La Chine : scénario pour le futur

Intervention de Claude Martin, Ambassadeur de France, au colloque du 8 septembre 2008, L’Asie vue d’Europe.

Monsieur le ministre, mes chers amis, merci de m’avoir invité à cette rencontre. J’apprécie beaucoup cette approche globale, multipolaire.

Loïc Hennekinne et moi nous connaissons depuis longtemps et il me rendra ce témoignage que tout en ayant toujours cru à l’avenir de la Chine, j’ai aussi, depuis toujours, estimé que l’Asie était diverse. Quand j’ai été, il y a très longtemps, nommé directeur d’Asie-Océanie au Quai d’Orsay, l’ambassadeur du Japon, Monsieur Matsuura, aujourd’hui directeur général de l’UNESCO, était venu me voir en me disant : « Avec vous, enfin, le Japon va reprendre son importance dans la politique française » tandis que Dominique Lapierre se réjouissait: « Enfin le lobby chinois va être muselé et vous allez vous intéresser à l’Inde ». C’était un hommage rendu à mon sens de l’équilibre. Loïc Hennekinne sait que je partage son intérêt pour l’Indonésie, j’ai même tout fait pour que l’Indonésie copréside avec la France la conférence sur le Cambodge. Pendant deux ans il y a eu une véritable diplomatie franco-indonésienne, ce qui, je crois, ne s’est pas retrouvé par la suite. C’était un hommage juste rendu à l’importance de l’Indonésie.

Pour parler de la Chine, je voudrais évoquer l’époque où je me suis inscrit aux Langues orientales (en 1961) pour apprendre le chinois. Il n’y avait alors pas de relations diplomatiques ; on se rendait vaguement compte que la Chine était un pays très important : un coup d’œil sur la carte révélait que c’était la civilisation mère pour toute l’Asie orientale. Nous étions six au 4, rue de Lille, face à la statue de Sylvestre de Sacy. Deux d’entre nous faisaient l’Ecole du Louvre et voulaient déchiffrer les inscriptions chinoises sur les vases Ming, un monsieur faisait de l’acupuncture, un autre, qui s’intéressait à la phonétique en général, voulait tester quelques sons chinois et quelques accents variables du Nord au sud de la Chine. Je m’intéressais à la Chine comme partenaire éventuel de la France dans la diplomatie mondiale et, au début, je me sentais un peu seul. Aujourd’hui les étudiants qui apprennent le chinois sont plus nombreux, dans les universités, que les germanistes. Cet engouement pour la Chine me réjouit mais je suis frappé par le caractère cyclique de l’intérêt que nous portons à la Chine. J’ai passé quinze ans en Chine et n’ai laissé passer aucune des trente-cinq dernières années sans m’y rendre au moins une ou deux fois. Je me souviens m’être battu contre un ministre qui voulait fermer le consulat de Shanghai, arguant que cette ville qui ne comptait que six Français n’avait aucun avenir économique. L’actuel consul de Shangai à qui je racontais récemment cette anecdote la cite régulièrement dans ses interventions.
Le problème dont souffrent nos relations avec la Chine, depuis Voltaire, c’est que nous voulons qu’elle soit telle que nous nous la représentons. Nous avons toujours en tête une Chine idéale, porteuse de nos valeurs et nous nous heurtons régulièrement à une Chine qui n’est pas tout à fait conforme à nos souhaits.

Le deuxième problème vient de ce que, malgré la facilité des communications du monde dans lequel nous vivons en 2008, nous avons tendance à préférer la Chine d’hier à la Chine d’aujourd’hui. L’influence maoïste en France a survécu très longtemps au maoïsme. Nos images de la Chine datent de dix, quinze ou vingt ans ; je l’ai constaté, lors des tensions que la relation franco-chinoise a connues, autour du Tibet, au printemps 2008, en discutant avec des personnes qui, en cette circonstance s’intéressaient à la Chine.

La Chine change, elle change très vite.

Madame Niquet et Monsieur Fouquin ont donné quelques chiffres. Je voudrais simplement, en me lançant prudemment dans l’exercice de prospective que vous m’avez invité à faire, dire trois choses :
La première est qu’il faut photographier la Chine d’aujourd’hui, un pays en pleine expansion, engagé dans un développement fort sur des rails relativement solides. Cela oblige à regarder les réalités, même si elles ne sont pas toujours faciles et agréables pour nous.

