Intervention de Loïk Hennekinne, Ambassadeur de France, au colloque du 8 septembre 2008, L’Asie vue d’Europe.
Le thème que nous avons choisi s’impose : le continent asiatique représente aujourd’hui la moitié de la population du globe (ce sera encore le cas en 2050) et un tiers du PNB mondial (ce pourcentage aura sans doute augmenté dans une quinzaine d’années). On retrouve en Asie la plupart des problèmes politico stratégiques, économiques, sociaux, environnementaux que nous aurons à régler dans les prochaines décennies. Sur le continent asiatique se trouvent trois des six groupes ou puissances qui vont jouer un rôle au XXIe siècle.
Cet été, nous avons redécouvert la multipolarité avec les Jeux olympiques organisés en Chine et l’exploitation politique dont ils ont fait l’objet. Nous l’avons retrouvée aussi en Russie et en Géorgie. Deux ou trois ans après le conflit en Irak, quand, au Quai d’Orsay, quelqu’un parlait de multipolarité, il était prié de privilégier le terme de multilatéralisme. Aujourd’hui, ces timidités de vierge effarouchée ne sont plus de mise. Nous sommes dans la multipolarité et le serons de plus en plus au XXIe siècle. Outre les Etats-Unis, l’Union européenne et la Russie, trois pays asiatiques, l’Inde, la Chine et le Japon en sont les acteurs à un titre ou à un autre. Des spécialistes, des diplomates avaient prévu depuis vingt-cinq ou trente ans ce glissement du centre de gravité du monde vers l’Est depuis vingt-cinq ou trente ans. Pourtant il n’a été ni anticipé ni vraiment préparé par les autorités françaises ; non que nous manquions en France d’excellents spécialistes dans le domaine de la sinologie – et cela depuis le XIXe siècle – ; nous avions aussi de bons japonologues, une école d’indianistes réputée et des élites qui, de longue date, se sont intéressées aux civilisations, à l’art, au cinéma asiatiques (au cinéma japonais dans les années 50-60, plus récemment au cinéma chinois ou coréen), à la littérature asiatique (ma génération a été très imprégnée de littérature japonaise). Puis, par le développement du tourisme, nombre de nos compatriotes ont connu, plus ou moins superficiellement, ce qu’était l’Asie.
Malgré cela, bien que ce continent ne fût pas tout à fait une terra incognita pour nos compatriotes, il faut remarquer que cette connaissance n’a jamais enclenché un intérêt, une priorité particulière de la part des autorités françaises. Peut-être y a-t-il eu une faiblesse des clans ou des lobbies pro-chinois, pro-japonais, pro-indien, peut-être n’ont-ils pas été suffisamment persuasifs.
On a aussi invoqué le traumatisme provoqué par Dien Bien Phu et par la perte de l’Indochine française qui a amené nos élites politiques à s’intéresser plutôt à d’autres continents : l’Europe, l’Afrique, le Moyen-Orient plutôt que l’Asie.
En réalité, depuis le début de la Cinquième République, jamais l’Asie n’a été prioritaire dans la diplomatie française. Il y a eu quelques exceptions :
Je pense à l’époque où le Général De Gaulle a reconnu la Chine en 1964 et s’est beaucoup impliqué dans un essai de solution du conflit vietnamien, en 1966-1967. Je pense également à l’action de la France pour faire rentrer la Chine au Conseil de sécurité des Nations Unies dans les premières années 70.
Plus tard, François Mitterrand – qui était plus un Européen qu’un Asiate – fut le premier chef d’Etat à aller en visite d’Etat au Japon ; il fut le premier – et l’unique – à se rendre en visite d’Etat en Indonésie ; il a voyagé à plusieurs reprises en Inde, en Chine – qu’il connaissait déjà à l’époque où il était premier secrétaire du Parti socialiste – Il y a donc eu à l’époque une certaine activité de la part de l’administration française.
La troisième période a été celle de Jacques Chirac dont on connaît l’amour qu’il porte à la Chine et au Japon et la connaissance qu’il en a, ce qui a énormément touché les représentants de ces deux pays, même si cette proximité ne s’est jamais traduite concrètement par un rapprochement des positions politico-diplomatiques ni par une augmentation spectaculaire de notre présence économique et commerciale sur le continent asiatique.
S’il nous est arrivé, à certaines périodes, de nous intéresser aux grands pays, d’autres ont été complètement délaissés. J’évoquerai l’Indonésie, pays que je connais bien. Depuis vingt ans, aucun chef d’Etat français, aucun ministre de l’économie, aucun ministre de la Défense ne s’y est rendu (seul un ministre des Affaires étrangères y a effectué un voyage officiel en 1995). Lorsque des ministres indonésiens viennent à Paris ou lorsque les présidents se rencontrent en marge du G8, on ne trouve pas d’autre sujet de conversation qu’un trafiquant de drogue français condamné à perpétuité par les tribunaux du pays. Les Indonésiens considèrent que les Français ont une diplomatie compassionnelle et peu lisible dans le domaine de la lutte contre la drogue. Ceci est exemplaire de la manière dont on peut ignorer certains pays importants pour l’équilibre de la région : 230 à 240 millions d’habitants musulmans modérés… jusqu’à présent. C’est un Etat laïc qui a réussi sa transition démocratique.
Nous avons donc pris énormément de retard en Asie dans le domaine politique et diplomatique, y compris par rapport à certains de nos partenaires européens. Nous pâtissons d’un retard dans le domaine économique : nous ne dépassons 3% de part de marché dans aucun pays asiatique. Et l’affaiblissement de nos moyens dans le secteur culturel ne nous permet pas de maintenir nos positions face à la culture américaine très attractive.
Je veux donc dire liminairement que nous avons énormément à faire pour mieux connaître les réalités asiatiques et pour tenter de convaincre nos autorités que nous ne pouvons pas faire l’impasse sur ce continent au XXIe siècle.
L’Europe n’est pas beaucoup plus avancée que nous. L’Union européenne est visible dans les négociations commerciales à l’OMC, parce qu’elle y vient avec des positions uniques mais pour tous les autres problèmes – politiques ou économiques – nous offrons plutôt le spectacle de la concurrence entre les pays membres et nous avons le plus grand mal à dégager des positions communes. Nous avons mis quinze ans à nous entendre sur la Birmanie ; nous n’avons pas réussi à le faire sur la levée de l’embargo vis-à-vis de la Chine. A l’époque où j’étais en Indonésie nous ne parvenions pas à une approche commune du problème de Timor-Est.
Pour mieux connaître les enjeux que représente cette région, nous avons organisé ce colloque à partir de deux approches horizontales.
La première, à la fois politique, sociale, stratégique, embrasse le continent asiatique dans sa diversité, l’autre dans sa complexité : il ne faut pas limiter l’Asie à la Chine, à l’Inde et au Japon qui ont déjà décollé depuis plus ou moins longtemps, il y a également des pays qui luttent contre la pauvreté.
Ensuite trois interventions traiteront des grands protagonistes asiatiques.
Ce n’est évidemment qu’une première approche, nous n’épuiserons pas le sujet en deux heures. C’est pourquoi j’ai demandé aux différents intervenants d’être extrêmement synthétiques.
Je vais tout d’abord donner la parole à Valérie Niquet, à la fois sinologue et japonologue, grande spécialiste des questions politico-stratégiques, responsable du secteur Asie à l’Ifri. Elle a écrit un ouvrage intitulé « Chine-Japon, l’affrontement » (1).
Madame, je vous donne la parole.
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1) « Chine-Japon L’affrontement » Valérie Niquet éd.Perrin, 2006
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