La Russie et les Balkans

Intervention de Youri Roubinski, membre de l’Institut de l’Europe de l’Académie des Sciences de Russie, au colloque du 24 novembre 2008, L’Avenir des Balkans.

Monsieur le ministre, chers amis. Ma modeste contribution dans le débat d’aujourd’hui est consacrée au rôle de la Russie dans les Balkans ainsi qu’à l’influence des affaires balkaniques sur sa politique étrangère dans son ensemble.

Le fait que mon pays a toujours été un des principaux acteurs diplomatiques et militaires dans le sud-est de l’Europe est aussi incontestable que la sensibilité particulière des Russes à tout ce que passe dans la région.

Mais l’explication de ce fait est souvent trop superficielle sinon simpliste. On met l’accent d’abord sur les affinités ethnolinguistiques, culturelles, spirituelles opposant les peuples slaves et orthodoxes solidaires aux musulmanes d’une part et, l’Occident catholique latin de l’autre (surtout si les deux s’allient au sein des structures euro-atlantiques). Les guerres en ex-Yougoslavie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo où les Occidentaux soutenaient la Fédération d’abord croato-musulmane, créée sous le patronage américain puis les Kosovars en majorité islamisés contre les Serbes, semblent confirmer cette hypothèse surtout si on y ajoute que les lignes de partage entre les belligérants coïncidaient avec celles séparant autrefois les Empires Austro-hongrois et Ottoman appartenant aux civilisations différentes, germanique et islamique, donc occidentale et orientale.

La Russie qui s’opposait historiquement aussi bien aux Turcs, dont ils lorgnaient l’héritage qu’aux Autrichiens, leurs principaux concurrents dans les Balkans, se sentirait naturellement proche des peuples slaves et orthodoxes à commencer donc par les Serbes.

Ce raisonnement qui rappelle les prophéties du regretté Samuel Huntington sur les dangers du « choc des civilisations » comporte incontestablement une part de vérité : les conflits entre Israël et Arabes palestiniens, entre l’Inde et le Pakistan pour le Cachemire et bien d’autres confirment l’importance des facteurs ethno confessionnels dans le monde d’aujourd’hui en dépit (et peut-être à cause) de la globalisation.

Les Slaves de l’Est – Russes, Ukrainiens, Biélorusses – qui ont reçu le baptême et l’alphabet cyrillique de la Byzance sont restés fidèles à l’orthodoxie grecque après le schisme de l’Eglise chrétienne du XI siècle entre Rome et Constantinople, tandis que ceux de l’Ouest-Polonais, Tchèques, Slovaques – restent fidèles au catholicisme latin. Cette ligne de partage divise aussi les Slaves du Sud : Bulgares, Serbes, Monténégrins, Macédoniens ont rejoint les premiers, Croates et Slovènes les derniers.

Mais ce sont souvent les querelles de famille qui sont les pires, surtout quand elles se doublent de la confrontation d’intérêts économiques et géopolitiques. Ne citons qu’un exemple : les Bulgares qui doivent aux Russes, plus que tous les autres peuples balkaniques, leur libération du Joug turc, étaient dans les deux guerres mondiales du côté de l’Allemagne d’où venait leur dynastie royale (dont l’héritier, prince de Saxe–Cobourg, dirige toujours le gouvernement à Sofia).

D’autre part, pendant la rupture entre Tito et Staline, Moscou soutenait l’Albanie contre Belgrade avant que la réconciliation de Khrouchtchev avec la Yougoslavie titiste et la querelle sino-soviétique ne jettent Enver Hodja dans les bras de Pékin.

Ces exemples montrent que les sympathies des Russes pour tels peuples balkaniques plus que pour les autres – et vice-versa – s’expliquent assez peu par les racines ethnolinguistiques et religieuses communes. La rhétorique slavophile ou panslaviste en Russie faisait toujours partie plutôt de la politique intérieure, fournissant les thèmes porteurs à la propagande des courants antioccidentaux nationalistes et conservateurs, ce qui est souvent le cas jusqu’à nos jours.