Deuxièmement, on peut prévoir que, sur la voie de ce développement, dans les années à venir, un certain nombre d’obstacles surgissent. Ils peuvent perturber le miracle chinois – si miracle il y a – et altérer le fonctionnement du système et il faut les prendre également en considération.

Mais – ce sera ma synthèse – les difficultés prévisibles ne sont pas telles qu’elles altèrent la perspective d’une Chine puissante, d’un grand partenaire pour 2020. Des inflexions sont à prévoir dans le système chinois mais je ne crois pas au scénario catastrophe.

Une grande puissance en expansion sur des bases solides et dynamiques.
Je voudrais, sans multiplier les chiffres, souligner quatre points : la réussite économique, la mutation sociale, la plasticité du système politique et la réussite de l’insertion internationale.

La réussite économique est évidente : la Chine est aujourd’hui l’une des grandes puissances économiques du monde. Il existe des modes de calcul différents du PIB selon le pouvoir d’achat ou selon les chiffres bruts mais la Banque mondiale estime qu’elle est aujourd’hui la troisième puissance économique du monde derrière les Etats-Unis et le Japon : 3285 milliards de dollars de PIB en 20O7, un PIB par tête de plus de 2500 $.

Qu’elle soit premier ou deuxième exportateur, on mesure aussi la force de la Chine dans le domaine technologique. Non seulement la Chine est l’atelier du monde, comme c’est souvent dit, non seulement c’est le lieu de toutes les délocalisations, non seulement elle est aujourd’hui le deuxième pays par stock d’investissements étrangers (plus de 500 millions de dollars), derrière les Etats-Unis, non seulement le deuxième producteur d’électricité mais c’est un pays de haute technologie, on le sait peu. Je reviens sur ce que je disais en introduction : regardons la Chine telle qu’elle fonctionne, considérons son niveau de développement actuel. Je me souviens avoir vécu en 1992 une sorte de remake de « La croisière jaune », perdu au fond du désert de Gobi avec l’état-major de Citroën. Les représentants français tournaient la manivelle d’une valise Inmarsat pour tenter de communiquer avec la France lorsque le gouverneur de la province a sorti son portable en disant : « Même au milieu du désert de Gobi on téléphone comme on veut ». Aujourd’hui, non seulement 80% des portables sont fabriqués en Chine mais il y a 400 millions d’internautes. Beaucoup de Français se focalisent sur le fait qu’un certain nombre de sites Internet sont bridés, on sait moins que les Chinois communiquent en permanence avec Internet. En Chine il y a trois mois, j’ai donné mon adresse à un certain nombre de personnes, mon ordinateur croule aujourd’hui sous des messages qui abordent régulièrement des sujets politiques. A travers cet exemple anecdotique, il faut aussi prendre la mesure du fait que la Chine est une très grande puissance technologique. Là encore, la vision passéiste du médecin aux pieds nus est un peu dépassée.

Un autre point montre de façon impressionnante la force du développement économique de la Chine, c’est la maîtrise de la démographie. Présent en Chine à de nombreuses périodes, je me souviens avoir fait régulièrement le point sur la situation de la Chine en confrontant toujours l’expansion économique et la croissance démographique. Lorsque la Chine atteignit 4% de croissance du point de vue de la production agricole, on pensa que cette croissance servirait à alimenter un peu mieux sa population.

Aujourd’hui cette « course de fond » est totalement dépassée ; la Chine a maîtrisé son défi démographique : à 1 350 millions d’habitants, elle plafonnera probablement à 1400 millions mais la Chine a relevé, gagné ce défi, majeur pour son économie.

Le deuxième point sur lequel il faut également insister pour actualiser notre image de la Chine, c’est la mutation sociale.

En Chine une classe moyenne importante (entre 350 et 400 millions de personnes) vit raisonnablement bien, achète des yaourts Danone et des bouteilles d’Evian, se tient informée de ce qui se passe dans le monde, reçoit une éducation tout à fait satisfaisante. Il y a également, c’est vrai, 350 millions de pauvres, les laissés pour compte de la croissance.

