L’Asie ou des Asies, continent de contrastes et de diversité

Intervention de Valérie Niquet, Directrice du Centre Asie de l’IFRI, au colloque du 8 septembre 2008, L’Asie vue d’Europe.

Dans le prolongement de ce que l’ambassadeur Hennekinne vient de dire et à la décharge de la stratégie ou de la politique asiatique de la France, on peut dire que cette prise d’autonomie de l’Asie comme objet stratégique et économique est relativement récente.

Pendant toute la période de la guerre froide l’Asie était dans une situation relativement confortable, si on peut dire, intégrée dans la division en deux blocs. C’est aussi la manière dont l’extérieur la voyait, la resituant dans ce cadre d’analyse. Ceci explique la politique du Général De Gaulle en direction de l’Asie, avant tout déterminée par sa vision du monde et non par la situation qui existait en Asie elle-même. Donc depuis la fin de la guerre froide on assiste à ce processus d’autonomisation des enjeux en Asie.
Pour introduire mon exposé sur la diversité asiatique, je tenterai de répondre à la question qui sera posée tout à l’heure à Jean-Pierre Raffarin.

L’Asie doit-elle être une priorité pour l’Europe ?
Vous avez parlé du poids démographique, essentiel en termes de marchés. En Asie se trouvent les deux plus grandes puissances démographiques du monde, qui sont aussi les deux principaux pays émergents : la Chine, 1 300 millions d’habitants, l’Inde, plus d’un milliard. De plus, le Japon reste la deuxième puissance économique mondiale. On a donc à la fois une économie mature, constituée, qui pèse un poids considérable et les deux plus fortes croissances mondiales dont on a pu dire qu’elles tiraient sous une forme de découplage la croissance mondiale. Surtout, en Asie, un nœud d’échanges, un hub, s’est constitué à partir de la Chine, du Japon et de l’Inde, vers le reste du monde. Il faut garder à l’esprit que si le commerce intra-européen reste très important pour nous, l’Asie commerce avec le reste du monde ; elle est totalement intégrée et, dans une certaine mesure, dépendante de ses relations avec le reste du monde.

Ce poids démographique, économique, commercial de l’Asie a des conséquences globales majeures qui nous obligent à nous intéresser à ce qui se passe là-bas :
C’est, on l’a vu, un appétit croissant pour les ressources énergétiques et les matières premières qui, même si on ne doit pas les analyser uniquement en termes de rivalité, sont essentielles dans les relations que nous aurons nous-mêmes avec d’autres parties du monde (l’Afrique, le Moyen-Orient ou même l’Amérique latine).

On voit émerger, notamment autour de la Chine et de l’Inde, la question environnementale. Les conséquences transnationales posent un certain nombre de problèmes dont nous devons tenir compte.
Ceci nous amène à l’importance stratégique de l’Asie. Si on mène l’Asie jusqu’à ses franges occidentales, on voit la matrice d’un arc de crise qui s’étend au moins jusqu’à l’Afghanistan et le Pakistan autour de la question du terrorisme et couvre aussi une partie des territoires indien et chinois. Au-delà de cette question très précise, l’Asie, sous des dehors relativement apaisés constitue en réalité un nœud de tensions, de crises plus ou moins larvées, de natures très différentes, plus ou moins intenses mais non résolues qu’on doit accepter de prendre en compte (ce qui n’a pas toujours été le cas). Longtemps, nous avons eu une vision très unitaire, unifiée, idéalisée, en quelque sorte, une vision généralement très sinisée, d’un Extrême-orient lointain sans prendre en compte ces crises larvées qui ont des conséquences dans notre positionnement par rapport à l’Asie mais aussi par rapport à nos alliés sur les questions asiatiques. Je rappellerai, dans le domaine des risques traditionnels, les questions frontalières ou de pays divisés, toujours pas résolues. Entre l’Inde et la Chine, les choses vont mieux mais les problèmes subsistent. Il s’agit de conflits parfois endormis, parfois réveillés. La question frontalière, notamment, n’est toujours pas résolue : Inde-Pakistan, Chine-Japon même si on passe par des périodes d’apaisement et de tensions. En ce qui concerne les Etats divisés, je ne vous rappelle pas la question des deux Corées et la question plus spécifique de la Corée du Nord ni l’opposition qui persiste entre la Chine et Taiwan. Je ne mentionnerai pas ici les escarmouches qui parfois ressurgissent en Asie du Sud-Est entre certains pays constitutifs de cet ensemble – pourtant un des plus anciennement institutionnalisés de la région.