Ces thèmes servaient aussi les objectifs de la politique extérieure russe, axée depuis le XVIIe siècle sur un objectif stratégique prioritaire : la percée vers les rives des « mers chaudes », c’est-à-dire les voies de commerce mondiales sans lesquelles les pays enclavé seraient condamnés à la marginalisation. Pierre le Grand a atteint cet objectif historique au nord du côté de la Baltique, Catherine la Grande, au Sud sur la mer Noire.

Mais leurs victoires sur les Suédois et les Turcs restaient des demi-succès : le passage à l’Océan Atlantique restait bouché par les détroits danois (Skagerrak et Cattégat), celui de la Méditerranée turque (Bosphore et Dardanelles). Le libre passage par ces derniers était particulièrement important : par eux passaient les cargaisons de blé, principal produit d’exportation de la Russie du XIXe siècle (Odessa – Marseille).

D’autre part, du point de vue stratégique, les rives septentrionales de la mer Noire constituent le « ventre mou » de la Russie ouvrant les portes aux flottes adverses.

Pendant la guerre de Crimée, comme au cours des deux guerres mondiales, les sièges de Sébastopol, tombé en dépit de la résistance acharnée de ses défenseurs, scellaient le sort du front sud russe.
Il ne faut pas oublier non plus le lien stratégique qui existe entre les rives occidentale et orientale de la mer Noire, les Balkans et le Caucase. Enfin, sur les deux théâtres, les Russes affrontaient les mêmes adversaires, les Turcs d’abord, puis – et derrière eux – les Occidentaux : Anglais, Français, Allemands, Américains.

Tout ceci explique le fait que le contrôle des détroits par les Balkans fut pendant des siècles l’obsession quasi-maniaque de la diplomatie russe. Dans la guerre contre la Turquie en 1877-1878, avec le traité de San Stefano, elle semblait n’avoir jamais été aussi près de ce but mais le rêve séculaire s’évanouit au Congrès de Berlin où le vieux chancelier Gortchakov dut s’incliner devant les puissances européennes et abandonner l’essentiel des conquêtes russes.

Il est significatif que les Balkans ont servi de catalyseur ou ont fortement influencé le cours des trois guerres les plus meurtrières dans lesquelles la Russie était engagée au XXe siècle. La Première guerre mondiale a commencé avec l’assassinat à Sarajevo du Grand-duc François-Ferdinand et l’ultimatum d’Autriche-Hongrie à la Serbie qui a poussé la Russie à la soutenir. Pendant la Seconde guerre mondiale, l’invasion allemande de l’URSS fut retardée de trois semaines par le coup d’Etat à Belgrade et l’aventure avortée de Mussolini en Grèce, ce qui a eu une influence considérable sur la bataille de Moscou en décembre 1941. En 1944, Churchill plaida (en vain) le choix des Balkans de préférence à la Normandie pour l’ouverture du second front afin de couper la route à l’Armée rouge sur le chemin de l’Europe Centrale.

Enfin le premier pas vers la guerre froide fut la « doctrine Truman » promettant l’aide économique et militaire des Etats-Unis à la Grèce et la Turquie contre la menace soviétique, provoquée par l’attitude provocatrice de Staline qui exigeait, à la suite de ses prédécesseurs impériaux, l’installation de bases soviétiques dans les détroits.

