Force et fragilité

Intervention de Dominique Moïsi, Conseiller spécial à l’Institut français des relations internationales, au colloque du 16 juin 2008, Où va la société israélienne ?

Merci beaucoup, Monsieur le Président.
J’avoue que c’est la première fois que j’interviens sur ce thème. Il m’arrive de traiter des questions du Moyen-Orient, mais sous l’angle des relations internationales, d’un point de vue strictement géopolitique. N’ayant jamais abordé ce sujet de la société israélienne, je plaide l’amateurisme le plus total dans mes remarques liminaires !

Invité par M. Shimon Pérès aux cérémonies du soixantième anniversaire de l’Etat d’Israël, je pense pouvoir vous faire part de mes impressions beaucoup plus que de mes connaissances ou de mon analyse.

La première chose qui m’a frappé, c’est une certaine « italianisation » d’Israël, dans le sens où un affaiblissement de l’Etat s’y accompagne d’un renforcement de la société civile. Cet état de fait soulève un problème majeur :
Un Etat du Moyen-Orient peut-il se permettre d’évoluer « à l’italienne » ?
Si l’Italie survit très bien comme elle est (encore peut-on se demander si elle survit si bien que cela), c’est parce qu’elle est au cœur de l’Union européenne. Le problème d’Israël, c’est qu’il se trouve au Moyen-Orient et qu’il connaît une évolution étatique peu compatible avec l’exigence que supposerait l’environnement régional.

Ma deuxième surprise a été l’évolution d’Israël, passé en quelques années de ce qu’on aurait appelé hier « Israël inc » (incorporated : l’industrie, la force) à « Israël dot.com «. L’extraordinaire intensité d’énergie, de vie, est à certains égards terrifiante dans son artificialité. On éprouve le sentiment de se trouver dans une sorte de bulle, de cloche à fromage, un peu comme si l’Etat, à tout moment, était prêt à s’envoler, à quitter un environnement par trop décevant pour rejoindre le monde. Quand vous êtes à Tel-Aviv, vous oubliez complètement que quelque part au Nord, il y a le Hezbollah et que quelque part au Sud, il y a le Hamas. En fait l’extérieur a quasiment disparu. Mais l’intensité même de la vie israélienne exprime la présence du danger, la présence de la mort. Le mur – qui est une réussite sur le plan de la sécurité des citoyens israéliens – a relégué l’environnement régional dans une non-existence psychologique qui me paraît à certains égards particulièrement dangereuse.

Si l’on approfondit cette réflexion, on ne peut que constater le renforcement, la consolidation, de la société israélienne. J’aurais tendance à dire, en spécialiste de géopolitique, que si l’armée israélienne a perdu la guerre du Liban en ne la gagnant pas et si le Hezbollah l’a gagnée en ne la perdant pas, la société israélienne a connu au cours des dernières années une double victoire :
En surmontant la deuxième Intifada, elle s’est révélée à elle-même beaucoup plus forte qu’elle ne le pensait. Si les Palestiniens ont terrorisé, ils n’ont pas vaincu le peuple israélien et la société israélienne est sortie plus forte de ce traumatisme qui lui a été imposé.

La mondialisation a été un atout extraordinaire pour Israël. Tom Friedman publiait il y a quelques jours dans le New York Times des chiffres intéressants à propos du Venture capital, attiré par les start-up dans le monde : en tête venaient les Etats-Unis, puis l’Europe, avec 1,53 milliards de dollars et la Chine (719 millions de dollars) immédiatement suivie d’Israël (572 millions de dollars). Un pays de 7 millions d’habitants suit de très près la Chine en termes de Venture capital ! De quoi donner aux Israéliens un sentiment d’exultation.

Lors du colloque qu’organisait à Jérusalem le Président Pérès, tout au long des couloirs de la grande salle de conférences, Binyanei Haouma, s’étalaient des publicités, des présentations de toutes les start up israéliennes qui occupent le premier rang dans le domaine de la médecine, des nanotechnologies… Une sorte de monde s’est créé là avec une énergie, une intensité extrême.

