Interventions prononcées au colloque du 17 mars 2008, Le commerce extérieur allemand : l’Allemagne au sommet de l’Europe ?

Jean-Pierre Chevènement
Nous vous remercions, Monsieur le Président, d’avoir bousculé nos idées toutes faites. Nous ne nous concevons pas comme étant à l’école du journalisme mais plutôt comme un « institut de désintoxication ». Bref, nous essayons de penser par nous-mêmes. C’est la vocation d’une fondation consacrée à la recherche. Vous nous avez jetés dans des doutes aussi profonds que bénéfiques puisque nous privilégions naturellement le « doute méthodique ».

Comment ne pas adhérer à ce que vous venez de dire sur la différence entre l’économie interne et l’économie externe ?
Il est vrai que les entreprises françaises emploient plus de cinq millions de personnes à l’étranger, leur chiffre d’affaire à l’étranger est une fois et demie supérieur à nos exportations. Je tiens ces chiffres d’une récente conférence de presse de Monsieur Novelli. Je n’ai pas de raison de les mettre en doute : il a, en principe, de bonnes sources.
On observe effectivement une certaine déconnexion entre les entreprises et les territoires. Nous l’avions étudiée au cours d’un précédent colloque (1) dans lequel étaient intervenus Monsieur Gallois et Monsieur Schweitzer qui parlaient en orfèvres. Cette déconnexion est une réalité ; néanmoins, elle n’est pas tout à fait indifférente puisque, comme vous l’avez remarqué, le déficit commercial ampute la croissance.
La croissance allemande, on le sait, se développe depuis quelques années grâce à un commerce extérieur excédentaire. Toutefois le freinage de la consommation intérieure ampute faiblement mais réellement la croissance allemande. Cet aspect de l’économie intérieure n’est pas totalement négligeable puisqu’il touche à la croissance et à l’emploi.
Nous en venons au problème de la flexibilité. J’ai écouté Monsieur Seidel : si nous devions nous donner comme horizon des salaires chinois, nous aurions – comme il l’a dit – rendez-vous avec une catastrophe sociale dans trente ans, peut-être même avant. Il faut donc faire des choix. Monsieur Seidel a semblé faire un choix plutôt libéral, refusant l’instauration d’une protection, en particulier d’un salaire minimum (qui existe en France depuis 1950).
Cette flexibilité est-elle le fin mot de la politique économique ? Faut-il chercher une solution dans la voie d’une flexibilisation toujours accrue ou, au contraire, dans l’augmentation de la taille des PME ?
J’ai été conseiller commercial – il y a si longtemps que je n’ose même plus le dire – Je me souviens qu’il y a quarante ans on voulait déjà augmenter la taille de nos PME. Le constat s’impose : nous n’y sommes pas parvenus.
Beaucoup de questions me viennent à l’esprit.

Je voudrais distinguer deux formes de délocalisations. Monsieur Husson, à propos de la désindustrialisation relative de l’Allemagne en termes d’emplois, a cité le chiffre de 22% d’emplois perdus en RFA entre 1991 et 2003 pendant que la France n’en perdait que 12%. Mais il existe, me semble-t-il, une autre forme de délocalisation à laquelle les Allemands ne cèdent pas, c’est celle de leur technologie qu’ils maîtrisent beaucoup mieux que nous. Monsieur Hervé Joly nous a dit tout à l’heure que l’Allemagne n’avait pas subi le démantèlement de grands groupes, comme ce fut le cas en France avec Péchiney, démantèlement qui, contrairement aux engagements pris, s’est traduit par la fermeture de laboratoires, de centres de recherche et, bien entendu, de sites de production. Je pourrais aussi mentionner Usinor devenu Arcelor puis Arcelor-Mittal.
Quelles délocalisations devons-nous accepter ? Lesquelles refuser ? Où mettre exactement le curseur ?
Merci de nous avoir bousculés, monsieur le Président, vous l’avez fait sans ménagements. Toutefois nous essayons de nous rétablir, sans nous appuyer pour autant sur des idées toutes faites mais en tentant de trouver le point juste : ne « décoiffez »-vous pas excessivement ?

François David
Non.

Jean-Pierre Chevènement
Je vais ouvrir le débat en donnant la parole aux intervenants.
Le « Non » de Monsieur David a résonné fortement. Peut-être peut-il l’argumenter ?

François David
Je crois que nous devons arrêter de nous couvrir la tête de cendres et garder en tête que nous sommes un très grand pays exportateur, deuxième de l’OCDE par habitant. Nous avons de grandes entreprises et des PME : nous sommes par exemple le premier exportateur de clarinettes, il y a donc de petites « niches » pour les PME. Nous importons aussi. Si l’Allemagne a un aussi gros excédent, comme le disait Jean-Pierre Chevènement, c’est parce qu’elle consomme peu : la consommation, en Allemagne, a été plate pendant quatre ans de suite. Peut-on se satisfaire d’avoir une consommation plate ? C’est un vrai sujet.

Jean-Pierre Chevènement
C’est, en effet, un vrai sujet et c’est tout le problème d’une stratégie coopérative. Un pays peut-il avoir une politique de freinage de sa consommation tandis que d’autres se laissent aller en pensant que la consommation est le ressort de leur croissance ? Il arrive un moment où on fait les comptes.
Monsieur Seidel souhaite intervenir.

