Les politiques agricoles et la tourmente des marchés mondiaux des matières premières

Intervention prononcée par Lucien Bourgeois, Economiste, Membre de l’Académie d’agriculture, lors de la table-ronde Quelle politique agricole au défi de la crise alimentaire modiale ? du 9 juin 2008.

Merci, Monsieur le Président.
Effectivement, le spectacle offert par les marchés agricoles a complètement changé depuis trois ans. Nous nous étions habitués à une certaine morosité de ces marchés. Les prix baissaient assez constamment et un leitmotiv revenait, en particulier en Europe :
« Mais pourquoi s’obstiner à maintenir une agriculture en Europe alors que le Brésil ne demande qu’à devenir la ferme du monde ? »

Une idée prédominait : Les aides à l’agriculture visaient à rendre les exploitants agricoles plus compétitifs afin qu’à terme cette agriculture restructurée puisse se suffire à elle-même et fournir encore un certain nombre de matières premières. Mais nous allions surtout vers une conception paysagère de l’agriculture visant un environnement protégé, des paysages de qualité, une conception d’enfant gâté que je qualifie volontiers de « politique Marie-Antoinette ».

L’Europe était donc très perplexe par rapport à son domaine agricole. La conscience des dettes que nous avions par rapport à l’après-guerre subsistait, mais à mesure que cette période s’éloignait – le mur de Berlin n’est plus qu’un souvenir – l’agriculture était de plus en plus considérée comme un empêcheur de tourner en rond. Chacun se souvient de la célèbre diatribe de Tony Blair en juin 2005 : L’agriculture coûte à peu près 40% du budget européen, il est inadmissible de continuer à distribuer à l’agriculture cet argent qui serait plus utile à la recherche et aux secteurs de pointe !

L’effervescence qui agitait le marché des matières premières industrielles (hausse fulgurante des prix du cuivre, du pétrole, du manganèse, du cobalt etc.) a longtemps contrasté avec la morosité persistante du secteur des produits agricoles. Mais les observateurs ont été rassurés par la hausse observée depuis quelques années, d’abord sur le maïs, ensuite sur un certain nombre de produits. L’année dernière à pareille époque, l’effervescence sur le maïs se propageait au blé puis aux produits laitiers. Cette hausse des produits laitiers a fait ressurgir le spectre de la pénurie mondiale, suscitant un vent de panique renforcé par les prévisions de croissance démographique (on prévoit un accroissement de deux milliards et demi d’habitants). Je rappelle que la situation alimentaire mondiale est assez mauvaise : huit cent cinquante millions de personnes (selon les chiffres de la FAO) souffrent de la faim, deux milliards souffrent de carences alimentaires préoccupantes et, dans nos pays, l’obésité frappe environ un milliard de personnes. Moins de la moitié des six milliards et demi d’habitants sont dans une situation relativement normal. « La poule au pot tous les dimanches » de notre bon roi Henri IV reste un rêve pour beaucoup de personnes dans le monde qui n’ont pas accès aux protéines animales.

L’augmentation des prix des matières premières alimentaires (expliquée par la démographie mondiale, la météo et la forte demande de nos amis chinois), le risque de pénurie mondiale ont suscité l’idée qu’il fallait augmenter la production par tous les moyens, même et y compris avec les OGM, dans tous les pays où c’était possible. La réalité est à mon avis un peu différente de cette idée un peu passéiste de l’agriculture. Le secteur agroalimentaire est encore extrêmement puissant en France, les IAA (industries agroalimentaires) constituent le premier secteur industriel de notre pays et l’Union européenne reste le premier producteur de blé et de lait du monde. Chose plus souvent ignorée, l’Europe a dépassé les Etats-Unis sur le plan des parts de marché mondial en matière d’agroalimentaire. Ceci n’est pas dû aux aides à l’exportation, celles-ci ont en grande majorité disparu et cette conquête par rapport aux Etats-Unis date de 2006.

La cause, évidente pour un étudiant de première année d’économie, est que l’Europe est beaucoup plus spécialisée que les Etats-Unis sur les produits transformés . Ce n’est pas un hasard si Nestlé est la première firme agroalimentaire du monde. Nestlé est la première firme à avoir bien compris le fonctionnement de l’Europe et de la PAC et si elle a maintenu son siège social en Suisse, c’est parce que les Suisses ont compris qu’ils pouvaient, sans payer les inconvénients de l’Europe, en garder tous les bénéfices (en faisant de la surenchère fiscale pour attirer les sièges sociaux).

