La société et l’Etat palestiniens

Intervention de Thierry Roy, conseiller d’Etat, au colloque du 26 mai 2008, Où va la société palestinienne ?

Je ne vais pas parler longtemps parce que la substance est dans les propos des interlocuteurs qui vont me suivre.
Après avoir essayé de restituer les intentions de notre colloque, je traiterai rapidement un des thèmes que j’ai eu l’occasion d’approcher lors de mes déplacements dans les territoires palestiniens : la question de l’Etat.

Jean-Pierre Chevènement vient de le dire, ce colloque est consacré à la société palestinienne aujourd’hui. Un autre colloque, le 16 juin, abordera, « en miroir », le thème de la société israélienne aujourd’hui. L’idée première est de s’intéresser aux bases sociales et « économiques » de la société plutôt qu’aux bases politiques et diplomatiques d’un accord qui paraît introuvable.
Pour s’aventurer sur ces vastes terres, il nous semblait que les exposés devraient appréhender l’ensemble des données économiques, sociales, démographiques concernant aussi bien les territoires occupés que les diasporas, raconter l’histoire et décrire la situation présente, la division du territoire, les tentatives d’amalgame entre les Palestiniens de l’extérieur et ceux de l’intérieur. Tout cela pourrait être cherché dans les littératures officielles produites par d’innombrables organisations internationales, les « bailleurs » (depuis longtemps pour les Nations unies, depuis 1993 pour la Banque mondiale quand fut créé un fonds pour le financement de l’Autorité palestinienne) mais aussi dans les témoignages. Nous pensions notamment au témoignage d’Elias Sanbar qui connaît si bien toute les diasporas palestiniennes et a restitué cela dans son très bel ouvrage Les figures du Palestinien (1) que nous avons pu lire en 2004.

En même temps, nous pensions devoir nous intéresser à l’expression idéologique et politique de cette société, ce qui ouvrait beaucoup de sujets. Il faudrait notamment s’interroger sur les continuités ou les discontinuités entre le Fatah et le Hamas – pour parler court – au moment où on commence à entendre l’appel au dialogue avec le Hamas (deux ans après la victoire électorale de celui-ci aux élections de 2006 !).
Nous voulions pour cela nous donner le luxe de la diversité de points de vue :
Celui des responsables officiels d’abord :
Nous pensions à l’ambassadeur de la Palestine, il est là ! Merci, Hind Khoury.
Nous pensions à l’ambassadeur de la Palestine auprès de l’UNESCO, c’est Elias Sanbar.
Nous pensions faire témoigner le responsable d’une ONG, c’est Raji Sourani. Ceux d’entre vous qui sont allés à Gaza le connaissent. Après avoir dirigé le Centre palestinien des droits de l’homme pendant plus de vingt ans à Gaza, il vient de rejoindre Le Caire. Pour l’avoir connu à Gaza, je crois que son point de vue qui n’est pas officiel mais indépendant, pouvait contribuer beaucoup à cette réflexion.
Et puis, bien entendu, nous avons consulté les meilleurs chercheurs sur les sujets palestiniens, ils sont à la tribune, je les remercie.
Nous pensions aussi à une diversité de points de vue politiques, espérant réunir aussi bien des responsables ou des familiers du Fatah que des connaisseurs du Hamas ou des indépendants, S. Abdel Jawad pouvant éventuellement constituer cette figure-là.
Nous n’avons pas pu tout à fait réaliser ce programme idéal en raison de difficultés consulaires : on ne fait pas venir un Palestinien à Paris aussi aisément que des ressortissants d’autres pays. Mais je crois que nous avons tout de même la matière pour travailler.

Sur le fond du sujet, sans prendre trop de temps dans ce moment introductif, je voudrais dire quelques mots sur un aspect qui sans être forcément central est permanent : c’est le thème de l’Etat, en rapport avec la société.

Ce thème, dans la société palestinienne, est devenu très emblématique.
La lutte palestinienne a fait du thème de l’Etat palestinien, après 1967, une revendication centrale, qui s’inscrit dans la stratégie d’émancipation par rapport aux voisins arabes qu’a incarné Yasser Arafat. 1988 à Alger : affirmation de l’indépendance de l’Etat palestinien.
La communauté internationale a, corrélativement, privilégié ce thème, à partir du moment où elle a identifié un « conflit israélo-palestinien ». Lorsque l’OLP est admise à l’ONU comme observateur, c’est à l’instar d’autres « mouvements de libération nationale », vus comme la préfiguration d’un Etat. Dans les chancelleries diplomatiques, mais aussi au sein d’ONG comme celle qu’a animée à Gaza Raji Sourani pendant plus de vingt ans, on ne compte pas les études et réflexions, appliquées à la Palestine, sur les éléments constitutifs d’un Etat en droit international public (une population, un territoire, un gouvernement), avec en arrière-plan la question d’une éventuelle reconnaissance. La négociation d’Oslo a eu comme principal effet, sinon comme unique objet, de créer l’Autorité palestinienne comme étape vers un Etat.