Si on se situe au niveau de l’analyse des émotions, je dirai que cohabitent en Israël aujourd’hui trois émotions majeures :
L’espoir, la réalisation d’un miracle. En l’espace de quinze jours, je suis passé de Varsovie où l’on célébrait le soixante-cinquième anniversaire de l’insurrection du ghetto, à Jérusalem où l’on fêtait le soixantième anniversaire de la création de l’Etat. J’étais à Varsovie à l’invitation du Président polonais parce que, depuis sept ans, à la demande de Jacques Delors, j’enseigne au Collège d’Europe. Ce que j’ai vécu à Varsovie était en quelque sorte une préparation pour ma compréhension de Jérusalem. J’ai assisté dans la capitale polonaise à un concert de gala de l’orchestre philharmonique d’Israël jouant du Beethoven sous la direction de Zubin Metah. Dans la salle de l’Opéra royal de Varsovie j’ai été presque gêné par la présence massive, saisissante, de jeunes soldats israéliens en uniforme, semblant sortir du désert, qui côtoyaient les smokings et les robes du soir de la haute société polonaise. Mais ces soldats étaient la réponse aux centaines de photos qui ornaient l’Opéra royal de Varsovie, les photos d’une société disparue. Les jeunes Juifs morts à Varsovie et ailleurs lors de la Shoah étaient remplacés symboliquement par ces soldats israéliens. A Jérusalem, les enfants morts étaient remplacés par les enfants vivants qui chantaient l’Hatikvah ; le Président Pérès avait d’ailleurs mis l’accent sur la présence de ces enfants.

C’est l’aspect du « miracle » et de l’espoir. Je compare cet espoir à la Huitième symphonie de Schubert : il est inachevé, il restera inachevé tant qu’à ce miracle de la renaissance d’Israël ne répondra pas la réalité de la création d’un Etat palestinien. Ce miracle inachevé exprime ma conviction profonde.
Au-delà de cet espoir, de cette impression de constituer un Singapour au Moyen-Orient (pour les résultats économiques, mais sans la même sécurité et dans un environnement différent), subsiste incontestablement la présence de la peur, non pas la peur des Palestiniens mais une peur plus abstraite, liée à l’évolution démographique à long terme et une peur beaucoup plus concrète, qui tourne à l’obsession : la peur de l’Iran, la peur que l’Iran ne devienne une puissance nucléaire.

Cette inquiétude permanente dans la société israélienne actuelle est liée à la troisième émotion que je vais décrire : le ressentiment et la présence du passé.

Le sociologue George Friedmann avait écrit en 1966 un livre « Fin du peuple juif ?» (1) qui s’était révélé profondément faux dès sa parution. En effet, la société israélienne est redevenue profondément juive avec la guerre des Six jours et ce phénomène n’a fait que s’amplifier.

Le ressentiment par rapport au passé, le comportement d’Israël par rapport au présent, évoquent un enfant qui, abusé dans son très jeune âge, peut à l’âge adulte se comporter de manière extrêmement brutale. Il y a la trace d’une blessure profonde dans le comportement d’Israël à l’égard des Palestiniens (qui ne serait pas compréhensible autrement). Cette ignorance de l’autre est le produit d’une histoire exceptionnelle. Ce ressentiment par rapport au passé pousse aussi, me semble-t-il, à une lecture particulière du présent et de l’avenir. En privé les Israéliens reconnaissent qu’ils n’acceptent pas même l’hypothèse qu’un régime mû par une idéologie absolue se trouve doté d’une arme absolue et soit « capable de réaliser un deuxième holocauste dans l’espace d’un siècle ».

En conclusion je dirai que cette société israélienne m’a paru, au cours de ce dernier voyage, extraordinairement resilient – le mot français résilience ne traduit pas exactement ce terme qui signifie qu’elle est surprise elle-même de sa force.

Cette société n’a pas le sentiment que « It has never been so good ». Ce serait absurde quand les inégalités sociales s’aggravent, quand la situation politique est caricaturalement catastrophique et quand les Israéliens parlent de leur classe politique, comme le font les Italiens ou les Indiens : une démocratie qui ne fonctionne pas, dont les institutions et les hommes sont complètement inadaptés aux défis de la société israélienne.

Ce contraste de force et de fragilité, cette vie extraordinairement dynamique donnent à qui revient d’Israël, même s’il n’ignore pas les problèmes de la société, l’impression d’avoir vécu avec une extrême intensité pendant quelques temps. Quand on revient en Europe, on a le sentiment qu’il se passe moins de choses, que les problèmes y sont d’une autre nature, mais que la vie en est un peu plus grise.
Je crois vous avoir assez provoqués, volontairement : je ne pensais pas être le premier à parler, je croyais commenter mon ami Jacques Huntzinger et vous m’avez pris de court.
Permettez-moi, Monsieur le Président, de m’arrêter là.

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1) Georges Friedmann « Fin du peuple juif ? », éd.Gallimard, coll. Idées en janvier 2001

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