Je ne les critique pas : ils ont extrêmement bien utilisé la mécanique qu’était la Politique agricole commune pour assurer leur expansion. On peut dire de façon caricaturale que toutes les entreprises agroalimentaires européennes ont bénéficié, grâce à l’aide du contribuable, d’une matière première de qualité européenne au coût mondial.

Revenons sur la cause de la hausse des prix. J’ai regardé les statistiques du marché du blé, du maïs. Quelle n’a pas été ma surprise de constater que 2007 a vu la récolte la plus importante qu’on ait jamais connue. On nous disait que la moisson avait été mauvaise en Europe et que la sècheresse récurrente en Australie devenait de plus en plus problématique. Certes, la moisson a été difficile en Europe mais grâce aux capacités techniques la production n’en a été que peu affectée (à 5% près, on était dans les mêmes quantités que d’habitude). La sècheresse australienne a joué beaucoup plus mais si l’Australie est un grand pays exportateur (les vingt millions d’habitants ne consomment qu’une faible part des céréales produites) en termes de production, l’Australie produit les bonnes années 2% de la récolte mondiale, moins de 1% les mauvaise années. La production australienne, qui peut atteindre parfois trente-cinq millions de tonnes, ne joue donc qu’à la marge. En 2007, l’accroissement de la production de maïs aux Etats-Unis a été de soixante-dix millions de tonnes : en une année le seul accroissement de leur production fait deux fois la production de l’Australie les bonnes années !

La première chose qui m’avait frappé était donc que la récolte n’avait jamais été aussi importante dans l’histoire, certains pays ayant fait de très bonnes récoltes. Quant aux importations chinoises de blé et de maïs, elles avaient diminué tandis qu’elles augmentaient sur le soja. On aurait pu s’attendre à une flambée des cours sur le soja mais non sur le blé et le maïs. C’est oublier que l’Europe et les Etats-Unis pratiquaient depuis un certain nombre d’années une politique très malthusienne par la baisse des prix qui entraînait une volonté de réduire la production. On a donc essayé, par des mesures de régulation de la production, comme le gel des terres, de diminuer la production dans nos pays. Puis, la diminution des stocks – parce qu’ils coûtaient cher – a donné le signal aux spéculateurs de toute la terre, d’où l’effervescence sur ces marchés.

J’ajoute à cela un élément extrêmement important qui a joué en très peu de temps, c’est la décision du gouvernement américain d’affecter à la production d’éthanol une partie (20% à 30%) de sa production de maïs. Les Etats-Unis produisant la moitié de la récolte mondiale de maïs, c’est 10% à 15% de la production mondiale qui est affectée à un usage non alimentaire. Ce fut la cause des « émeutes de la tortilla » au Mexique il y a presque deux ans. Soixante millions de tonnes (affectées par les Américains à la production d’éthanol), c’est la totalité du marché mondial du maïs. On comprend bien que, si une année donnée, au lieu de fournir du maïs pour les aliments du bétail ou pour les tortillas mexicaines, on en consacre une grande partie à la fabrication d’éthanol, ça pèse beaucoup sur le marché. C’est ce qui s’est passé. On a donc vu une montée fulgurante des cours en 2006 qui s’est calmée un peu en 2007 en raison d’une production importante. Mais on assiste à quelque chose de tout à fait étonnant : le prix du maïs a encore augmenté de 30% depuis le début de cette année alors que la récolte n’a jamais été aussi importante dans l’histoire (environ six cents millions de tonnes au début des années quatre-vingt-dix, sept cent quatre-vingts millions de tonnes aujourd’hui, soit 30% de plus).

Malgré cette production abondante, le prix continue à augmenter parce que les Etats-Unis ont annoncé qu’il fallait passer de soixante millions à cent millions de tonnes (soit 1,5 fois le marché mondial). Nous avons eu la chance d’avoir une récolte exceptionnelle en 2007, que se passera-t-il demain si la récolte est normale, voire insuffisante ?

Le marché des produits laitiers a connu une effervescence qui s’est calmée depuis deux ou trois mois. Les prix du beurre et du lait sont revenus à leur niveau de l’année dernière. Le prix du blé, en baisse rapide, est lui aussi, en train de revenir à son niveau de l’année dernière.