Mais l’Asie, en dehors de ces crises classiques, est source de risques d’un type nouveau :
J’ai mentionné le terrorisme, il faut ajouter les risques liés à la santé qui, dépassant les frontières, ont des conséquences directes pour nous (SRAS, grippe aviaire). Cette dimension transnationale, intra-asiatique mais aussi extra-asiatique, est très importante.

Il faut aussi évoquer les trafics : la question de la drogue, autour de l’Afghanistan et en Asie du Sud-Est, les trafics d’êtres humains, de bois précieux, la piraterie… Tous ces nouveaux risques ont des conséquences directes sur nos équilibres stratégiques, ce qui nous oblige à les considérer.

L’Asie est donc une zone d’instabilité, au moins potentielle, qui nous implique directement, mais aussi par ricochet dans la mesure où l’acteur essentiel dans la région, en ce qui concerne le maintien des équilibres stratégiques, qu’on le veuille ou non, ce sont les Etats-Unis avec lesquels nous sommes – de plus en plus – liés par des liens de sécurité qui impliquent un engagement dans la zone.

La question plus directe de l’Asie diverse découle de cette présentation d’une Asie traversée par des lignes de faille très importantes qui impliquent qu’on s’intéresse à l’Asie.
Pour parler de l’Asie du point de vue économique – mais cela vaut aussi du point de vue stratégique – certains utilisent l’image du « bol de nouilles » : des éléments mêlés dans un même bain mais qui ne se mélangent pas comme dans le fameux « melting pot ». En Asie, des phénomènes très divers se superposent : à la fois un processus de régionalisation économique, la réémergence d’une zone de coprospérité asiatique (pour reprendre un terme japonais antérieur à la deuxième guerre mondiale) constituée sur une imbrication dynamique de capacités d’investissements et de transferts de technologies qui proviennent du Japon, de la Corée du sud et des groupes sinisés développés (Hongkong, Taiwan) et des investisseurs d’Asie du Sud-Est vers les pays à forte main d’œuvre, notamment vers la Chine qui, bénéficiant à la fois du dynamisme de sa main d’oeuvre et d’infrastructures de plus en plus performantes, est devenue un pôle de très forte croissance.

On évoque souvent le déficit massif que nous avons avec la Chine ; n’oublions pas qu’une large part de ce qui se produisait autrefois dans le reste de l’Asie est aujourd’hui produite en Chine.
J’évoquais tout à l’heure les nouveaux risques, notamment des risques liés à la santé ou à l’environnement. Autour de ce concept de « nouveau risque » – même s’il peut être critiqué dans ses limites – on voit apparaître des convergences, une occasion de parler ensemble de questions stratégiques, ce qui est très difficile en Asie. Les positions se rapprochent, notamment sur les risques liés à la prolifération nucléaire, aux questions environnementales, à la santé.