Tobias Seidel
Je vais d’abord répondre sur la question du salaire minimal, plus précisément du SMIC. Effectivement je dirai, avec quelque provocation, que ce n’est pas parce qu’une disposition existe depuis 1950 que c’est une bonne chose. Nous Allemands, sommes frappés par le fort taux de chômage des jeunes en France. De plus, il n’est pas exact de dire que l’Allemagne ne connaît pas de salaire minimal, ne serait-ce que parce que pendant longtemps, quelqu’un qui s’inscrivait au chômage commençait par toucher deux tiers de son salaire net, ce qui représentait un point de repère. Evidemment nous sommes en plein dans le débat qu’a suscité la politique de Gerhardt Schröder, avec l’agenda 2010, puisque cette politique s’est accompagnée d’une aggravation des inégalités. Quant à la question d’une éventuelle relance de la consommation intérieure, c’est effectivement une question compliquée. La relance de la consommation par l’augmentation des salaires est régulièrement proposée en Allemagne. Là aussi, tout dépend de savoir où les gens achètent, ça ne profite pas forcément à l’ouvrier ou au salarié ; c’est le cas, par exemple, quand je décide d’acheter du fromage français.

Jean-Pierre Chevènement
Oui, mais les Français achètent des machines à l’Allemagne.
Je voudrais poser deux questions à Monsieur Seidel.
Les syndicats allemands ne sont-ils pas en train de se réveiller, après quatre ou cinq années d’une pression sur les coûts salariaux que nous jugeons peut-être excessive ?
Les équilibres politiques en Allemagne ne sont-ils pas aussi en train de dériver avec l’apparition d’un cinquième parti politique, Die Linke, « la gauche », qui dépasse la barre des 5% ?

Tobias Seidel
Pour répondre à votre question, je crois en effet que l’opinion publique a perçu que les réformes Schröder imposaient un gros effort à la population tandis que les profits des entreprises et les revenus des managers ne cessaient d’augmenter. Il est vrai que les inégalités croissent. L’inflation, la baisse du pouvoir d’achat ont poussé un certain nombre d’électeurs à voter pour Die Linke. Mais, vous l’avez compris, pour moi, le salaire minimal n’est pas le moyen de sortir des dilemmes auxquels l’Allemagne est confrontée et je pense qu’après l’effort qui a été fait ces dernières années nous allons rentrer à nouveau dans un cycle de croissance du chômage.

Jean-Pierre Chevènement
Monsieur Joly m’a demandé la parole.

Hervé Joly
Je ne suis pas là pour défendre l’introduction du salaire minimal en Allemagne mais il me semble que cette introduction générale du salaire minimum, en fait, ne toucherait pas l’ensemble des branches mais essentiellement celles qui sont peu concernées par la concurrence internationale : les services à la personne, évidemment non délocalisables, et le BTP. La construction mécanique et la construction électrique ont déjà des salaires minimaux de branches bien plus élevés que notre SMIC français, je ne crois donc pas que l’introduction d’un salaire minimum global, général, menacerait particulièrement ces branches.
Ensuite, il me semble qu’on ne peut pas établir de comparaison avec les salaires des pays les moins chers en termes de main d’œuvre. Faire varier nos salaires de plus ou moins 10% par rapport à des pays où les salaires sont dix fois plus bas ne change pas grand-chose, ce n’est pas ce qui détermine le lieu d’implantation des entreprises ni le choix d’importer plutôt que de consommer des produits fabriqués en France.
Il faut bien voir aussi que tous les emplois ne sont pas exposés de la même manière à la concurrence internationale : certains emplois très qualifiés ne se trouvent qu’en France ou en Allemagne ; certaines productions sont difficiles à transporter, le prix du pétrole augmentant encore le coût de transport ; d’autres productions sont aujourd’hui largement automatisées, la variable main d’œuvre intervient donc peu dans le coût de production.
Enfin, quand on parle de désindustrialisation, il ne faut pas ignorer que l’industrie externalise beaucoup d’emplois aujourd’hui considérés comme des emplois de services mais qui, autrefois, étaient comptés parmi les emplois industriels. Aujourd’hui, les entreprises ne sont plus nettoyées par des « techniciens de surface » qu’elles salarient mais par des personnes extérieures, des fournisseurs de services, il en est de même pour les cantines, le gardiennage etc. Quand on parle de perte d’emplois industriels, il ne faut pas oublier que l’industrie reste souvent la base de nombreux emplois et que beaucoup de services n’existeraient pas sans l’emploi industriel.

J’ai trouvé très intéressant ce que nous a dit Monsieur David sur l’absence de signification de la balance du commerce extérieur. Pourtant il est revenu sur ce point pour préciser qu’elle joue un rôle en matière de croissance.
A propos de l’Allemagne, je me méfie un peu de la catégorisation « haute, moyenne et basse technologies ». Il y a quinze ou vingt ans on disait déjà que l’Allemagne était, certes, forte industriellement mais que ça n’allait pas durer parce que les Allemands n’étaient pas bons dans les technologies de pointe et qu’ils nous vendaient des choses un peu « ringardes » comme les machines-outils. Les machines-outils sont répertoriées dans l’industrie mécanique mais aujourd’hui elles sont bourrées de composants électroniques. Je suis donc un peu sceptique, je me méfie des catégories toutes faites. Le fait est que, dans le monde entier, les entreprises investissent dans des biens d’équipement allemands, très bien placés en matière technologique.
On entend souvent dire que les effets de seuil bloqueraient le développement des entreprises françaises, ce dont je doute aussi. Quand une entreprise a les moyens de se développer, elle le fait mais il se trouve qu’en matière technologique, les entreprises françaises n’ont pas toujours tous les éléments pour concurrencer les industries allemandes. On connaît des exemples d’entreprises qui ont émergé ces dernières années et qui, lorsqu’elles avaient des marchés, n’ont pas été bloquées par des effets de seuil.
Enfin, on ne peut pas donner de l’Allemagne l’image d’un pays pauvre : si sa consommation n’a pas augmenté ces dernières années elle se maintient à un niveau élevé.

Jean-Pierre Chevènement
Je donne la parole à Monsieur l’Ambassadeur Claude Martin.