L’effervescence est donc relativement cantonnée au maïs et au soja. Cet oléagineux sert en particulier à la fabrication d’aliments du bétail et il a fait partie des importantes augmentations d’importation de la part de nos amis chinois. La Chine a choisi à peu près la même stratégie que l’Europe mais, avec encore moins de terre disponible par habitant que l’Europe, les Chinois ont choisi d’importer les aliments du bétail : très vigilants sur leur sécurité alimentaire, ils n’importent ni maïs, ni blé pour l’alimentation humaine mais beaucoup de produits pour les aliments du bétail.

Le prix du sucre est inchangé depuis plusieurs années parce que le Brésil, premier producteur de sucre du monde, a des capacités de croissance de sa production qui lui permettent de fournir le marché mondial du sucre tout en faisant de l’éthanol.

Quels éléments peut-on retirer de ces observations ?
Il ne faut pas oublier qu’il n’y a, encore aujourd’hui, que très peu de marchés mondiaux de produits agricoles.
Il existe un marché mondial pour le soja mais il ne concerne que 12% ou13% du blé, un peu moins de maïs, moins encore de riz. Selon mes calculs cette situation est proche de celle de 1914. La mondialisation du blé, du maïs et d’un certain nombre de produits de première nécessité n’a pour ainsi dire pas bougé depuis le début du XXe siècle. Le marché mondial du blé est atone. Les exportations de blé et de maïs sont exactement au même niveau qu’en 1980 alors que dans le même temps la production a crû de 70%. Si le marché mondial du blé et du maïs s’est marginalisé depuis une trentaine d’années, c’est parce que tous les pays sont attentifs à leur sécurité alimentaire. D’une façon générale, ce sont les produits transformés et non les produits bruts qui s’échangent sur les marchés mondiaux, comme je le disais tout à l’heure en comparant l’Union européenne et les Etats-Unis. De ce point de vue, nous avons gagné la bataille.

La dernière chose qu’il faut bien avoir en tête, c’est que la Chine n’a pas attendu les conseils de l’Europe ni ceux des Etats-Unis pour produire. La Chine, depuis longtemps premier producteur mondial de céréales, est devenue aujourd’hui de loin le premier producteur de viande dans le monde. Elle produit autant de viande que les Etats-Unis et l’Europe réunis. Un porc sur deux dans le monde est chinois.

Si l’on ajoute à cela que la Chine est le premier producteur mondial en matière de pisciculture (les Chinois ont transformé beaucoup de rizières en étangs pour l’élevage du poisson), le bilan chinois en termes de protéines animales est tout à fait honorable. Aujourd’hui la ration de viande quotidienne des Chinois atteint la moitié de celle qui est consommée aux Etats-Unis ou en Europe (ce qui doit commencer à alerter leurs médecins !).

J’ajoute à cela que la Chine ne nous a pas attendus non plus pour se diversifier. Par exemple, la production chinoise de fruits et légumes est en train de faire un bond colossal : sachez qu’une pomme sur deux dans le monde est chinoise !

On peut en conclure, me semble-t-il, que la seule justification des politiques agricoles est l’alimentation.
Je plaide personnellement pour que la PAC ne reste pas une politique agricole commune mais devienne une politique alimentaire commune. Ce qui est fondamental, c’est l’alimentation. Il n’y a aucune raison ontologique particulière de favoriser le revenu des agriculteurs plus que celui des cordonniers. En revanche, que ce soit en Europe ou dans un pays en voie de développement, nous avons tous la prétention de vouloir manger trois fois par jour. C’est une contrainte extrêmement prégnante qui justifie que nous ayons une politique relativement adaptée à cet objectif. En disant cela, je plaide pour que la politique agricole soit jugée en fonction de l’intérêt des consommateurs. Je me suis intéressé récemment aux comparaisons entre l’Europe et les Etats-Unis. Il est frappant de constater que si la PAC a beaucoup de défauts, elle a quand même un petit avantage sur la politique américaine – qui, je le rappelle au passage, coûte à peu près aussi cher – c’est qu’elle nous permet d’avoir des prix des produits alimentaires à la consommation qui évoluent beaucoup plus favorablement qu’aux Etats-Unis. Autrement dit, l’inflation sur les produits alimentaires est beaucoup plus préoccupante aux Etats-Unis qu’en Europe et je crois que c’est à mettre à l’actif de la PAC. En effet, quand on regarde les évolutions des prix à la production aux Etats-Unis et en Europe, on s’aperçoit que, sur trente ans, en monnaie constante, les prix ont baissé davantage en Europe qu’aux Etats-Unis et qu’ils ont eu une volatilité beaucoup plus grande aux Etats-Unis, avec des variations allant du simple au double voire au triple.