Le deuxième point que j’évoquerai, revenant sur les propos de Monsieur Fouquin, c’est la disparition du problème des campagnes. Dans la théorie de Mao, l’encerclement des villes par les campagnes (idée reprise par Lin Piao pendant la Révolution culturelle) était une des choses qui apparaissait possible étant donné cet antagonisme que le maoïsme avait essayé de résoudre à plusieurs reprises, avec le « Grand bond en avant » puis utilisé pour tenter, à travers la Révolution culturelle, de renverser la direction du Parti. Aujourd’hui – c’est la continuité de tous ces efforts à travers des expériences idéologiquement différentes – les campagnes sont industrialisées, techniquement développées. Dans des villages de 250 habitants on fabrique des chaussures Adidas et des téléphones portables tout en allant irriguer les champs et planter le riz. Le produit agricole n’atteint plus aujourd’hui 20% du PIB, il y a sans doute entre 300 et 350 millions de paysans mais certains travaillent dans l’agriculture à temps partiel. Le problème rural subsiste, comme en témoignent les disparités, mais il a été réduit. Parmi les centaines de millions de personnes qui vivent à la campagne, il y a beaucoup de « rurbains ».

Enfin, il existe une élite technique, intellectuelle, scientifique, importante. Plusieurs centaines de milliers d’étudiants par an reviennent chaque année des Etats-Unis, d’Europe. Un million de Taïwanais, cadres d’entreprises sino-taïwanaises, circulent à travers le pays. Les échanges sont constants. Une véritable mutation entraîne une ouverture réelle de la perception chinoise du monde.

Le troisième point, la plasticité du système politique, est plus important encore. J’avoue que je n’y croyais pas. Il faut observer en permanence les changements qui surviennent en Chine en veillant à ne pas voir la réalité d’aujourd’hui à travers le prisme de nos désirs ou du passé.

Après Tien An Men, le régime était à genoux. Si, à ce moment-là, les sanctions et les pressions internationales avaient fonctionné comme il était prévu qu’elles fonctionnassent, peut-être aurait-il été possible de faire basculer un régime privé de leader et qui doutait de lui-même, face à d’immenses fractures dans la population et à un environnement international quasi unanime (pendant les événements de Tien An Men, Gorbatchev, présent à Pékin, faisait pression dans le même sens que les Occidentaux pour essayer de faire bouger le régime chinois).

Ce n’est certainement pas le cas aujourd’hui. Après deux ou trois ans de flottement la Chine s’est réorganisée dans le système politique en place depuis 1949. Elle a complètement modifié certaines de ses bases idéologiques. La référence au marxisme-léninisme est devenue une référence de peinture : l’élargissement de la base du Parti, le recours à ce qu’on a appelé les trois représentativités, l’économie socialiste de marché et surtout le recrutement systématique de toutes les élites dans le Parti pour des raisons pragmatiques, sans aucun a priori idéologique, ont permis à la direction chinoise de survivre, d’élargir sa base en assouplissant ses références idéologiques, et de devenir un système assez dépolitisé qu’on hésite à qualifier de léniniste (sauf, peut-être dans les méthodes), un système de parti unique que je crois aujourd’hui assez solide à travers ses mutations.

Ces mutations ont été aussi des mutations de générations : troisième génération avec Jiang Zemin, « pape » de transition qui a fait énormément pour ouvrir la Chine sur l’international et réaliser un certain nombre de réformes politiques et économiques internes, quatrième génération avec Hu Jintao, la cinquième se prépare pour 2013, on y voit déjà un certain nombre de gens prêts à élargir à la fois la base idéologique et la base sociologique du pays de façon à rendre cette direction encore plus acceptable, à défaut d’être populaire.