Claude Martin
Je ne vais pas vous présenter un exposé, mais réagir à quelques propos tenus à la tribune. Comme Claude Le Gal, je vais le faire en tant que praticien. J’ai eu la chance d’être pendant neuf ans ambassadeur en Allemagne, j’ai précédemment passé quinze ans en Chine. J’ai donc tendance à établir une connexion entre les observations que j’ai faites ici et là, et à comparer les performances françaises et allemandes sur le marché chinois qui, aujourd’hui, intéressent tout le monde.
Neuf ans en Allemagne, c’est impressionnant, non seulement parce que c’est une durée exceptionnelle pour un ambassadeur mais surtout parce qu’en neuf ans on voit changer, comme pendant le tour de France, d’étape en étape, la position du coureur. Quand je suis arrivé, chacun, à Paris, notait que la compétitivité française avait dépassé celle de l’Allemagne de 1 à 2 points. On entendait : « Les Allemands sont en train de s’enfoncer, ils s’enfoncent en compétitivité, ils s’enfoncent dans la dette, ils s’enfoncent par rapport à leurs engagements de Maastricht [ce qui n’était d’ailleurs pas le moins piquant de la chose, sachant ce qu’ils avaient exigé de nous au moment du pacte de Maastricht] ». Peu à peu, les choses ont changé et je dois dire, avec tout le respect que j’ai pour les différents orateurs de la tribune, qu’il faut rendre hommage aux efforts de Monsieur Schröder. En sept ans, il a renversé l’état d’esprit, la situation et les performances de l’Allemagne. Il l’a fait au prix d’énormes souffrances dans la population allemande, dans les syndicats allemands auxquels il a imposé ces efforts, en tant que chancelier SPD, avec une autorité particulière, avec beaucoup d’habileté politique et à ses frais, puisqu’il répétait : « Je prends des risques ; si les résultats de la politique que j’impose à l’Allemagne ne sont pas là lorsque je serai au rendez-vous électoral, je tomberai dans un trou ». Et, en anticipant ce rendez-vous électoral, il a creusé son propre trou. Mais il a, en sept ans, considérablement amélioré la situation de l’industrie allemande qu’il a, en même temps, entraînée sur la voie de mesures – auxquelles le gouvernement était étranger – qui constituaient une véritable purge. Ce fut un effort collectif de reprise de compétitivité de l’Allemagne. Madame Merkel continue la politique de Monsieur Schröder avec beaucoup d’habileté et des résultats tout à fait satisfaisants.
La première raison du redressement de l’Allemagne est son effort national économique intérieur. Si, aujourd’hui, le thème du pouvoir d’achat surgit en Allemagne, si les syndicats se montrent exigeants, si Die Linke marque des points aux élections régionales, c’est parce que neuf ans de purge – et leurs résultats : reprise de la croissance, redressement économique substantiel et rentrées fiscales abondantes – donnent envie aux syndicats de commencer à taper sur la table. La différence, vous le savez, Monsieur le Ministre, entre nos traditions et les traditions allemandes c’est que nous faisons des grèves d’avertissement avant d’ouvrir la négociation tandis que les Allemands finissent en cas extrême par faire la grève quand les négociations n’aboutissent à rien. On voit donc apparaître aujourd’hui, en Allemagne comme chez nous une revendication du pouvoir d’achat par rapport à l’inflation et à l’évolution de niveau de vie mais elle s’exprime dans des conditions nettement plus favorables après cette très longue période de serrage de ceinture.

Je voudrais saluer ce qu’a dit Claude Le Gal. Moi aussi, en parcourant l’Allemagne pendant neuf ans, j’ai vu énormément de PME et j’en ai gardé la certitude, comme l’ont dit les uns et les autres, que la chance de l’Allemagne réside dans ses grosses PME.
Monsieur Stihl a 5000 ouvriers. Quelle PME française a 5000 ouvriers ?
Monsieur Wurzt, à Schleswig Halle, ne fabrique que des petits boulons, il est le roi mondial du petit boulon. Il a, à Schleswig Halle, un aéroport sur lequel se posent des cargos Boeing qui livrent des boulons dans le monde entier, plus vite que ne peut le faire aucun concurrent dans le monde et avec une technologie et une qualité d’acier sur lesquelles il veille en permanence.
Je vais prendre un autre exemple, plus anecdotique : je promène tous les soirs mon chien avec une laisse extensible ; la marque de cette laisse – il n’y en a qu’une dans le monde, on la trouve partout – c’est Flexi. C’est une petite PME du Schleswig Holstein qui produit dans le monde entier des laisses élastiques pour chiens. J’ai rencontré le président de cette société qui m’a dit : « C’est très simple, nous sommes 850 ; je surveille le marché pour rester le meilleur dans le monde. Je ne fais que ça mais si quelqu’un s’avise de me copier ou de faire mieux que moi, je lui fais un procès ou je mets mes ingénieurs au travail pour redevenir le meilleur dès demain matin. » Sur un produit comme la laisse extensible pour chien, il paraît assez simple d’être le meilleur mais cela représente quand même un effort constant.

