Le Japon, ex « number one »

Intervention de Jean-Marie Bouissou, Directeur de recherches à Sciences Po, au colloque du 8 septembre 2008, L’Asie vue d’Europe.

Dans les années 80, tout ce qui s’écrivait sur le Japon présentait un pays à la conquête de la planète : le Japon allait manger tout cru le reste du monde ; on ne représentait jamais le Japon autrement que sous forme de samouraï, de sumo.

Je me souviens de certaines couvertures montrant un Japon sumo tenant la planète à pleins bras. C’était l’époque où le nikkei avait quadruplé en l’espace de cinq ans, de 1985 à 1990, passant de 10 000 à 40 000. C’était aussi l’époque où l’on cognait sur le Japon (Japan bashing). Puis, en 1990, la bulle japonaise a éclaté : une crise de quinze ans commençait. Le Japon n’a commencé à sortir la tête de l’eau qu’à partir de 2004 – 2005. De 1998 à 2003, il avait connu cinq années entières de récession et de déflation, conjoncture particulièrement dramatique – comme tous les économistes le savent – dont la conséquence est qu’aujourd’hui le Japon semble ne plus beaucoup compter : on est passé du Japan bashing au Japan passing (oublier le Japon).

Tous les yeux sont tournés vers la Chine, l’Inde et, dans les écoles de commerce, peu de gens s’intéressent au Japon. Ils ont tort car le Japon d’aujourd’hui revêt certains aspects qui préfigurent ce que sera peut-être l’Europe de demain et connaît des problèmes qui sont aussi les nôtres. Il y a beaucoup à apprendre de ce Japon qui a connu quinze années de crise économique et politique extrêmement sévère : songez qu’en l’espace de quinze ans les exportations agricoles japonaises ont diminué de moitié ; songez que la dette publique cumulée au Japon dépasse aujourd’hui 180% du PIB (à 60% nous crions à la faillite !) ; songez que ce pays a connu, de 1990 à 2000, huit premiers ministres et six majorités différentes. Or, miracle : le Japon tient toujours debout ! Non seulement il tient toujours debout mais il n’est pas fracturé et il est optimiste.

Selon moi, le Japon est un pays qui compte beaucoup et qui ne doit pas être considéré comme un pays en déclin. Certes, en termes relatifs, on peut parler de déclin : en 1990, le Japon représentait presque 16% du PIB mondial, aujourd’hui, c’est moins de 11% ; en 1990 le Japon réalisait 10% des exportations mondiales, aujourd’hui sa part est tombée aux alentours de 6%. Déclin relatif, certes, mais devant l’émergence de géants comme la Chine et l’Inde, toutes les vieilles puissances enregistrent un déclin relatif.

Il faut considérer que le Japon est toujours le premier créditeur du monde. Il a la plus grosse réserve d’épargne privée de la planète : deux années de PIB, soit 12000 milliards de dollars. Il a encore le deuxième PIB du monde. Plus important : ce pays est la deuxième puissance technologique du monde par le nombre des brevets déposés (Canon aux Etats-Unis), nombre qui a doublé pendant les quinze années de crise ! Contrairement à d’autres pays, le Japon n’a pas freiné les investissements en R&D quand la crise s’est profilée, les dépenses de R&D ont été en permanence maintenues à 3% du PIB (record mondial).

Certes la situation économique est fragile : depuis 2005, le Japon oscille entre des moments d’espoir, des débuts de reprise, et des phases de dépression. Actuellement le Japon retourne à la récession, il a enregistré des croissances négatives sur deux trimestres successifs. Le gouvernement a réagi par un Nème plan de relance : ce gouvernement qui semble n’avoir plus d’argent et multiplie les plans de relance et les cadeaux fiscaux. La chute du gouvernement Fukuda la semaine dernière (1) est liée à cette politique.

Le problème économique du Japon est la faiblesse persistante de la demande interne. Cette faiblesse n’est pas imputable à une vague inquiétude sur l’avenir mais à une raison très concrète : le Japon s’est sorti de la crise par de brutales politiques d’ajustements, de profondes réformes structurelles ; les grands perdants des ajustement structurels ont été les revenus du travail : on a diminué les coûts de main d’œuvre. Personne ne s’étonne donc que les ménages dépensent moins.

Les exportations, traditionnellement le deuxième moteur de l’économie japonaise, souffrent aussi de la conjoncture mondiale actuelle.