J’émets l’hypothèse qu’il y a peut-être une relation entre cette moindre volatilité des prix et notre capacité à mobiliser davantage de moyens techniques pour faire baisser les prix. Donc, l’intérêt de la PAC n’est pas d’assurer un revenu à des gens qui jouiraient d’un privilège particulier – surtout quand il s’agit de la Reine d’Angleterre ou du Prince Rainier de Monaco – mais de favoriser la saisie du progrès technique par les agriculteurs en les rassurant sur les aléas de la recherche, en particulier les aléas de prix. J’ai étudié aussi les évolutions dans le secteur laitier. Vous ne pouvez ignorer – on nous le rabâche à longueur de colonnes – que les quotas laitiers sont une absurdité parce qu’ils réduisent l’offre. Or, quand on regarde froidement les choses, on s’aperçoit d’abord que les évolutions de prix ont été à peu près du même ordre, en long terme, aux Etats-Unis et en Europe, que les quotas laitiers n’ont pas empêché la baisse mais régularisé les prix et surtout que l’évolution du prix du yaourt a été beaucoup plus favorable en Europe qu’aux Etats-Unis. Finalement, cette organisation avec quotas a été extrêmement bénéfique, beaucoup plus que la non-organisation américaine.

Quels sont les enjeux pour l’avenir ?

Nous sommes confrontés aujourd’hui plus qu’hier à la nécessité de la sécurité alimentaire. La flambée des prix, on le voit avec les émeutes de la faim, provoque des problèmes de cohésion sociale dans beaucoup de pays. Ceci montre qu’il s’agit d’un problème régalien du plus haut intérêt qu’aucun Etat au monde ne peut ignorer et qu’on ne peut pas confier au marché le soin de réguler l’équilibre entre l’offre et la demande.

Ces problèmes sont d’autant plus importants qu’il va falloir que nous sachions à l’avenir éviter l’exode rural. Toute la construction européenne s’est faite sur un exode rural complètement dominé avec des paysans qui allaient s’employer dans les usines de transformation. Les Chinois, aujourd’hui, malgré leurs 10% de croissance, ne créent pas d’emplois industriels. Ils ont trois cent trente millions d’actifs agricoles sur un peu plus de cent millions d’hectares, un tiers d’hectare par personne. Avec les techniques dont ils disposent ils peuvent facilement passer à un hectare par personne. S’ils le font, deux cents millions d’actifs n’auront plus le moyen de vivre… Ils ont une femme, ils ont des enfants, soit cinq cents millions de personnes qui partiront sur les routes : un tel choc n’est supportable par aucun régime politique. Aujourd’hui, les cinquante millions de paysans qui vivent dans les villes leur posent un problème. Aussi, il est interdit à ces gens d’envoyer leurs enfants à l’école et d’aller à l’hôpital (ils doivent revenir dans leur village s’ils sont malades). L’exode rural reste un problème extrêmement important en Chine, tout comme en Inde, en Indonésie, aux Philippines.

Nous avons pris un tournant de la politique agricole visant à « cultiver le paysage », projet tout à fait honorable et sympathique. Pourtant, j’ai tendance à penser qu’il ne serait pas aberrant qu’on établisse un jour un lien entre la politique agricole et la politique de la santé : la politique de la santé nous coûte très cher, ne pourrait-on pas en baisser les coûts grâce à une politique agricole et alimentaire adaptées ? Ce serait un objectif au moins aussi intéressant que la beauté du paysage.
La construction européenne est un grave problème au regard de l’existence de la PAC. On s’indigne que 40% des dépenses européennes soient consacrées à l’agriculture, c’est faux ! Nous dépensons à peu près la même chose que les Etats-Unis (40% de 1% du PIB = 0,4% du PIB, les Etats-Unis sont à 0,6%), il n’y a là rien de scandaleux.

Mais cela fait apparaître que l’Europe ne consacre que 1% de sa richesse à la politique collective alors que les Etats-Unis en sont à 19% [les Etats-Unis et l’Europe représentent à peu près la même part (21 %) de la richesse mondiale]. On peut se poser quelques questions sur la crédibilité d’une politique européenne de la recherche avec aussi peu de moyens !

