans le cas du Kosovo. L’étude de faisabilité devrait être disponible à l’automne 2009. Tous les autres pays des Balkans occidentaux ont signé un accord : l’ancienne république yougoslave de Macédoine le fit dès avril 2001.

La Serbie et la Bosnie le firent en avril et juin dernier, respectivement. Entre la signature et l’entrée en vigueur de l’accord on assiste généralement à la mise en œuvre de l’accord dit intérimaire, qui porte essentiellement sur le commerce et des domaines connexes.

La seconde étape, celle de la candidature et de la reconnaissance du statut de candidat, correspond à la situation aujourd’hui de la Macédoine et hier de la Croatie.

La Croatie est en effet le seul Etat des Balkans occidentaux qui a atteint la troisième étape : les négociations en vue de l’adhésion sont ouvertes depuis octobre 2005.

L’objectif des négociations est de s’assurer que le pays candidat remplit bien les critères dits de Copenhague. Le Conseil européen de Copenhague a reconnu le droit des pays d’Europe centrale et orientale d’adhérer à l’Union à condition de satisfaire à certains critères. Ces derniers sont au nombre de trois. Il existe d’abord des critères politiques qui visent à instaurer des « institutions stables garantissant la démocratie », « la primauté du droit », les « droits de l’Homme », le « respect des minorités » et « l’Etat de droit ». Le second critère a pour objet de s’assurer que les pays candidats ont bien mis en place une économie de marché viable. Enfin les pays candidats sont dans l’obligation de reprendre l’acquis communautaire qui correspond au socle commun de droits et obligations qui lient les Etats membres à l’Union européenne. Cependant il ne suffit pas de satisfaire à ces critères pour devenir membre puisque l’Union décide du moment où elle sera prête à accepter l’entrée de nouveaux Etats-membres (notion de « capacité d’intégration »).

Comment, sur le terrain, se prépare l’avenir européen des Balkans occidentaux ? L’Union dispose d’un certain nombre d’instruments qui lui sont propres. Elle conduit d’autres actions avec des concours extérieurs. Ces interventions ont un coût que nous chercherons à chiffrer.

PHARE, CARDS et SAPARD ont été les trois grands instruments communautaires mis en œuvre dans les Balkans occidentaux pour permettre à ces pays de satisfaire aux critères de Copenhague. PHARE (Pologne Hongrie Aide à la Reconstruction Economique) est un programme qui date de 1989. L’éligibilité équivalait à une reconnaissance de candidature à l’adhésion et de fait PHARE est progressivement devenu un instrument de pré-adhésion. CARDS (Community Assistance for Reconstruction, Development and Stabilisation) date de l’an 2000 et a pour objet de développer la coopération avec les Balkans occidentaux dans le cadre du processus de stabilisation et d’association. SAPARD, qui date de 1999, est un instrument qui vise à permettre des réformes dans le secteur agricole et rural, notamment pour faire face aux difficultés rencontrées pour s’adapter à la PAC.

L’instrument de pré-adhésion est accessible à tous les Etats des Balkans occidentaux.

L’Union s’efforce de promouvoir la coopération régionale. Au Conseil européen de Salonique de juin 2003, le pacte de stabilité pour l’Europe du sud-est, créé en 1999, fut choisi pour compléter et venir en aide à la dimension régionale du processus de stabilisation et d’association. Un conseil de coopération régionale, dont le siège est à Sarajevo, a pris le relais du pacte de stabilité en début d’année. L’établissement d’une communauté de l’énergie en juillet 2006 correspond à la mise sur pied d’un marché régional intégré pour le gaz et l’électricité et a été suivi de l’ouverture de négociations en vue de la création d’une communauté des transports.

CEFTA 2006 a fait de toute l’Europe du sud-est une zone de libre échange.

L’Union européenne conduit plusieurs actions sur le terrain en association étroite avec d’autres acteurs dont l’ONU, bien-sûr, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, mais aussi l’OCDE et des institutions financières internationales. Avec l’OCDE il convient de mentionner le programme SIGMA (Support for Improvement of Governance and Management) qui vise à améliorer la gouvernance et la gestion, et la création d’une école régionale d’administration publique (ReSPA), dont le siège sera à Danilovgrad, dans le Monténégro. Un mécanisme pour financer des projets d’infrastructure a été lancé avec la Banque européenne d’investissement (BEI), la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD), et avec la Banque du Conseil de l’Europe. Ce sera un pas sur la voie de la création d’un accord-cadre pour l’investissement dans les Balkans occidentaux, une structure qui devrait voir le jour en 2010.