J’en viens à un aspect qui permet de compléter le propos de François David. Peu importe de savoir qui, de nous ou des Allemands, exporte le plus, ce qui me frappe, vous l’avez dit aussi, Monsieur le Ministre, c’est que les Allemands ont une exportation sélective. Ils se sont lancés dans la globalisation, conscients qu’ils ne pouvaient plus tout produire mais déterminés à garder chez eux la technologie. C’est absolument fondamental.
Dans le dialogue assez acrimonieux entre Allemands et Français (entre Alstom et Siemens ou entre d’autres exportateurs de produits mécaniques concurrents), les Allemands mettent un point d’honneur à dire :
« Nous exportons du matériel, nous faisons fabriquer à l’étranger quand c’est moins cher mais jamais nous ne transférons la technologie. Vous, Français, pour passer, pour emporter un marché quand la lutte devient serrée, vous bradez votre technologie, vous envoyez parfois le Président de la République pour emporter le morceau. Notre chancelière tient des propos extrêmement désagréables sur les Chinois, à propos du Dalaï Lama par exemple, mais nous exportons toujours autant parce que nous avons le seul produit que le client veut acheter. Nous en gardons le secret, nous en gardons la technologie, le développement, c’est pourquoi nous restons les champions. »
C’est une chose sut laquelle nous devrions réfléchir. Notre performance à l’exportation n’est pas si mauvaise mais, avec ces quatre tranches définies par l’OCDE, que François David a rappelées, nous sommes extrêmement vulnérables :
Nous sommes vulnérables parce que nous vendons des produits de très haute technologie : des centrales nucléaires ou des TGV.
Nous sommes vulnérables à la sanction politique, c’est le revers du « coup de pouce politique » que nous utilisons souvent. Nos partenaires exploitent à leur avantage politique l’implication du gouvernement français dans la conquête des marchés. J’ai été ambassadeur en Chine à une époque où nous avions vendu des mirages à Taiwan : ce fut une période extrêmement creuse au niveau des ventes de centrales nucléaires, de TGV. Vous-même, Monsieur le Ministre, étiez venu à plusieurs reprises en Chine exprimer votre étonnement devant les sanctions qui frappaient Alsthom.
Mais les Allemands, qui visent les moyennes technologies, sont des exportateurs stables. Même quand Madame Merkel rend hommage au Dalaï Lama, même quand l’ambassadeur d’Allemagne est convoqué à Pékin pour y être tancé, il y a autant de Mercedes, de BMW, d’ascenseurs et de machines-outils qui sont exportées. L’exportation allemande vers la Chine n’a pas souffert d’un euro depuis les déclarations de Madame Merkel sur le Dalaï Lama.
Je termine par une dernière anecdote pour attirer l’attention sur la différence entre les mentalités allemande et française. Un jour, un ami, président d’une société allemande me donne rendez-vous au zoo devant l’enclos des hippopotames. Surpris, mais comme il descendait à la gare du zoo et repartait une heure plus tard par un autre train, je crus qu’il avait choisi le zoo comme lieu de rencontre pour des raisons de commodité. Nous nous retrouvâmes donc devant les hippopotames. Tout à mon admiration devant l’hippopotame nouveau-né qui faisait des cabrioles dans l’eau avec sa maman, je ne prenais pas garde à l’attention avec laquelle mon ami observait l’aquarium. Après dix minutes devant le département des hippopotames, il est allé voir le directeur du zoo pour lui dire : « Ma société peut vous fournir une plaque de verre deux fois plus fine, deux fois plus transparente, un peu moins chère. Nous en avons le brevet et je peux signer le contrat avant de reprendre mon train. »
Ceci montre que deux nations très différentes se font face. L’une a ce génie – que nous incarnons tous – des plaisirs de la vie ; pour l’autre, quel que soit par ailleurs le souci du rayonnement intellectuel, politique philosophique, ce qui l’emporte, c’est le besoin d’être la meilleure sur le plan de la technologie. Je ne m’étends pas sur le nombre de prix Nobel et autres mais je crois qu’il y a un point fort dans la capacité de l’Allemagne à être « au sommet de l’Europe » aujourd’hui, c’est que cette domination que l’Allemagne croit et souhaite pouvoir exercer est largement inspirée de la conscience d’être la patrie de la technologie et du devoir de le rester.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur, Monsieur David souhaite exprimer un point de vue.

François David
Claude Martin a parfaitement raison, c’est un point extrêmement important, de parler de l’expérience Schröder qui a été très dure pour les Allemands et s’est déroulée dans une période de croissance nulle. Or, aujourd’hui, politiquement, on dit que le Président Sarkozy ne peut pas réformer parce que la croissance est nulle. Il est évidemment plus facile de réformer en période de forte croissance mais je crois que l’exemple de Schröder – qui montre qu’on peut réformer quand la croissance est nulle – doit être médité.
Sur les transferts de technologie je ne suis pas tout à fait d’accord avec Claude Martin. L’exemple le plus significatif est celui d’Airbus. Les Chinois ont soumis leur décision d’acheter des Airbus – et non des Boeing – à la condition que nous acceptions les transferts de technologie. J’ai été pendant quatre ans au conseil d’administration franco-allemand d’EADS, quand cette question se posait : accepte-t-on de transférer la technologie ? Les Allemands ont accepté de transférer la technologie pour obtenir le contrat ! Airbus est un exemple typique : si les Allemands répugnent généralement à transférer leur technologie, il y a des cas où ils se font violence.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le Président, de ces réflexions tout à fait stimulantes.
Avant de donner la parole à la salle, je voudrais vous faire part d’une certaine perplexité.
Si on s’engage dans la voie de la flexibilisation en admettant, par exemple, une diminution de 10% des coûts salariaux, cela ne changera rien, comme l’a dit Monsieur Hervé Joly, dans le rapport entre nos coûts salariaux et les coûts chinois. C’est pourtant ce que l’Allemagne a fait depuis l’an 2000.
Ne serait-ce pas sur les partenaires de la zone euro et, d’une manière générale, sur les partenaires européens que cette flexibilisation de l’économie allemande, a permis de gagner des parts de marché ? Autrement dit, ce rééquilibrage que nous a décrit Monsieur l’Ambassadeur, ne s’est-il pas fait, dans une large mesure, au détriment des pays de niveau de développement comparable ?
Un regard sur les soldes commerciaux nous en convainc (2). Je rappelle que sur 200 milliards d’excédent commercial allemand, 150 milliards se font sur l’Europe au sens large et 100 milliards sur la zone euro qui représente 44% des exportations allemandes !
On peut se demander s’il ne manque pas une stratégie coopérative à l’échelle européenne, en matière non seulement budgétaire mais également salariale et sociale.
Y a-t-il une cohérence dans l’impulsion qui est donnée au niveau des politiques économiques ? Je pose la question.
Je donne la parole à la salle