Pour en finir avec l’Europe, je voudrais dire que nous sommes confrontés à un problème très particulier. L’Europe à quinze comptait environ six millions d’exploitations agricoles. On pouvait penser que dans une perspective d’une dizaine ou d’une quinzaine d’années, ce chiffre baisserait à trois millions et demi. Les Etats-Unis en ont deux millions : ce chiffre n’évolue plus depuis déjà une dizaine d’années. On aurait pu penser qu’il n’était pas complètement stupide d’adopter la même politique que les Etats-Unis, notre grand modèle. C’est ce que nous avions fait en 1992 pour éviter tout conflit au niveau du GATT. Il est vrai que, quelques années plus tard, ils avaient changé de politique, nous laissant curieusement « orphelins » mais fort heureusement le flirt des Etats-Unis avec une politique agricole guidée par le marché n’a duré que deux ans (entre 1996 et 1998) et ils sont revenus à une politique agricole conforme aux principes de Franklin Roosevelt. Ils viennent de voter une dernière loi agricole, le Farm bill, en parfaite conformité avec ce qu’avait imaginé le grand F.D.Roosevelt en 1933 pour essayer de gérer les conséquences de la crise de 1929 dans le domaine agricole. Grosso modo, on peut dire que les Etats-Unis n’ont guère changé de politique depuis soixante-quinze ans.

L’Europe, constatant que les Américains recherchaient un accrochage sur le marché, en a déduit que c’était « moderne » et a essayé d’envisager un changement de sa politique. Depuis 1992, au hasard des grands sommets, nous recherchons une politique agricole plus axée vers le marché et, en 2003, nous avons inventé cette merveille absolument extraordinaire : le découplage. Selon cette idée, qui peut paraître séduisante, on peut accorder des aides à un agriculteur à condition que ça n’affecte pas son outil de production. Le seul problème, c’est qu’en 2007, les prix du blé, du maïs et du colza ont battu tous les records et c’est précisément aux agriculteurs qui jamais n’avaient bénéficié de prix aussi importants que sont allé toutes les aides tandis que ceux qui en avaient besoin en étaient privés. Les premiers ont apprécié (fromage et dessert, c’est toujours agréable !) mais la PAC, déjà décriée, s’en est trouvée encore décrédibilisée.

Cette politique d’aides directes, avec tous les défauts que je viens d’énumérer, supposait qu’on aurait de moins en moins d’exploitations. Mais l’Europe s’est élargie à des pays dont une forte proportion de la population était encore dans l’agriculture. Nous sommes passés de six millions d’exploitations (Europe des quinze) à quatorze millions (Europe des vingt-sept). Sur ces quatorze millions d’exploitations, sept sont en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie. Ce sont surtout la Pologne et la Roumanie qui posent problème avec des microstructures et un énorme problème d’exode rural. Si on soumet les productions roumaine et polonaise aux mêmes critères que celles du reste de l’Europe, les dégâts seront considérables dans la population active agricole de ces pays qui n’aura pas la possibilité d’aller travailler dans l’industrie. J’ajoute à cela que cette moitié des exploitations, située dans trois pays, produit moins de 10% de la production totale européenne. Il faudra donc une politique pour accompagner ce redoutable défi de l’exode rural.

De même, l’Union européenne, préoccupée par l’élargissement de l’Europe à l’Est, a négligé ses relations avec les pays du pourtour méditerranéen. Or ces pays sont parmi ceux qui auront à l’avenir le plus de difficulté à assurer leur sécurité alimentaire. Le manque cruel d’eau disponible pour l’irrigation et une démographie galopante risquent de rendre difficile l’équilibre alimentaire. Cela concerne environ deux cent cinquante millions d’habitants actuellement et encore plus demain. Si l’on veut stabiliser politiquement cette partie du monde, il faudra trouver des solutions convenables pour éviter les flux migratoires trop importants.

Quelle politique agricole pour l’avenir ?

L’effervescence actuelle sur les marchés des produits agricoles a un certain nombre d’avantages. Elle attire l’attention sur la politique agricole. On s’était habitué à l’idée que l’abondance régnait sur les marchés, que l’Union Européenne pouvait s’approvisionner à bon compte en Amérique du Sud ou en Océanie. Le problème principal était d’accompagner la fin d‘un secteur en lui réservant un avenir dans le soin du paysage et des abords des villes. Bref en utilisant les agriculteurs comme jardiniers de la nature. L’enjeu actuel revient sur la production elle même. L’alimentation des européens revient au centre du débat. Ce n’est toujours pas un problème quantitatif. Les habitants de l’Union Européenne auront toujours la possibilité d’acheter leur nourriture. Mais les crises sanitaires se multiplient. Hier la maladie de la vache folle (ESB), aujourd’hui la maladie de la langue bleue (FCO) et un certain nombre de maladies des céréales (Chrysomèle du maïs …). De plus l’Union Européenne ne peut pas se désintéresser de la production mondiale. La concurrence entre alimentation et énergie pose un problème majeur qu’on ne peut pas résoudre en laissant agir les marchés.