Quatrième point : la réussite de l’insertion internationale.
La Chine, il y a dix ou quinze ans, était considérée comme un acteur difficile des relations internationales. Lors de la Conférence sur le Cambodge, je m’étais servi du fait que la Chine était pestiférée, après Tien An Men, pour la faire venir à cette conférence et lui faire progressivement lâcher les Khmers rouges pour participer à un jeu international – ce qu’elle a fait particulièrement bien parce qu’elle avait besoin d’une réputation internationale qu’elle avait complètement perdue. Aujourd’hui, la Chine est un acteur majeur. Qu’il s’agisse de la Corée, de la Birmanie, de l’Iran, du Darfour… on n’imagine pas une solution sans les Chinois. La Chine en tire évidemment un élément de puissance et de suffisance. De plus, elle a aujourd’hui des options : l’option américaine, l’option russe (dont elle joue beaucoup en ce moment), l’option japonaise, l’option indienne. Tout ceci donne aux autorités chinoises le sentiment d’une certaine solidité et aux Chinois dans leur ensemble, y compris dans les couches profondes de la population, un vrai sentiment de fierté qu’on néglige en France, les péripéties récentes l’ont montré.

« La France et l’Europe vues de Chine » serait un sujet intéressant pour un prochain colloque, Monsieur le ministre : quand on se promène en Chine, on entend fréquemment des réflexions sur le fait que les Européens ne travaillent pas, qu’ils sont frileux, protectionnistes, antichinois et surtout, nous dit-on, les Européens n’acceptent pas de voir la Chine émerger comme un grand pays. L’image qu’eux-mêmes ont maintenant de leur pays est peut-être un peu arrogante mais en tout cas, ils en sont très fiers.

Qu’est-ce qui peut altérer ce mécanisme, dans les années qui viennent?

Il y a un certain nombre de freins, de tensions, de pressions, d’interrogations.

Les freins sont internes. Le processus de développement comporte en lui-même un certain nombre de blocages.
La Chine va dans le mur du point de vue de l’environnement. Dans les années qui viennent, elle va être obligée de corriger très nettement sa pratique en matière d’environnement (elle a déjà sorti un plan un peu théorique pour 2001-2005, le suivant sera plus ambitieux). L’examen de l’OCDE en 2006 a clairement montré la situation : 60% des districts ruraux n’ont pas accès à l’eau potable, 50% des nappes phréatiques sont polluées, 700 000 morts par an sont imputables à la pollution, les agglomérations les plus polluées du monde sont chinoises : 338 grandes villes de Chine ont un grave problème en matière d’environnement. Cette pollution est perceptible en Chine, pour peu qu’on ait de légères difficultés respiratoires. Dès la fin des JO paralympiques, Pékin va retrouver la pollution. Depuis la tour de la Télévision, on ne voit pas Pékin, effacée derrière la pollution. Le problème de la pollution en Chine est un problème majeur.

Le deuxième blocage réside dans l’énergie et les matières premières. La Chine a touché le fond du problème en matière d’énergie. Deuxième importateur de pétrole, elle provoque la hausse des cours. La production de la plupart des matières premières dont elle est elle-même productrice augmente de 6% à 7% par an tandis que sa consommation croît de 15%, d’où la nécessité du recours au marché mondial entraînant la hausse des cours : la mécanique a été décrite tout à l’heure par un des précédents orateurs.
Il y a aussi les limites physiques au développement de la consommation. 10.000 voitures supplémentaires par jour circulent dans le grand Pékin. On n’imagine pas, dans les années à venir, une excroissance de la consommation – des voitures en particulier – sans que la Chine s’interroge à nouveau sur la capacité des infrastructures dont elle dispose.
Ce sont là les freins naturels.

Les tensions sont d’abord celles de l’inflation. 10% sur les produits alimentaires. Il faut se promener sur un marché à Pékin pour voir les échauffourées provoquées par les annonces des prix des poivrons ou des choux. Le conflit oppose les paysans qui veulent une juste rémunération de leur travail, surtout quand la terre cultivable devient de plus en plus exiguë, et les habitants des villes qui voient les prix alimentaires monter à toute allure.

Les écarts de croissance sont importants entre le secteur industriel, qui croît de près de 13% par an, et le secteur agricole, qui croît de 3% à 4%.
Les écarts sont encore plus grands entre les milieux financiers et les milieux industriels, les intellectuels et les cadres du parti, les membres de gouvernement.

Tension aussi avec les migrants. Au moment des Jeux olympiques on a essayé de cacher le problème et de renvoyer dans les campagnes quelques dizaines de millions de migrants. Ils reviennent ; ils représentent un poids sociologique très important dans certaines instances du Parti et de l’Etat. Le phénomène de la migration vers les villes de dizaines de milliers d’habitants est tout à fait impressionnant.