Ernst Hillebrand
Je suis un Allemand qui travaille à Paris. J’ai une question à poser à Monsieur Seidel. Vous avez dit littéralement que chaque introduction d’un salaire minimum se soldait par des conséquences très catastrophiques. L’Angleterre, en 1998, a introduit un salaire minimum. Pouvez-vous, selon les standards académiques de l’Institut IFO nous décrire la catastrophe de l’économie anglaise ces dix dernières années ?
Je suis assez largement d’accord avec Monsieur David : je crois que la situation française n’est pas si mauvaise qu’on le pense. D’ailleurs, la stratégie allemande démontre beaucoup de faiblesses et d’inconvénients sur tous les aspects qui ont été mentionnés par Monsieur le ministre. Cette stratégie conduit à une politique qui cherche des avantages au détriment du voisin. La politique de bas salaires en Allemagne a eu des effets négatifs sur l’importation, sur le niveau de consommation. Les parts de marché conquises par les entreprises allemandes ces dix dernières années l’ont été au détriment des entreprises néerlandaises, suédoises, françaises, anglaises. Cette stratégie qui a évidemment cherché la reconstruction, le rétablissement de l’économie allemande par l’exportation n’allait pas forcément dans l’intérêt des autres pays européens.

[Monsieur Hillebrandt continue en allemand pour Monsieur Seidel :
J’ajoute, Monsieur Seidel, que je trouve votre point de vue partial. Vous prenez position dans un débat politique en évoquant la prétendue neutralité de l’économiste. Etre contre le salaire minimum, c’est une position politique, et non scientifique.]

Tobias Seidel
Je vous arrête. Je n’ai rien fait d’autre que dire où en est la science économique aujourd’hui. A partir des constats que j’ai fait, on peut tirer des conséquences politiques différentes. De tout ce que j’ai dit, vous pouvez tirer un argumentaire protectionniste. C’est votre droit. Mais vous devez savoir que c’est une politique qui n’est pas sans conséquences pour le fonctionnement de notre économie. Revenons à ma thèse, qui vous choque, hostile au salaire minimum garanti. Tout d’abord, c’est volontairement, pour forcer le trait, que j’ai accentué les termes de l’opposition. Je ne suis pas sûr, d’autre part, qu’on puisse établir une comparaison avec la situation anglaise où 1,5% de la population active est concernée par le salaire minimum dont vous parlez. Si vous parlez d’un salaire minimal aux Etats-Unis, c’est cinq dollars de l’heure, ce qui veut dire que les gens doivent cumuler trois emplois pour vivre. De mon point de vue, un salaire minimal ne fait de sens que si une nouvelle répartition des revenus en résulte et il ne me semble pas que c’est ce qui se produirait avec l’introduction d’un salaire minimal généralisé en Allemagne.

Claude Martin
On peut se demander pourquoi, après cinquante-huit ans, l’Allemagne découvre le salaire minimum et voudrait imiter l’exemple français. Il y a à cela une raison conjoncturelle, c’est l’arrivée de tous les travailleurs de l’Est qui a créé un phénomène nouveau. Depuis deux ou trois ans, malgré les encadrements prévus dans les traités d’adhésion, de nombreuses situations ont contribué à désorganiser certaines professions et le marché du travail. Cela a commencé par les saisonniers. Bien qu’on ait introduit des conditions minimales pour les travailleurs saisonniers, tous les saisonniers polonais sont allés directement en Angleterre – où les salaires minimaux étaient encore plus élevés – plutôt que de rester en Allemagne. Il peut donc aussi y avoir une concurrence entre les salaires minimaux. Nous avons en Europe des mains-d’œuvre extrêmement mobiles – notamment celles qui viennent des pays de l’Est – et je pense qu’un moment arrivera où il faudra réfléchir dans l’ensemble de l’Europe sur l’idée d’un salaire minimum européen. C’était une vieille idée de Lafontaine, rejetée par Schröder. Peut-être, sans vouloir compliquer et régenter le marché allemand (mais par rapport aux mesures de libéralisation qui sont prises par ailleurs), l’idée d’instaurer un salaire minimum en Allemagne n’est-elle pas forcément mauvaise dans le contexte actuel.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur.

Julien Landfried
Le titre de ce colloque : « L’Allemagne au sommet de l’Europe ? » exprime parfaitement une interrogation : Un seul grand pays de l’ensemble européen, l’Allemagne connaît a un excédent commercial ; une telle situation peut-elle durer ?
Si, comme le disait François David, la France n’a pas la situation la plus complexe, la plus problématique, l’Espagne, « l’homme malade de l’Europe », a 10% de déficit commercial, c’est considérable ! Si l’Espagne n’appartenait pas à la zone euro, elle serait aujourd’hui obligée de dévaluer de manière radicale. Il y a là un problème de compétitivité et on ne peut pas balayer d’un revers de main l’indicateur de déficit commercial. Cela prouve que l’économie espagnole n’est pas adaptée à la mondialisation libérale ou, en tout cas, qu’elle est une des traductions de l’anglo-saxonisation de l’Europe.