Tout ceci est positif mais – c’est l’autre élément essentiel, rarement pris en compte jusqu’à une période récente – nous sommes face à une Asie fondamentalement éclatée. On parle, vous le disiez, de multipolarité au niveau mondial (Etats-Unis, Russie, Europe, Asie). Souvent, quand on dit Asie, on pense Chine, or l’Asie elle-même est – de plus en plus – multipolaire, ce qui se traduit d’ailleurs par la difficulté à constituer des formats de regroupements régionaux efficaces : L’Asean, Asean+3 (les pays de l’Asean plus les trois « grands » : Chine, Corée, Japon), plus récemment, le Forum de l’Asie de l’est (Asean+3 + l’Inde, l’Australie et la Nouvelle Zélande) où chacun tente de maîtriser le format pour imposer sa marque. Il ne faut pas oublier une organisation ancienne, très importante pour la Chine mais qui reste très régionale, l’Organisation de coopération de Shanghai qui regroupe les pays d’Asie centrale, la Chine, la Russie et puis, en observateurs plus ou moins intégrés, l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Mongolie. Ces multiples formats reflètent à la fois la volonté de travailler ensemble et l’éclatement de la zone, la difficulté à mettre en place un format régional. Même si le modèle européen est très éloigné, il est très utile pour traiter les conflits et l’Asie elle-même pourrait s’en inspirer.

Cette réalité de l’éclatement et de la multipolarité de l’Asie doit être intégrée à notre réflexion pour comprendre l’Asie mais surtout pour élaborer des stratégies qui fonctionnent et qui nous soient, dans une certaine mesure, favorables.

Je listerai simplement tout ce qui fait l’éclatement de l’Asie.
Les différences de régimes politiques doivent absolument être prises en compte. Il ne s’agit pas uniquement des degrés différents d’ouverture sur une échelle de démocratisation ou d’ouverture politique. Je crois profondément que la difficulté vient de ce que la Chine reste attachée à un système léniniste même si économiquement elle est extrêmement ouverte, plus ouverte que l’Inde, Etat démocratique. La caractéristique du régime chinois pèse sur ses visions de politique étrangère et surtout sur la définition de ses priorités, une des priorités étant évidemment la survie du régime tel qu’il existe. Même avec une capacité d’adaptation, l’intérêt de la Chine et l’intérêt du régime ne se rejoignent pas exactement. Il est difficile de parler de la Chine « en soi » sans intégrer cette dimension de la spécificité politique du régime chinois. C’est un facteur essentiel d’analyse. On observe aussi toute une gradation, depuis la monarchie constitutionnelle plus ou moins fragile, comme en Thaïlande, jusqu’au régime ultra fermé comme en Corée du Nord ou en Birmanie.

Il faut aussi noter des divergences en termes d’histoire, coloniale ou non. La Chine n’était pas un pays colonisé mais elle a été marquée par la période semi coloniale d’humiliation. C’est un héritage qui marque les pratiques juridiques, sociales également, de l’ensemble des Etats asiatiques.

On reparlera du niveau de développement. La deuxième puissance économique mondiale, les deux grandes puissances émergentes côtoient des pays parmi les plus pauvres de la planète : je pense au Laos, à la Birmanie, au Cambodge. Les degrés différents d’ouverture économique et de libéralisation économique ne correspondent pas toujours à la nature du système politique.

Trois pôles forts s’affirment de plus en plus : la Chine, pôle de puissance économique considérable pris dans sa globalité, même si c’est moins vrai au niveau des revenus et du PIB par habitant, l’Inde qui aujourd’hui refuse d’être cantonnée dans une sorte de tiers-mondisme et le Japon (ex-grande puissance ?) qui pèse encore d’un poids considérable, économiquement et en termes d’innovations sociales (c’est vrai en tout cas en termes d’image et l’image compte essentiellement).

C’est d’abord avec ces trois pôles que nous devons « jouer » : il n’y a pas un seul acteur en Asie, il y en a au moins trois si ce n’est quatre et si on ne « joue » pas avec l’ensemble de la palette asiatique, on limite considérablement le déploiement de notre stratégie asiatique.

Je souhaitais convaincre, par mon intervention, de la nécessité de tirer parti de la multipolarité asiatique dans notre stratégie vis-à-vis de l’Asie et dans la manière dont nous parlons de l’Asie au sein de l’Union européenne et avec nos alliés russes et américains.

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