Des tensions concernent aussi l’armée : l’un des phénomènes les plus positifs des dix dernières années a été pour le Parti le fait de remettre l’armée à sa place. Une hypothèque, l’ombre portée de l’armée pesait sur la vie politique, au moins depuis Tien An Men. L’armée avait en même temps un poids très important dans le domaine économique, notamment sur le commerce des armes. On a payé, on a ramené l’armée dans les casernes, on a réduit les effectifs mais on la paye mieux. Même si on voit encore de nombreux uniformes dans les réunions du Parti ou de l’Assemblée nationale, l’armée est aujourd’hui reléguée en marge de l’échiquier politique et, comme les autres catégories, elle profite de la situation d’expansion économique et de stabilité politique que le régime lui procure. Mais l’armée a un certain nombre d’exigences, sur Taiwan, sur l’Inde, sur les relations avec un certain nombre de pays, surtout vis-à-vis du Japon. L’armée peut dicter sa loi et pour la calmer, la politique consiste notamment à augmenter les dépenses militaires en proportion de celles du Japon, selon un cercle vicieux. C’est pour l’armée un point de focalisation, peut-être une source de tension future entre l’armée et le pouvoir politique.

Le dernier élément de tension est l’apparition d’un phénomène de nationalisme que certains observateurs appellent les « nouveaux boxers ». Les incidents qui ont eu lieu en France à propos du Tibet les ont irrités. Partout en Chine – et ce n’est pas à l’instigation du pouvoir – on observe une poussée nationaliste – née de la fierté des succès économiques et politiques – dans une partie de l’opinion, en particulier dans la jeunesse.

La Chine subit des pressions qui la poussent à prendre des décisions qui vont modifier, qu’elle le veuille ou non, la donne de son miracle économique. La tendance de la Chine est toujours de céder au plus fort, en l’occurrence les Etats-Unis. Elle a donc fait un effort modeste mais réel pour ajuster le yuan par rapport au dollar. Cela n’a guère servi les Européens compte tenu du décalage entre l’euro et le dollar. A l’inverse, la Chine est soucieuse aujourd’hui de sa compétitivité vis-à-vis de l’Asie du Sud-est. Adidas, par exemple, a considéré que la Chine n’était plus un lieu d’investissement suffisamment compétitif. Le yuan sera un élément du dialogue avec les Européens.

La Chine est donc sensible aux pressions. Guidée par le seul souci de son intérêt, elle ne cède que contrainte et forcée.
Après avoir participé à la Conférence de Bali, elle se voit obligée d’édicter des règles en matière d’environnement (la réalité reste à vérifier). Une grande partie du rapport de l’OCDE est consacrée à la manière dont la Chine applique ses propres lois en matière d’environnement. On sait qu’en jouant de sa décentralisation et de l’absence d’obéissance des acteurs économiques, la Chine a quand même tendance à traîner les pieds en matière d’environnement.

La propriété industrielle est la demande constante de tous ses grands partenaires, c’est une des pressions majeures qu’exercent les Etats-Unis et l’Europe dans le cadre de l’OMC. Dans le dialogue bilatéral la Chine va devoir adapter sa pratique en matière de propriété intellectuelle et par là même, perdre un peu de l’avantage de compétitivité que lui ménageait l’attitude extrêmement laxiste qu’elle avait en matière de copie.

La Chine est prête à évoluer dans le domaine des droits de l’homme – elle l’a montré ces dernières années, certes très modérément, en fonction des pressions et de l’habileté avec laquelle celles-ci étaient exercées – sous forme de progrès de l’Etat de droit et d’évolution du cadre législatif. En revanche si les pressions sont exercées de façon ponctuelle et attentatoire à l’idée de l’intégrité nationale (comme ça a été le cas à propos du Tibet, pris comme un sujet en soi, alors que c’est sur l’ensemble du problème des droits de l’homme en Chine qu’il peut y avoir un dialogue avec elle) elles ont beaucoup moins de chances de pouvoir s’exercer.