L’Union européenne est de loin le donateur le plus important pour les pays des Balkans occidentaux. Les sommes investies à partir des seuls programmes communautaires, c’est-à-dire sans tenir compte des programmes bilatéraux des Etats-membres et de programmes multilatéraux non communautaires, s’élèvent, depuis 1991, à € 6,8M.

Permettez-moi maintenant en guise de conclusion de vous livrer quelques réflexions sur des points d’actualité, à savoir
– la fragilité des structures et des institutions en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo
– l’avenir de l’OHR, ou bureau du Haut représentant, en Bosnie-Herzégovine
– ce que l’on peut attendre du recours serbe contre la légalité de la déclaration d’indépendance du Kosovo
– et ce que l’on peut attendre du déploiement d’EULEX au Kosovo.

La raison de la fragilité des édifices institutionnels de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo a bien été mise en lumière par le rapport de la Commission internationale sur les Balkans ou « rapport Amato » ; il y a un fossé, pour ne pas dire une contradiction, entre la rhétorique de la société civile, qui constitue le soubassement des efforts entrepris pour démocratiser la région, et la lutte pour bien enraciner les droits des différents groupes ethniques, qui a abouti à les situer au cœur des arrangements constitutionnels.

L’existence et l’action du Haut représentant, doté des pouvoirs qui lui furent conférés à Bonn en 1997, ont toujours été considérées comme un phénomène provisoire. Les pouvoirs de Bonn sont des pouvoirs de substitution, dont la définition fut avalisée par les autorités bosniaques. Ce sont des pouvoirs d’annulation et de promulgation de lois, et des pouvoirs qui permettent au Haut représentant de mettre fin aux fonctions de personnes considérées comme faisant obstacle à la mise en œuvre du processus de paix. Les dates avancées pour la fermeture du bureau ont dû être reportées à plusieurs reprises en raison de l’état d’avancement jugé insuffisant d’un certain nombre de réformes bien identifiées ou des risques encourus par la stabilité politique. Cela dit, la position de l’Union est en train de changer. Le maintien du bureau servirait moins à faire avancer les réformes qu’à justifier un certain immobilisme. Le Commissaire Rehn et Javier Solana envisagent maintenant sa fermeture à terme assez rapproché pour autant que les cinq objectifs fixés auront été atteints, et que les deux conditions prévues auront été remplies.

Malraux, s’adressant aux Serbes, leur avait dit, il y a près de cinquante ans, « le Kosovo, c’est votre Algérie, mais une Algérie qui se situerait en pleine Beauce ». La prophétie s’est accomplie. Hormis la Bosnie et la Serbie, tous les Etats balkaniques ont reconnu l’indépendance du Kosovo. Quelle est la position de l’Union ? L’Union s’en tient à la résolution 1244 du Conseil de sécurité, toujours en vigueur ; elle n’a pas en tant que telle de position sur le Kosovo, et la Commission avance séparément dans ses négociations avec Belgrade et Pristina. EULEX s’intéresse à la manière dont certaines attributions de la MINUK, relatives notamment à la justice, aux douanes et à la police, sont transférées aux autorités kosovares, conformément aux termes de la Constitution du Kosovo du mois d’avril. Les négociations sur EULEX, et notamment sur le déploiement de la mission, évidemment délicates, relèvent du Conseil et non de la Commission. Cette dernière est tenue à un devoir de réserve qui s’apparente fortement en l’occurrence à un devoir de mutisme. C’est le Conseil, rappelons le, qui est responsable de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD).

EULEX doit apporter son aide aux institutions, aux autorités judiciaires et aux agences chargées de l’application de la loi au Kosovo, pour développer leur capacité à rendre des comptes sur la durée et pour renforcer un système judiciaire et des services de douane et de police multi-ethniques. Les priorités de la mission seront la protection des minorités et la lutte contre la corruption et le crime organisé.

La question est de savoir comment inculquer à un monde qui est resté westphalien la culture post-nationale, postmoderne, de l’Europe, comment organiser un passage accéléré à l’âge postmoderne, où, depuis des décennies, l’Union européenne fait œuvre de pionnière. Le «Léviathan » de Hobbes (1651) contemporain du traité de Westphalie (1648), nous décrit l’homme passant de l’état de nature à l’état civil en acceptant, pour accroître son autonomie d’action, de confier une partie de sa liberté à un souverain. En accédant à une culture postmoderne, les Etats européens se livrent à un exercice comparable, acceptant de mettre en commun une partie de leur souveraineté pour pouvoir disposer collectivement d’une souveraineté plus grande.