Tous ces événements dramatiques appartiennent depuis longtemps au passé. Aucun dirigeant russe ne songe plus à la « croix orthodoxe sur la cathédrale « Sainte-Sophie » de Constantinople. L’intérêt de la Russie pour les Balkans n’a pas disparu, mais il a changé de nature, il est maintenant beaucoup plus géoéconomique que géopolitique. Cherchant à éviter la dépendance des pays transitaires, l’Ukraine et la Belarus par lesquels passent les oléoducs et gazoducs de la Sibérie vers l’Europe occidentale, les Russes ont lancé deux projets gigantesques : les gazoducs au nord par la Baltique vers l’Allemagne (le « courant nordique ») et au sud par les Balkans à travers la Bulgarie et la Grèce vers l’Italie (le « courant méridional »). De son côté l’Union Européenne essaye de diversifier ses sources d’approvisionnement en hydrocarbures grâce aux réserves de la Caspienne, en construisant une voie d’évacuation qui contourne les frontières de la Russie (BTD, NABUCO).

Or, ce conflit d’intérêt banal entre producteurs et fournisseurs, vendeurs et acheteurs ne comporte aucun volet ethno-confessionnel ou militaire, au contraire les deux concurrents ont un besoin impérieux de la pacification des Balkans.

Dès le début des années 90, quand commença la tragédie yougoslave, Moscou essaya de jouer le rôle d’intermédiaire entre la Serbie de Milosevic et ses adversaires Croates, musulmans et Kosovars, mais en vain. Ses tentatives ont échoué pour plusieurs raisons : l’intransigeance des adversaires, le soutien ouvert des Occidentaux, surtout des Etats-Unis, le démembrement de l’ex-Yougoslavie pour intégrer ses débris dans les structures euro-atlantiques, enfin la faiblesse économique et militaire de la Russie postsoviétique. Tout cela rendait sa médiation peu crédible pour toutes les parties prenantes.

L’opposition obstinée de Moscou à la décomposition de la Fédération yougoslave s’expliquait par une autre raison majeure. Elle pourrait servir d’exemple et catalyseur à celle de la Fédération de Russie elle-même, à la suite de l’effondrement de l’URSS.

L’échec des tentatives de médiation russe explique le ton nettement plus dur adopté par la diplomatie moscovite depuis 1996, après la leçon amère des accords de Dayton où les Américains ont dicté les conditions du règlement en Bosnie-Herzégovine marginalisant ouvertement les Russes comme les Européens. La décision de Primakov, alors Premier Ministre, d’interrompre son vol vers Washington et de faire rentrer l’avion à Moscou à la nouvelle des bombardements par l’OTAN de la Serbie à propos du Kosovo, fut le début d’un tournant de l’approche russe des affaires balkaniques. La reconnaissance, neuf ans après par les Occidentaux, toujours d’une façon unilatérale, de l’indépendance du Kosovo a poussé cette nouvelle approche jusqu’au bout.

La crise au Caucase en août dernier et la reconnaissance par le Kremlin de l’indépendance des deux républiques autoproclamées, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, après l’attaque géorgienne contre la première, avaient, en dehors des considérations strictement locales, l’air de rendre aux Etats-Unis la monnaie de leur pièce balkanique. Après toutes les couleuvres avalées par la Russie dans les Balkans, Moscou voulait montrer ostensiblement que tout ce qui est permis au Jupiter américain, l’est aussi au bœuf russe, au moins là où les facteurs géopolitiques et la conjoncture mondiale réduisent le risque au minimum (implication des Etats-Unis en Irak et Afghanistan, élections présidentielles).

Mais si le conflit caucasien était un défi à Washington, le comportement de Moscou à l’autre bout de la mer Noire, dans les Balkans, comme pour faire bonne mesure et baisser la tension à la veille de l’entrée en jeu de la nouvelle administration américaine, prend le chemin diamétralement opposé. Abandonnant la rhétorique stérile d’autre fois, la Russie adopte une attitude calme, pondérée et strictement pragmatique. Il est évident que Moscou ne peut pas se dédire et perdre la face en reconnaissant l’indépendance du Kosovo. Mais, dans cette affaire, elle suit tout simplement la politique du gouvernement actuel de Belgrade, déchiré entre l’attachement sentimental de principe au Kosovo et la volonté de rejoindre l’Union Européenne (dont Belgrade et les autres pays de l’ex-Yougoslavie attend monts et merveilles).