Le sujet le plus important concerne les interrogations.
Il y a eu une grave interrogation au cœur du régime chinois. Si le régime paraît solide, s’il a élargi sa base, consolidé son assise, on sent qu’il s’interroge sur sa légitimité : Pourquoi sommes-nous là ? Nous ne véhiculons plus, sinon à très long terme, l’idée du socialisme. Nous faisons reposer l’appréciation de notre performance sur les seuls succès économiques. Pourquoi cette équipe autogérée ? A cette interrogation sur la légitimité s’ajoute la peur de porter l’héritage du passé. Comment passer d’une justification par la dictature du prolétariat à autre chose ? La façon dont la Chine gère le souvenir de Tien An Men est tout à fait impressionnante : Tien An Men a disparu, on n’approuve ni ne réprouve, on ne réapprécie pas, il ne faut pas en parler. Même dans les conversations privées, le temps qui passe, l’actualisation de l’image réduit de plus en plus le nombre de personnes qui se souviennent de Tien An Men et qui acceptent d’en parler.

La Chine s’interroge aussi sur le problème de la bonne adéquation entre le centre et la décentralisation. Ce pays immense, qui a connu le centralisme démocratique, sait aujourd’hui qu’une certaine décentralisation, une certaine souplesse sont nécessaires. Ceci a été bien géré dans le domaine économique avec les zones spéciales qui se sont étendues par la suite. Peut-on aujourd’hui laisser un certain nombre d’expériences concurrentes se faire entre les provinces, sans aller vers l’éclatement ? C’est un débat qui court à l’intérieur de la direction du pays.

De même la Chine est parfaitement consciente du fait qu’elle n’a pas encore trouvé la bonne solution au problème de la diversité ethnique. On ne peut le résoudre en colonisant le Tibet et le Xinjiang afin que les Hans y deviennent majoritaires. Il faut trouver une forme d’expression dans le système politique de l’identité culturelle des populations diverses (d’ailleurs toujours photographiées en costumes traditionnels lors des grandes manifestations).

Quelle peut être la synthèse entre ces facteurs de solidité, de dynamisme et ces difficultés, ces incertitudes, voire ces éléments de tensions ?

D’ici 2020, on peut prévoir pour la Chine un avenir sans rupture mais avec des variantes sur le choix desquelles nous pouvons, dans une certaine mesure, agir.
Je pense que la rupture violente est improbable.

On joue, dans certains séminaires auxquels j’ai parfois participé, à envisager des hypothèses extrêmes. Peut-on envisager le renversement du régime actuel et le surgissement soudain de la démocratie ? J’ai évoqué les interrogations qu’on pouvait avoir au lendemain de 1989. J’ai des contacts fréquents avec de nombreux dissidents chinois que j’ai aidés à s’implanter en Europe et aux Etats-Unis après Tien An Men, je vois aussi ceux qui continuent à sortir de Chine. On n’aperçoit aujourd’hui nulle pression pour un changement brutal en direction de la démocratie. La revendication n’existe pas, il n’y a pas de dissidence organisée. Si des avocats, des syndicalistes combattent pour l’amélioration de l’Etat de droit et, dans certains cas, essayent d’organiser des mouvements protestataires, ce n’est pas de là que vient la vraie contestation.

Les seules contestations qui ébranlent le régime sont celle des sociétés secrètes.
Un mouvement que certains voient comme une réédition du phénomène des boxers, le Falun Gong organise, à partir d’une école de gymnastique, des groupes qui pourraient devenir des groupes protestataires.

Il y a d’autre part ce qu’on appelle les mouvements spontanés. Au cours de l’année écoulée, 70 000 manifestations violentes ont provoqué des morts dans les districts (sont enregistrées celles qui intéressent plus de cent personnes et prennent un caractère violent). Il arrive qu’elles parviennent à attirer l’attention de la presse occidentale.

C’est plutôt dans ce genre de protestations que le régime voit des risques de déstabilisation mais le mouvement démocratique en Chine est aujourd’hui pour le moins assoupi.
Le deuxième risque évoqué par certains scénarios est celui d’un raidissement autoritaire, voire de fascisme chinois, à travers la conjonction entre un mouvement de jeunes boxers et une armée insatisfaite, peut-être avec l’addition des sectes. Ceci me semble rester une option d’école.
Le troisième scénario de rupture est celui de l’explosion. Un certain nombre de provinces commenceraient à jouer leur identité propre. J’ai dit tout à l’heure que c’était l’un des débats au centre : décentraliser au maximum sans jamais aller jusqu’à permettre à des identités régionales de se recréer. On n’en est pas aux seigneurs de la guerre et on ne veut pas y revenir.