Finissons en quittant le domaine de la réalité pour imaginer ce qu’auraient pu devenir les Balkans si la Communauté européenne avait décidé d’admettre la Yougoslavie en son sein, peu de temps après la chute du mur, mais sous condition qu’elle eût accepté de sauvegarder son intégrité territoriale. Le mal est fait maintenant, mais il n’est pas interdit de rêver.

Alain Dejammet
Il faut remercier Bertrand de Largentaye qui a pris le recul nécessaire pour nous exposer ce que font les instruments de l’Union européenne. Il a lui-même évoqué le fait que l’Union européenne en tant que telle n’a pas pris position sur l’affaire du Kosovo, ce que beaucoup de monde ignore parce que, dans un monde que je ne qualifierai pas de « postmoderne » (une expression dont personne ne connaît véritablement le sens), on est persuadé qu’une très grande majorité vaut décision collective. En fait ce n’est pas le cas, il n’y a pas de vote à la majorité en matière de politique étrangère et, en raison de l’opposition de certains pays, l’Union européenne en tant que telle n’a pas pris position sur cette question.

Bertrand de Largentaye n’a pas caché ce qu’avait eu de lacunaire, d’hésitant, la marche de la Communauté puis de l’Union européenne. Ces manques, ces hésitations expliquent que, lorsqu’il a fallu taper du poing sur la table, ce sont les Américains qui ont donné l’impulsion qui a abouti à Dayton.
Cela étant, je voudrais dire que dès les premières manifestations, lorsque les premières déclarations d’indépendance ont été faites unilatéralement par la Slovénie puis par la Croatie, les Européens ont vu comment se poserait le problème. Les Pays-Bas étant en présidence d’Union européenne dans le deuxième semestre 1991, Hans van der Broeke a bien perçu la menace d’éclatement, un éclatement qui se ferait suivant les frontières (frontières d’Etats ou frontières administratives selon la lecture des institutions yougoslaves) des Etats parties de la République fédérale yougoslave. Mais ces Etats comprenaient des minorités qui se satisfaisaient du cadre d’une République fédérale yougoslave, laquelle leur donnait l’impression qu’il existait un pouvoir supérieur à celui, médian, des républiques. Ce problème des minorités (comme la minorité serbe en Croatie) est aussitôt apparu aux Européens qui ont bien vu les deux solutions possibles.

La première consistait à modifier les frontières, comme cela avait été fait jadis, pour réunir des catégories de populations proches géographiquement et déclarant appartenir à la même ethnie. Pourquoi ne pas faire cette homogénéité en redécoupant des territoires à l’intérieur de la Yougoslavie ? Ce redécoupage n’aurait pas été un émiettement de la Yougoslavie mais une redéfinition des frontières notamment entre la Croatie et la Serbie. C’était une possibilité mais aussitôt on se récriait : c’était anathème ! C’était renverser la sacro-sainte intangibilité des frontières. (Michel Foucher, grand spécialiste des frontières, nous en dira deux mots). Les Allemands étaient les premiers à s’opposer à cette solution, craignant qu’elle ne donnât des idées à certaines catégories de leur population. Les frontières furent donc maintenues, sans se soucier de la minorité serbe en Croatie, dans la Slavonie occidentale et orientale. Elle n’avait qu’à s’en accommoder !

La deuxième solution qui surgit immédiatement dans l’esprit des gens probablement « postmodernes » est celle des « highest standards ». Il s’agissait de donner à ces populations ce qu’il y a de mieux en matière de droits de l’Homme, tout en leur apportant une aide économique. Cette voie a été choisie. On a cru pouvoir négocier des protections juridiques qui furent, comme vous le savez, un peu bousculées lorsque, à la fin de 1991, l’Allemagne décida de reconnaître la Croatie alors que ces fameux « standards », ces fameuses garanties n’avaient pas encore été totalement définies et adaptées par le président croate. Puis il y eut cet effort énorme d’abord militaire mais aussi d’assistance qui se poursuit. Cet effort de l’Union européenne vers ces pays est-il capable d’apaiser, de rendre les gens heureux, satisfaits de leur intégration dans l’Union européenne ? Le but n’est pas de s’y bousculer mais d’y pénétrer et de vivre grâce à tous les instruments, à toutes les aides et à toutes les perspectives qu’offre l’adhésion à l’Union européenne. C’est l’une des questions qui seront posées.

Y a-t-il une autre attitude ?
Quelle influence peut avoir l’acteur dont on a dit qu’il avait reculé pendant toute la période 1990-2000 (mais qui depuis, semble-t-il, a repris quelque énergie) ? On parlera tout à l’heure de la Russie.
Michel Foucher va nous donner un tableau actuel de la situation.

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