Tobias Seidel introduit un débat intéressant avec Ernst Hillebrandt, de la Fondation Friedrich Ebert :
Peut-on mener des politiques d’égalisation salariale dans le libre-échange ?
Tobias Seidel a posé les bonnes questions : la Chine pèse sur les salaires, elle pèse donc sur les inégalités. Dans ce cadre-là, il me semble que la théorie économique et la simple observation économique démontrent que des politiques imposant un salaire minimum ne sont pas tenables. En tout état de cause la Chine, par son volume même dans le commerce international, exerce une très forte pression à la déflation salariale. Cela me paraît incontournable, même si beaucoup d’autres facteurs peuvent aller dans le sens du salaire minimum.
A la question qui s’impose alors : Faut-il mettre en place des politiques de protection commerciale, de protectionnisme ? Tobias Seidel apporte une réponse négative.

On peut se demander si l’émergence de Die Linke n’est pas la conséquence des politiques de déflation salariale allemandes et d’un facteur qu’on n’a pas évoqué : l’augmentation de la TVA qui a aussi pesé sur le marché intérieur et a agi comme une mesure protectionniste vis-à-vis des partenaires commerciaux. On le dit peu mais les Allemands ont fait leur TVA sociale, la France ne l’a pas faite.

Une dernière question : Die Linke peut par son poids politique (plus de 5% des voix) déformer le spectre politique allemand dans le sens de politiques plus coopératives qui posent différemment la question de l’insertion de l’Allemagne dans le commerce international. On peut se demander si le front du patronat allemand est aussi uni qu’on le croit. En particulier, l’importance de la Chine dans les années à venir ne va-t-elle pas diviser le patronat industriel allemand ?
Je ne dispose pas des chiffres exacts mais si, aujourd’hui, la Chine ne produit pas plus d’ingénieurs hautement qualifiés que l’ensemble des autres pays industrialisés, elle le fera dans dix ans. Je crois que Tobias Seidel a été caricatural en décrivant la Chine comme un pays qui ne pourra pas concurrencer l’Allemagne et les autres pays européens sur les produits de haute technologie. Je pense que c’est déjà faux mais surtout, même pour les pays de haute technologie, ça le sera totalement demain. A échéance de trente ou cinquante ans, ce n’est pas un bon indicateur. Les Airbus chinois seront là dans vingt ans au plus tard. Il y a dix ans, la manière dont on décrivait la Chine n’était pas réaliste. Un certain complexe culturel de supériorité altère la lucidité des Européens quant aux progrès considérables de la Chine et quant à sa compétitivité (y compris technologique) réelle.

Un intervenant dans la salle
Je voudrais revenir sur ce que disait Monsieur Seidel. Hubert Spitz ou pas, cela m’importe peu, je n’ai pas de dogmatisme, je ne suis ni pour ni contre les salaires minimaux garantis. Je souhaiterais simplement savoir si, historiquement, donc en dehors de théories toutes plus merveilleuses les unes que les autres (généralement dépassées au bout de vingt ans), l’introduction d’un salaire minimum garanti, comme ce fut le cas pour le SMIG en France, s’est accompagnée de problèmes de compétitivité, oui ou non ? J’ai été professeur à Dauphine suffisamment longtemps pour savoir qu’il faut se méfier des théories. Cette théorie est-elle vérifiée historiquement ?

Tobias Seidel
Pour que vous me compreniez bien : je vous ai parlé de « théorie » économique, je vous ai donné le point de vue de l’économiste. A vous d’en tirer les conséquences politiques. La question du protectionnisme ne doit pas être écartée a priori, c’est une décision politique dont il faut envisager les conséquences. De même j’ai donné un avis à propos des salaires minimaux : il y a d’une part ce que l’économiste observe, il y a d’autre part la politique qui peut être choisie dont il faut peser les avantages et les inconvénients. Mais il faut distinguer les deux domaines. Cela n’a peut-être pas été assez clair dans la discussion jusqu’ici.

Un intervenant dans la salle
Ceci ne répond pas à ma question à propos des pertes de compétitivité effectives qui découlent de l’introduction d’un salaire minimal.

Edouard Husson
Permettez-moi de vous faire remarquer que Monsieur Seidel n’a pas parlé de perte de compétitivité, au contraire, il vient de dire que les entreprises, elles, ne sont pas menacées de perte de compétitivité : elles peuvent, si elles le veulent, délocaliser les emplois ou investir ailleurs. C’est le sort des salariés que son argumentation prend en compte car ils sont les premières victimes de cette politique. Apparemment, vos points de vue ne sont pas conciliables.

Tobias Seidel
Dans l’économie mondialisée la question n’est plus de savoir comment découper le gâteau. Aujourd’hui, dès que vous voulez le découper autrement, le gâteau disparaît.

Jean-Pierre Chevènement
Mais vous-même venez de rappeler que les décisions appartiennent aux politiques et que plusieurs formes de protections subsistent : monétaires, douanières, contingentaires, sanitaires, plus généralement réglementaires. L’attitude vis-à-vis de la globalisation est donc susceptible d’interprétations très diverses.

Chiheb Nasser
Je suis doctorant en sciences politiques. J’ai écouté monsieur Martin avec attention. N’étant pas spécialiste des questions économiques, je vais me limiter aux questions politiques : On aurait pu évoquer le versant politique de la question : « L’Allemagne au sommet de l’Europe ? ». Il est très intéressant de noter que c’est M. Schröder qui a ramené la question de la souveraineté nationale en Allemagne et de son influence dans l’Union européenne. Il est paradoxal de voir les limites de l’intégrationisme européen, notamment sur le plan économique faute de levier économique. Vous parlez de protection, je pense qu’il faudrait aller vers le protectionnisme international. On a besoin de l’OMC pour limiter les effets de la dérégulation. Au fond, je m’inquiète un peu des effets du protectionnisme européen. Je ne vois pas comment on pourrait limiter les effets de la mondialisation néolibérale.