Si la rupture semble improbable, une inflexion est nécessaire. La Chine sait qu’elle va avoir au cours des mois et des années à venir des problèmes importants. Sa dépendance à l’égard de l’international est trop forte. Ses blocages vis-à-vis de l’environnement et de l’énergie vont lui poser des problèmes de réajustements : elle va être obligée de remonter elle-même le prix de l’eau et de l’électricité. La main d’œuvre est de plus en plus chère. La population vieillit : en 2030, trois cent soixante millions de Chinois auront plus de soixante-cinq ans. Un ajustement politique est donc nécessaire.

Sur le plan social, le plus grave problème est la corruption. C’est un élément majeur d’insatisfaction dans tout le pays. On observe une dualité étonnante dans l’opinion, favorable à un système qui a rendu les Chinois prospères et forts mais qui distingue le bon et le mauvais mandarin. Or, dans la tradition impériale il faut pouvoir couper la tête du mauvais mandarin et obtenir que l’empereur nomme un bon mandarin. Cette contestation justifie quelques manifestations violentes.

Je conclus de ces observations que les années qui viennent connaîtront non une rupture mais des secousses et des divergences. A l’intérieur des groupes qui composent la direction chinoise, en particulier à l’intérieur du petit groupe (neuf membres) du comité permanent du bureau politique (en fait le noyau dirigeant de la Chine), des divergences s’expriment quant à la manière de réagir à ces aspirations qui se développent dans la population. Dans les trois ou quatre années qui viennent, le débat va se développer en fonction des événements.

Le succès des Jeux olympiques sert la tendance de l’ouverture : le responsable principal des JO – qui était, lors du dernier congrès, l’un des tenants d’une ouverture plus grande du système politique – va en sortir renforcé.

Un autre événement majeur a été le tremblement de terre du Sichuan qui a secoué également la direction chinoise ; en témoignent la façon dont on a géré cet événement, l’ouverture, la médiatisation, l’appel à l’aide étrangère mais aussi l’analyse des fautes dans le traitement de cette crise. Il est à peu près certain que la direction chinoise savait quelques jours avant qu’un tremblement de terre allait se produire à cet endroit et la rupture s’est faite entre ceux qui voulaient l’annoncer dans un esprit d’ouverture encore plus grand et ceux qui, pour ne pas créer la panique, ont préféré envoyer l’armée tout en cachant à la population la probabilité d’une secousse. Un événement de ce genre peut être, au cours des années qui viennent, un élément qui accusera et accentuera les divisions internes de la Chine et, peut-être, favorisera sa plus grande ouverture.

Que pouvons-nous faire ?

Je suis convaincu que la Chine est très peu sensible aux pressions extérieures. Le fait que ces pressions s’exercent d’une façon qui lui pose des problèmes de face et apparaissent comme des ingérences dans son vif débat intérieur ont plutôt pour effet de la crisper, de jouer en faveur des plus conservateurs. Sur la période de quarante ans que j’ai connue, la politique chinoise à l’égard du Tibet a toujours été plus agréable pour les Tibétains lorsqu’il y avait une direction libérale à Pékin. En revanche, quand on isolait le problème tibétain, on durcissait l’équipe dirigeante au niveau du centre et on accentuait le poids des conservateurs car on touchait alors un problème d’intégrité territoriale sur lequel la Chine, quelle que soit l’orientation politique de ses dirigeants, ne peut pas transiger.

Enfin, j’ai dit à plusieurs reprises que la Chine cède aux pressions extérieures du plus fort – lorsqu’elles sont habilement conduites et ménagent sa face – en concédant l’effort qui lui coûte le moins. Dans l’éventail des partenaires de la Chine, l’Europe apparaît faible, dispersée. Notre message eût été plus efficace si les deux ou trois plus grands partenaires européens de la Chine avaient parlé d’une seule voix. Sinon, l’avenir de la Chine sera décidé par la Russie, les Etats-Unis et le Japon.

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