« Le gouvernement serbe de Tadic n’est peut-être pas celui de nos rêves. Pourtant il a une incontestable légitimité démocratique. Nous discutons donc avec lui sur les problèmes qui nous intéressent tous les deux, notamment l’énergie. On ne peut tout de même pas être plus Serbe que les Serbes eux-mêmes ! » – m’expliquait un ancien collègue du 4ème département européen du Ministère russe des Affaires étrangères.

Quant aux imprécations verbales des exaltés qui, derrière les nationalistes extrêmes comme Nicolic, en appellent au prestige de la Russie (c’était le cas avant les dernières élections), elles ne visent qu’une frange de l’électorat russe particulièrement sensible aux diatribes antioccidentales.

Moscou n’a nulle intention de vouloir l’échec du gouvernement serbe en mettant les bâtons dans les roues de Bruxelles : avec l’Union européenne, la Russie à d’autres chats à fouetter. Mais elle ne cache pas son scepticisme quant aux chances réelles de succès.

La partie occidentale des Balkans se rue vers l’adhésion à UE dans l’espoir d’être prise en charge pour sortir de ses difficultés économiques. Or, dernier élargissement à l’est a déjà considérablement réduit la cagnotte européenne. Dans les dures conditions de la crise économique mondiale, les nouveaux venus risquent d’éprouver la déception, déjà révélée par les résultats des sondages.

Mais la perspective la plus inquiétante pour la région dans son ensemble attend l’Europe du côté albanais. Si quelqu’un croit que les Albanais de Kosovo, de la Macédoine, de la Grèce septentrionale resteront toujours séparés de la « mère-patrie », il se trompe cruellement. L’échec sanglant de la « Grande Serbie » de Milosevic ne fait que préparer le terrain pour la « Grande Albanie », de surcroît en majorité musulmane. Espérons que cette mine épargne l’Europe d’une nouvelle catastrophe dont elle n’a aucun besoin.

Alain Dejammet
Répondant très clairement à la question « Que va faire la Russie ? », vous vous êtes engagé : en termes très clairs, si l’on vous suit, le Kosovo n’entrera jamais dans une organisation internationale où la Russie a droit de veto et, naturellement, n’entrera pas à l’ONU puisqu’il faudrait pour cela une recommandation du Conseil de sécurité que la Russie n’acceptera pas.

A la lumière de ce que vous dites, on peut s’interroger sur les reconnaissances par la Russie de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie. En effet, dénoncer un précédent et l’illustrer immédiatement peut être jugé assez discutable. Je ne doute pas que la Géorgie, lorsqu’elle portera l’affaire devant la Cour internationale de justice, aura à l’esprit ce qu’ont fait les Serbes vis-à-vis du Kosovo.

Mais ce que vous dites a un effet sur certaines idées qui ont été évoquées ici, notamment par Michel Foucher, touchant la possibilité d’une approche de l’Europe faite collectivement par l’ensemble des pays, à l’exception de la Slovénie – il l’a justement souligné – qui s’est mise un peu à l’écart puisqu’elle considère que ses liens avec l’Autriche sont tels qu’elle peut jouer sa carte indépendamment. Une des voies utiles, pragmatiques, ouvertes par ce colloque –il faut en être reconnaissant à nos orateurs – est le retour à une sorte de dialogue régional, non plus pour frapper à la porte de l’Europe, mais pour faciliter l’adhésion à l’Union européenne. Mais, dans les bagages, il y a le Kosovo.

Grâce à votre réponse, Monsieur Roubinski, et nous vous en remercions, toutes ces questions sont de nouveau sur table.

Nous allons demander à Monsieur Derens, rédacteur en chef du « Courrier des Balkans », qui projette sur ces pays un regard très lucide et aussi objectif que possible, de nous donner son propre commentaire, moins sur l’histoire lointaine que sur l’actualité.

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