Claude Anglade
Une dimension n’a pas encore été évoquée dans ce colloque, c’est la dimension démographique. Dans un article paru il y a un an dans la revue « Le Débat », Emmanuel Devaud (3), dans un style peut-être légèrement exagéré, parlait d’ « une inversion bouleversante du poids des populations » au détriment de l’Allemagne (parlant de la France et de l’Allemagne). Il prévoyait même que, vers 2050, l’Allemagne aurait une population nettement inférieure à la nôtre. Je pense que la démographie jouera, à terme, un rôle important sur l’économie, ne serait-ce que par la raréfaction de la matière grise…

Gery Deffontaines
Je suis doctorant en sociologie économique. Monsieur, vous disiez qu’on n’a pas parlé de la démographie mais on n’a pas parlé non plus de la monnaie. On a entendu « zone euro » de nombreuses fois mais pratiquement jamais « euro » ou même « euro-mark » (puisque c’est ainsi que j’aimerais appeler la monnaie unique). La France est entrée en 1991 dans la monnaie unique puisque, à partir de la réunification allemande, un corset de fer a contenu les parités monétaires. C’est ce qui a plongé la France dans la crise terrible de 1992-1993 et détruit d’ailleurs une partie du tissu économique dont nous aurions besoin aujourd’hui. La seule fois où la France a pu jouir d’une forte croissance depuis le début des années 1990, c’est quand l’euro était faible, c’est-à-dire quand sa valeur correspondait à peu près au tissu économique français.
Je voulais donc demander si, dans ces conditions, le tissu productif français a une chance de se régénérer dans les années à venir.
L’Allemagne profite doublement de la monnaie unique. Si elle possédait encore le Deutsche Mark, celui-ci se réévaluerait considérablement, considérant les excédents commerciaux allemands et l’Allemagne serait donc moins compétitive. Heureusement il y a des poids morts dans la zone euro, comme l’Espagne, la France, l’Italie qui maintiennent l’euro, sur le plan international à un niveau relativement avantageux pour les entreprises allemandes. Les entreprises allemandes souffrent nettement moins d’un euro à 1,3 ou 1,5 dollar que les entreprises françaises qui sont coulées à partir d’un euro à un dollar.
D’autre part, l’Allemagne jouit au sein même de la zone euro de ces parités monétaires contenues. car, naturellement, compte tenu de ses excédents commerciaux sur les autres pays européens, la monnaie allemande devrait être réévaluée tandis que la France et l’Italie entre autres, devraient voir leurs monnaies dévaluées, ce qui amoindrirait les excédents de l’Allemagne et les déficits des autres.
Ces deux remarques illustrent l’impasse économique dans laquelle se trouvent les pays qui n’ont pas le tissu économique de l’Allemagne, de l’Autriche ou des Pays-Bas qui, assez proches dans leurs structures productrices, ne souffrent pas trop d’une monnaie surévaluée.
Est-il possible de mettre en œuvre au niveau européen une politique réellement coopérative qui s’appuierait sur une mondialisation équitable, en faisant financer les acquis sociaux européens par une taxe aux frontières qui pénaliserait la consommation (une TVA sociale) ?
Serait-il possible, en faisant bloc à l’OMC, d’imposer une taxe sur les produits entrant en Europe en provenance de Chine ? Avec les excédents commerciaux de la Chine sur tous les autres pays du monde, le Yuan devrait se réévaluer beaucoup plus rapidement. La croissance chinoise est actuellement entretenue par la désindustrialisation des Etats-Unis et de l’Europe.
Evidemment, dans ce cas de figure, le principal perdant à court terme serait le consommateur français ou européen ce qui ne va pas dans le sens du débat sur le pouvoir d’achat.
Merci.

Jean-Pierre Chevènement
Bien entendu, il faut replacer ce colloque dans l’ensemble de nos travaux : le colloque sur le gouvernement économique de la zone euro (4) ou encore la table ronde sur la régulation des échanges à l’échelle mondiale (5).

Toutefois, ne nous leurrons pas sur la réalité de l’OMC.

Edouard Husson
Vous avez raison de soulever la question monétaire mais je pense que ce que vous avez dit n’est pas complètement exact : l’euro n’a pas été seulement un avantage pour l’Allemagne mais aussi un inconvénient. L’Allemagne aurait eu besoin au milieu des années 1990 d’un Deutsche Mark beaucoup plus bas pour relancer sa compétitivité. Elle était aussi contrainte par les disciplines dont nous parlons. Ce que vous avez dit des effets sur la France est vrai mais il n’est pas dit que les effets sur l’Allemagne aient été beaucoup plus favorables.
La deuxième chose, dont on n’a pas parlé aujourd’hui – car ce n’était pas notre sujet – c’est le changement de dimension et de problématique. Aujourd’hui, la grande question n’est plus la force de l’euro mais l’effondrement du dollar, c’est cette masse monétaire américaine qui, depuis des années, a augmenté de façon gigantesque jusqu’à l’actuel rappel du réel. Cela pose une vraie question mais je ne pense pas que les Allemands soient mieux protégés que les Français de ce point de vue, même en dépit d’avantages apparents. C’est précisément ce que je voulais dire tout à l’heure en introduction : la répartition actuelle du commerce extérieur allemand amortit les effets de cette chute du dollar. Mais ne nous trompons pas de débat : le débat que vous avez lancé pouvait être mené il y a dix ou quinze ans. Aujourd’hui la vraie question est celle de l’avenir du système monétaire international, c’est un autre débat qui nous amènerait bien trop loin pour ce soir.

Jean-Pierre Chevènement
Mais on peut y réfléchir : je vous conseille les deux cahiers que nous avons consacrés à l’avenir du dollar et à l’avenir de l’euro qui ouvrent quelques perspectives (6).
Monsieur Hervé Joly m’a demandé la parole.

