Questions introductives

Intervention prononcée par Dominique Garabiol, directeur à la CNCE (Caisse nationale des caisses d’épargne), au colloque du 18 février 2008, Quel gouvernement économique de la zone euro ?

Merci, Monsieur le Président.
Le gouvernement économique de la zone euro est apparu nécessaire parce que l’euro lui-même ne réunissait pas les conditions de cohérence. Ces conditions relèvent d’abord du fait que, paradoxalement, l’euro fut avant tout un choix politique.
Conçu du côté français comme une contrepartie à l’unification allemande, bien que le projet d’union monétaire lui soit bien antérieur, l’euro est censé accroître la solidarité des économies européennes et réduire ainsi les tensions intra-européennes. Mais c’est une construction incomplète. En premier, sur le plan politique. Jamais une unification monétaire n’a été dissociée d’une unification politique. Aux États-Unis, le dollar est devenu la monnaie unique en 1913, plus d’un siècle après l’indépendance. Le pari « pascalien » revendiqué par les promoteurs de l’euro était fondé sur l’idée que les difficultés inévitablement créées par cet inachèvement allaient entraîner la construction politique. Cet espoir a été déçu. Même le gouvernement économique de la zone euro, censé veiller à la bonne coordination des politiques conjoncturelles entre États membres et à la cohérence entre les politiques fiscales et la monétaire, n’a pas encore vu le jour.

Un substitut, l’Eurogroupe, se réunit de temps à autre. Mais il n’est qu’un organe informel, lieu de discussion et de débat, sans aucune prérogative juridique. Cette vacuité crée une dissymétrie avec la Banque centrale qui joue, de facto, un rôle politique de détermination des priorités économiques, rôle qui n’est ni dans sa vocation ni dans son mandat. Ce déséquilibre est une faiblesse majeure de l’euro qui doit faire face à trois défis essentiels :
• d’une part, la zone euro n’est économiquement pas cohérente et les divergences entre les économies européennes pourraient peser sur sa soutenabilité ;
• d’autre part, le pacte de stabilité, par sa rigidité et son uniformité, pourrait faciliter ou même accentuer à terme ces divergences, d’autant plus qu’il contraint à une croissance faible dont les conséquences sur l’emploi rendent plus difficilement acceptable le risque de divergence ;
• enfin, la politique monétaire européenne, au nom de l’indépendance de la BCE, a été rendue inconciliable avec la stratégie de croissance voulue par les États de l’Union. Elle serait condamnée à l’inefficacité du fait de la globalisation monétaire inhérente à la mondialisation économique.

La cohérence de la zone monétaire
Hormis les questions de souveraineté qui expliquent nombre d’oppositions à l’euro au sein des nations européennes et de leurs formations politiques, sa création s’est aussi heurtée à la critique d’économistes, certains d’eux étant notoirement libéraux, effrayés par ses incohérences.
Dès la conception de l’euro, la chose était entendue : la zone euro ne serait pas, n’est pas, une zone monétaire cohérente, optimale. Le concept de zone monétaire optimale est dû à Robert Mundell, un économiste suédois, qui l’introduisit en 1961 à l’occasion de travaux de la zone dollar (1). Une zone monétaire est supposée optimale, dont soutenable, viable à long terme si :
• la flexibilité des salaires et des prix permet un ajustement des déséquilibres en valeur en lieu et place de l’ajustement du taux de change ;
• la flexibilité du marché du travail, celle du capital étant acquise, permet un déplacement de la main d’œuvre en fonction des dynamiques territoriales de croissance ;
• l’importance de l’intégration commerciale et une spécialisation structurelle voisine donnent à la dynamique intérieure un poids prépondérant et l’immunisent contre des chocs aux effets asymétriques entre territoires ;
• la politique budgétaire compense les déséquilibres territoriaux.