Les dépenses d’investissement des entreprises (pas moins de 24% ou 25% du PIB) constituent le troisième moteur. Or, les industriels, n’ayant plus de visibilité à long terme, serrent les freins.
Les réformes structurelles sont restées à mi-chemin, le Japon a réagi à la crise par une réforme très considérable du marché du travail mais l’économie japonaise reste encore très fermée aux capitaux internationaux. Le Japon reçoit chaque année 2% ou 3% des flux des IDE mondiaux (infiniment moins que la Belgique). Les capitaux étrangers ne possèdent pas plus de 20% de la capitalisation boursière japonaise (en France, c’est plus de la moitié). Ces indices statistiques montrent que le Japon entend bien ne pas laisser les capitaux étrangers et les fonds de pensions faire la pluie et le beau temps dans son économie. Quelques jugements sont éloquents à cet égard : un investisseur américain qui se plaignait qu’on lui opposât des barrières à la prise de contrôle d’une entreprise avait intenté un procès qu’il avait perdu ; le tribunal japonais motivait sa décision par l’attendu : « Cet investissement n’est pas conforme à l’intérêt social ».

La restructuration a été draconienne. Au Japon, avant le début de la crise, douze grandes banques opéraient à l’échelle nationale ; aujourd’hui il en reste trois. Mais, trop souvent, la restructuration reste à mi-chemin à cause des pesanteurs politiques.

La réforme du changement de modèle a été partiellement effectuée : certains secteurs ont été violement réformés. D’une manière générale la concurrence s’est beaucoup développée, même à l’intérieur de l’archipel ; l’économie est un peu plus ouverte mais par d’autres côtés on garde les bons vieux modèles : la gouvernance d’entreprise reste très traditionnelle. Les actionnaires n’ont leur mot à dire que dans fort peu d’entreprises. Des systèmes de participations croisées très bien élaborés subsistent, c’est une des raisons pour lesquelles les capitaux étrangers ne se précipitent pas.

Sur quoi parie le Japon, à part la conservation d’au moins la moitié de son modèle, pour rebondir ?
D’abord, le Japon entend bien rester une puissance industrielle. Si la part de l’industrie a diminué, elle représente encore un peu plus de 23%, ce qui fait du Japon une exception parmi les grands pays développés. Aujourd’hui encore, on construit des unités de production, dans l’électronique, dans l’automobile, on construit des usines, on ne les ferme pas. Pourtant la Chine, l’atelier du monde, est à leur porte.

Les Japonais parient sur l’innovation technologique : ils pensent qu’ils pourront garder une puissance industrielle tant qu’ils maintiendront cinq ou six ans d’avance technologique sur la Chine. C’est pourquoi ils ont fait du développement technologique l’axe de leur économie. Ceci repose sur une idée assez simple : dans le processus de création d’un produit, ceux qui gagnent de l’argent sont ceux qui le conçoivent, ceux qui le développent puis ceux qui assurent le service après-vente. Ceux qui en gagnent le moins sont ceux qui le fabriquent. Les Japonais rêvent d’être toujours dans la position de ceux qui vont concevoir et développer les produits, éventuellement les faire fabriquer par les Chinois, puis les commercialiser eux-mêmes.

Les Japonais ont également une force de frappe financière considérable. Les revenus des capitaux extérieurs représentent une source importante de la richesse nationale.
Ils n’ont pas renoncé à la politique industrielle : les objectifs sont définis par l’Etat, assortis de moyens. Ils savent exactement quels secteurs ils veulent développer dans l’avenir et comment ils veulent les développer.

De ce point de vue, même économiquement, on aurait grand tort d’oublier le Japon.

Un deuxième aspect extrêmement intéressant dans le Japon d’aujourd’hui, c’est la société.
Une société qui a encaissé quinze années de crise profonde.
Une société à qui on a imposé un changement du contrat social. Exemple classique : le marché du travail était très sécurisant avec le fameux emploi à vie. La règle était qu’on entrait dans une entreprise et qu’on y restait à vie, qu’on fût ou non « employé à vie ». Aujourd’hui, un tiers des emplois sont précaires (à temps partiel, c’est-à-dire trente-cinq heures par semaine). Un bon tiers des salariés ne bénéficient d’aucune garantie de l’emploi et gagnent, à travail équivalent, environ 40% de moins que ceux qui bénéficient de ce que nous appelons un CDI. Cette précarité et cette relative dévalorisation du travail sont tout à fait nouvelles.

La donnée la plus importante dans la problématique de la puissance du Japon au XXIe siècle est la démographie. Le Japon est un cas d’école qu’il faut observer de très près. Le Japon perd de la population et vieillit massivement. Aujourd’hui, le taux de fécondité est de 1,3. Certains pays d’Europe ne font pas mieux mais l’Europe bénéficie de l’immigration tandis que le solde migratoire du Japon (très fermé à l’immigration) est, certaines années, négatif. Sans l’apport de l’immigration, le Japon perd de la population depuis trois ans mais la population active diminue depuis dix ans. En 2025 le Japon comptera 10 millions d’habitants de moins qu’aujourd’hui, le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans aura augmenté de18 millions ; les plus de 75 ans représenteront 30% de la population ; les moins de quinze ans seront moins nombreux (- 5,5 millions), ils représenteront moins de 10% de la population. La population active ne représentera pas plus de 60% de la population totale mais plus de la moitié de cette population active aura plus de 50 ans ! Les projections démographiques, à cette échelle, sont exactes (le seul changement qui pourrait intervenir serait une forte – et improbable – reprise de la natalité). Les Japonais nous rétorquent que nous connaîtrons la même situation en 2040.