Hervé Joly
Sur la question des salaires, il ne faudrait quand même pas laisser entendre que les Allemands auraient fait une concurrence déloyale à leurs partenaires européens en baissant leurs salaires ces dernières années, il y a eu modération salariale en Allemagne, moindre augmentation qu’on n’en avait l’habitude mais il n’y a pas eu déflation salariale dans la plupart des branches. Les salaires restent toujours plus élevés Allemagne qu’en France. S’il y avait une harmonisation européenne – comme je me réjouis que vous la souhaitiez – elle se ferait à la hausse pour l’industrie française, les salaires restent plus élevés chez Volkswagen que chez Peugeot. Je ne pense donc pas qu’on puisse dire que l’Allemagne ait faussé la concurrence. Encore une fois les salaires minimaux existent déjà sous forme d’accords de branches. La question de l’introduction d’un salaire minimum ne se pose pas dans les branches exposées à la concurrence internationale. Elle n’aurait d’impact, comme je l’ai déjà dit, que dans des domaines non délocalisables, comme les services à la personne, mais pas dans la grande industrie.

Jean-Pierre Chevènement
Je pourrais vous répondre que, naturellement, il y a des avantages comparatifs dans différents domaines. On peut parler du niveau des salaires mais aussi de la taille des entreprises, de leur tradition exportatrice.
C’est un fait que les salaires allemands restent aujourd’hui supérieurs aux salaires français (dans un rapport de 27 à 20 euros environ) et très supérieurs aux salaires tchèques (de l’ordre d’un facteur 5 à 1 !). Mais dans une Allemagne qui dispose d’autres avantages comparatifs, le freinage des salaires, sous forme, notamment, d’augmentation de la durée du travail sans augmentation correspondante des salaires, a pesé dans l’équilibre interne de la zone euro. C’est un fait peu contestable. Il faut donc bien préciser les choses pour éviter les malentendus générateurs de querelles inutiles.
Le régime de croissance faible auquel aboutit la gouvernance de la zone euro convient mieux, me semble-t-il, à l’Allemagne qu’à la France pour des raisons démographiques qui ont été rappelées tout à l’heure. Notre démographie exigerait une croissance plus rapide.

D’autre part, puisqu’il faut le rappeler, depuis la signature du traité de Maastricht, il n’y a plus de souveraineté dans le domaine monétaire. L’euro est entré en vigueur formellement en 1999. En réalité les cinq ou six années préparatoires doivent être incluses dans la période de l’euro. Il est certain que pendant toute cette période l’Allemagne n’a pas eu à faire face, comme c’était le cas précédemment, aux dévaluations compétitives – non plus de la France, qui n’en faisait plus depuis1983 – mais surtout de l’Italie, de l’Espagne, de la Grande-Bretagne. C’est aussi une réalité.

Un des intervenants a dit que le problème de la protection européenne est insoluble en raison, notamment, de l’élargissement. Je pense que cela dépend très largement des équilibres intérieurs de la politique économique allemande et, par conséquent, du jeu complexe auquel nous assistons : les revendications des syndicats, la montée du parti Die Linke (le SPD n’y est pas insensible). Tout cela traduit des déplacements – peut-être lents – des centres de gravité de la politique allemande et, par conséquent, de la politique européenne car l’Allemagne, qu’on le veuille ou non, est le numéro un européen. Nous sommes bien obligés de nous intéresser de près à ce qui se passe en Allemagne pour savoir de quelle marge de manœuvre nous disposons. Peut-être l’idée d’une protection européenne est-elle encore lointaine mais avec un euro à 1,6 dollar, Edouard Husson l’a rappelé, le problème commence à préoccuper même les industriels et les dirigeants allemands.
Cette question retrouve une actualité. On avait l’impression qu’on se heurtait à un dogmatisme éternel mais la crise monétaire et économique internationale va inévitablement déboucher sur des problématiques nouvelles. Pendant la campagne électorale, le Président de la République a évoqué plusieurs fois la nécessité de ne pas subir la monnaie comme un facteur passif. Il semble avoir capitulé en signant le traité de Lisbonne. En effet, il ne s’est pas appuyé sur le non français pour exiger des avancées. C’était probablement difficile à ce moment-là mais on peut penser que dans l’avenir on pourra assister à des déplacements de curseur.
Il en va de même du thème d’une Europe qui se protège elle-même. Peut-elle ne pas se protéger quand elle est affrontée à des pays qui, milliardaires en terme de population, disposent d’une main d’œuvre innombrable dont le coût salarial est dix ou vingt fois inférieur au nôtre ?
Ces questions ont une portée historique. Nous n’allons pas trancher ce problème ce soir mais nous pouvons au moins le poser.
Je remercie particulièrement tous ceux qui nous ont fait l’honneur de participer à ce colloque, monsieur l’ambassadeur au premier chef, ainsi que tous les intervenants et je lève la séance.

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1) Colloque : « Entreprises et territoires », organisé par la Fondation Res Publica le 25 septembre 2006. Actes disponibles.
2) Voir données statistiques en annexe
3) Emmanuel Devaud, Chiasme dans la vieille Europe LE DÉBAT [2007]. Mars – avril 2007, 192 pages, 185 x 260 mm. Revue Le Débat (No 144), Gallimard -rev. ISBN 9782070783908.
4) Quel gouvernement économique de la zone euro ?, 29e colloque de la Fondation Res Publica, tenu le 18 février 2008
5) Table ronde Mondialisation régulée des échanges et préférence européenne, organisée par la Fondation Res Publica le lundi 28 novembre 2005
6) L’avenir de l’euro. 8ème colloque de la Fondation Res Publica tenu le mercredi 28 septembre 2005
L’avenir du dollar 16eme colloque de la Fondation Res Publica tenu le lundi 12 juin 2006

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