Aujourd’hui, symétriquement, c’est la ruine de cet embryon d’Etat qui retient l’attention.
Assez vite, la communauté internationale a reconnu les difficultés de cet avènement, qui doivent peu au clivage tant redouté entre Palestiniens de l’intérieur et Palestiniens de l’extérieur. Un des rapports les plus complets sur le sujet : celui de l’Independent Task Force constituée en 1998 par l’Union Européenne et la Norvège et présidée par M. Rocard, sur le besoin de renforcement des institutions palestiniennes.
Les critiques se sont ensuite multipliées, venues de l’intérieur des territoires comme des bailleurs internationaux, contre ce qui apparaissait parfois comme l’appropriation de ces institutions par l’un ou l’autre des clans dirigeants au sein de la société palestinienne, voire la corruption liée à la gestion de l’aide internationale et à sa place dans l’économie palestinienne. Le symptôme le plus visible de ces difficultés à exercer les fonctions d’un Etat a été l’incapacité, soulignée dans un des articles de Jean-François Legrain, à unifier les forces de sécurité issues des diverses factions de la lutte palestinienne.
On en est arrivé aujourd’hui à la destruction des institutions d’Oslo, après les élections législatives gagnées par le Hamas en janvier 2006. Les coups de force contre le gouvernement issu de ces élections se sont succédés, à propos de la nomination du ministre de l’intérieur, de l’étendue des compétences gouvernementales, ou de tentatives de recours à référendum. Sans parler de l’arrestation de nombre des nouveaux parlementaires ou ministres par les forces d’occupation.
La société palestinienne, à l’intérieur comme à l’extérieur, est constamment traversée par la question de l’Etat palestinien, ce qui en fait un thème emblématique.

Pourtant, il me semble à certains égards que ce thème est en partie trompeur.
Peut-être les personnes présentes à cette table opineront-elles différemment mais ce thème me paraît trompeur en raison de liaisons qui ne se font pas.
En effet, deux discordances doivent être observées, propres à la Palestine et à son histoire.
Entre Etat et services publics. La société palestinienne a connu une longue histoire sans Etat, ou avec un Etat très lointain (l’Etat ottoman, l’Etat jordanien avant la « rupture des liens ») voire un Etat étranger ou occupant. Les services publics s’y sont constitués pour une part essentielle hors de ces structures étatiques : réseaux associatifs d’écoles ou d’hôpitaux, y compris dans la période récente ceux gérés par le Hamas dont va parler Khaled Hroub ; réseaux créés pour l’accueil des réfugiés dans les camps par l’UNRWWA.
Après les accords d’Oslo, cette réalité a placé la Palestine devant un conflit de légitimités. Les ministres de l’Autorité palestinienne, dépourvus de services, auraient bien constitué la substance de leurs ministères en y intégrant plus ou moins étroitement les associations gérant ces services : la loi sur les associations, sur le contrôle des associations, a donné lieu à un vrai débat. D’où aucune fusion n’est sortie, bien entendu.

Entre Etat et souveraineté. Dans la société internationale, il n’y a d’Etat que souverain, caractère que n’a pas l’Autorité palestinienne. Aussi bien, ce qui est au cœur de la revendication de la société palestinienne, de sa diaspora comme dans les territoires, c’est la souveraineté du peuple palestinien, et ce qui incarne cette souveraineté, ce ne sont pas les institutions étatiques ; c’était historiquement l’OLP, non le président et le parlement de l’Autorité palestinienne. C’était très perceptible en 1996 après l’élection de la première assemblée politique élue des territoires palestiniens, qui à aucun moment ne s’est regardée comme expression de la souveraineté du peuple, habilitée par exemple à élaborer une constitution en bravant les limites des accords d’Oslo. On le sent bien encore aujourd’hui, alors que la revendication palestinienne de souveraineté semble se tourner davantage vers les acteurs qui lui paraissent pouvoir l’incarner face aux Israéliens comme le Hezbollah libanais.
Les Palestiniens, notamment ceux qui soutiennent le Hamas, regardent beaucoup plus de ce côté-là que du côté de ce qui reste d’un gouvernement palestinien.
C’est une question qui me paraît de l’ordre de ces rapports particuliers entre l’Etat et la société en Palestine.

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1) Elias Sanbar, Les figures du Palestinien, Gallimard, 2004

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