Que vont faire les Japonais ?
Etrangement, ils ne paniquent pas. C’est un sujet d’angoisse nationale mais aucune politique efficace n’a été décidée. La solution de l’immigration, pourtant évidente, n’est pas prioritaire. Les Japonais prévoient de développer l’emploi féminin en octroyant aux femmes des conditions enfin décentes dans leur carrière professionnelle. Ils pensent au travail des seniors, jusqu’à 70 ans, voire 75 ans, robotisation aidant. Ces pistes méritent d’être explorées.

Le Japon a pourtant mis en place une politique d’immigration par quotas, par professions, négociée bilatéralement de pays à pays. On négocie avec les Philippines pour 6000 mineurs, 6000 infirmières… on négocie avec les Indiens pour quelques milliers d’informaticiens… [Un rêve de technocrates : des gens qui viendraient pour la durée d’une mission et ne feraient pas souche mais ça ne marche pas comme ça dans la réalité.]

De la réponse qui sera apportée à la question du vieillissement dépend en grande partie l’avenir du Japon en tant que puissance. Comme il s’agit d’une situation à peu près inédite dans l’histoire de l’humanité, on peut développer les hypothèses les plus folles. Toute une école considère que le vieillissement est créateur de nouvelles demandes (qui ne se réduisent pas aux services nécessités par la dépendance). Le vieillissement pourrait être un facteur de dynamisme économique.

Le deuxième problème posé à la société japonaise est celui des inégalités. L’OCDE, en 2005, a évalué le taux de pauvreté au Japon à 15,3% (10,7% en moyenne dans les pays de l’OCDE, le taux japonais étant le plus élevé). Ce phénomène est nouveau : très longtemps le taux de pauvreté japonais a été l’un des plus faibles des pays de l’OCDE. Or, bizarrement, il n’y a pas de fracture sociale.

Les Japonais supportent très mal les inégalités : le fait qu’ils sont un peuple uni, le fait que leur capitalisme est plus humain que les capitalismes occidentaux, où les riches sont modestes, où les écarts de revenus sont faibles ont été au cœur de l’identité nationale japonaise d’après guerre. Cette identité se déchire et les Japonais le vivent très mal. Les élections qui viennent (après la récente démission de Fukuda) vont se jouer en grande partie autour de cette question des inégalités et de la manière de les combattre.

Le troisième problème de la puissance japonaise est un problème psychologique. Cette nation, depuis qu’elle est revenue dans le monde à la fin du XIXe siècle, fonctionne avec des slogans, avec des objectifs nationaux très bien définis : à l’ère Meiji, c’était : « un pays riche et une armée forte », après la défaite c’était « rattraper l’Occident ». Or le rattrapage de l’Occident a été réalisé dans les années 80 puis la crise a montré que ça ne menait à rien. Aujourd’hui, les Japonais se cherchent un but national. Ils ne le trouvent pas : des slogans fusent dans tous les sens (« Le pays le plus écologique du monde », « Une société où chacun pourra développer pleinement son potentiel individuel », « Le beau Japon », « Un pays plein de dignité ») mais l’éclatement du discours montre qu’on ne sait pas où on va. Quand les Japonais auront retrouvé un horizon d’attentes commun, ils seront tout à fait capables de faire preuve de la même énergie qu’ils ont mise à se moderniser à la fin du XIXe siècle, à se reconstruire après leur défaite.
Il y a un point noir : quand on ne sait pas comment rassembler la nation, il reste une recette qui marche depuis la nuit des temps, c’est le bon vieux nationalisme.

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Jean-Marie-Bouissou a publié notamment :
« Le Japon contemporain » éd. Fayard, 2007
« Quand les sumos apprennent à danser. Fin du modèle japonais » éd. Fayard, 2003
« Envers du consensus » Presses de Sciences Po, 1999
« Après la crise, les économies asiatiques face à la mondialisation » (avec Diana Hochraich, Christian Milelli), éd. Karthala, 2003
« Japon le déclin ? », Complexe Eds, 1996
« L’expansion de la puissance japonaise » Complexe Eds, 1992
« Le Japon depuis 1945 » éd. Armand Colin, 1999

1)Yasuo Fukuda, chef du gouvernement japonais depuis septembre 2007 a démissionné de son poste le 1er septembre 2008.

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