Mais le principal problème révélé par la hausse spectaculaire des prix est l’avenir de notre industrie de transformation agroalimentaire. L’Union Européenne a réussi une remarquable expansion du secteur des Industries agro-alimentaires grâce à une politique de baisse mais surtout de lutte contre la volatilité des prix des produits agricoles grâce à la PAC. Cela a permis à la France et à l’ensemble de l’Union Européenne de gagner la compétition internationale sur les produits alimentaires transformés en particulier contre les Etats-Unis. Si la volatilité des prix actuels se maintient, cela remettra en cause les performances actuelles de ce secteur qui reste le premier secteur industriel en France et dans toute l’Europe.

La PAC a apporté la preuve que l’on pouvait réussir à nourrir cinq cents millions d’habitants à haut pouvoir d’achat sur un territoire agricole deux fois moins doté en terres arables que les Etats-Unis. La crise actuelle montre l’intérêt du maintien d’une politique agricole volontariste en Europe. L’Union Européenne reste en effet encore aujourd’hui le premier producteur mondial de blé et de lait.
La crise actuelle montre que même en Europe, il ne faut pas baisser la garde sur l’alimentation. Il convient donc de redonner à la PAC des objectifs clairs en matière de production agricole.
Quand Tony Blair a fait sa déclaration péremptoire sur la PAC, il semblait traduire un sentiment largement partagé par la majorité des milieux dirigeants européens. A peine deux ans plus tard, la crise sur les marchés des produits agricoles venait apporter un sérieux démenti à cette analyse. Aucun pays dans le monde ne peut se désintéresser de sa sécurité alimentaire. L’Union Européenne comme les USA n’ont pas à craindre la pénurie. Même si les prix augmentent, nous aurons toujours les moyens financiers d’assurer nos approvisionnements mais le risque est grand de devoir le faire au détriment de nombreuses populations pauvres dans le monde. Dans ce domaine, il importe encore plus qu’ailleurs de mettre en place des politiques efficaces pour assurer une production suffisante pour nourrir d’ici quarante ans trois milliards de personnes de plus dans le monde. Cela suppose de mobiliser des moyens et de ne pas les gâcher par des crises récurrentes. Cela nécessite une coordination des politiques agricoles au niveau régional (Pac, Alena, Mercosur…) et au niveau mondial. Aurait on pu faire l’économie de la crise actuelle pour en prendre conscience ? Ce n’est pas sûr. Malheureusement il n’est pas certain que la prise de conscience soit réalisée. Il serait dommage d’attendre plus de catastrophes pour ce faire.

Dernier point, pour relativiser le coût de la politique agricole commune : je me suis livré à un petit calcul pour comparer le coût de la PAC à d’autres coûts de notre société. J’ai constaté qu’en France une dizaine de milliards d’euros sont dépensés en aides directes aux agriculteurs. C’est à peu près ce que coûte aux Français l’assurance de leur logement et de leur automobile (la différence entre les primes d’assurances et les reversements des compagnies d’assurances).

Autre rapprochement d’actualité : en contradiction avec tout ce qu’on raconte sur la concurrence, la France a pratiqué une politique de regroupement de l’offre en matière pétrolière et énergétique : nous n’avons plus qu’une compagnie : Total, qui a racheté Elf. On a pensé qu’un champion national nous permettrait d’assurer notre sécurité énergétique beaucoup mieux que deux entreprises mais je me surprends à penser qu’il y a peut-être un rapport entre le bénéfice de cette grande compagnie (les bénéfices de Total atteignent une douzaine de milliards d’euros tous les ans) et le choix que nous faisons de lui affecter le soin de notre sécurité énergétique. Douze milliards pour la sécurité énergétique, une dizaine de milliards pour la sécurité alimentaire, bientôt onze pour la sécurité de la voiture et du logement, ces dépenses sont équivalentes et je ne suis pas sûr que la répartition des bénéfices de Total soit beaucoup plus égalitaire que la répartition des aides agricoles.

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Vous pouvez également consulter ci-dessous au format PDF le document présenté par Lucien Bourgeois pendant son intervention.

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