S’agissant de la zone euro, aucune des conditions d’optimalité n’est remplie.
• La flexibilité des prix et des salaires reste relative dans les économies modernes.
• La flexibilité du travail souffre des barrières linguistiques et de l’attachement des populations à leur territoire d’origine.
• L’intégration commerciale est importante mais les spécialisations structurelles restent hétérogènes, comme le montre l’exemple allemand comparé au reste de l’Europe.
• Enfin, en l’absence de politiques budgétaires coordonnées, la compensation des déséquilibres reste limitée au Feder, ce qui est insuffisant et n’a aucune portée conjoncturelle.

Ce sont d’ailleurs ces hétérogénéités qui ont servi d’argument au Royaume-Uni pour rejeter son adhésion à l’euro. De façon paradoxale, alors que les cycles économiques britanniques semblaient historiquement plus liés à ceux des États-Unis qu’à ceux de l’Europe continentale, l’inverse a semblé prévaloir les premières années suivant l’adoption de l’euro et le taux de change sterling-euro est resté relativement stable. Mais depuis l’inversion du cycle immobilier aux États-Unis, fin 2005, les tendances historiques semblent à nouveau prendre le dessus. L’élargissement de l’euro au Royaume Uni ne semble plus à l’ordre du jour.

Par ailleurs, dans toute économie, il importe que les mécanismes de détermination de la policy mix permettent une articulation cohérente entre politique monétaire et politique budgétaire. Pour l’euro, aucune instance ne permet l’élaboration d’une quelconque policy mix. La policy mix de l’euro se constate ex-post. Elle est le fruit de l’expression de deux volontés parallèles, celle des gouvernements nationaux et celle de la BCE. Aucune coordination entre la BCE et les gouvernements ne permet l’élaboration d’une policy mix a priori cohérente.

L’approche théorique des zones monétaires optimales a été contestée en arguant que l’unification monétaire était en elle-même un facteur d’intégration. Les critères d’optimalité seraient endogènes à l’unification monétaire. Il est vrai, empiriquement, que la stabilité monétaire, a fortiori l’unification, est un facteur d’intensification des échanges mais il semble, comme l’avait prédit Paul Krugman (2), que cette intégration commerciale aille de pair avec des spécialisations divergentes. L’Italie l’a déjà connu avec la divergence entre le Mezzogiorno et les régions septentrionales.

Aujourd’hui, l’Allemagne réalise des excédents commerciaux record mais, avant tout, au détriment de ses partenaires dont elle prend des parts de marché dans le commerce intra-européen, tandis qu’elle en perd depuis 2003 sur les marchés mondiaux. Ce faisant, elle renoue ainsi avec la stratégie non coopérative qui fut la sienne pendant une vingtaine d’années : la faiblesse de la consommation interne (en 2007, les ventes de détail ont reculé de 1,5 %) réduit les importations et la croissance est tirée par les exportations. Une étude de Mathieu Kaizer, économiste de BNP Paribas, publiée en 2005 (3) montrait les limites de la convergence des économies européennes depuis 1999 et les dangers qui en découlaient.

Les effets du Pacte de stabilité
Le Pacte de stabilité et de croissance conclu en 1997 était censé donner le cadre économique et financier garantissant la soutenabilité de l’euro. Pourtant, certains de ses critères vont à l’encontre des critères de convergence vers l’optimalité de la zone euro.

Il en est, particulièrement, ainsi du déficit des finances publiques et de la dette publique, pris en tant que tels comme critères clefs, indépendamment de leurs modalités de financement alors que celles ci sont déterminantes pour l’équilibre économique et la stabilité financière. Comme l’a montré Agnès Bénassy-Quéré, économiste au CEPII (4), l’euro n’est pas sensible au niveau de déficit public mais à celui des déficits externes qui traduisent l’équilibre interne entre épargne et investissement. A cet égard, l’Italie, dont la dette publique dépasse 100 % du PIB, contre la norme de 60 % limite inscrite dans le Pacte, et dont le déficit extérieur reste limité à 1 % du PIB s’oppose à l’Espagne qui dégage un excédent budgétaire mais avec un déficit extérieur de 9 % du PIB. Il est clair que la situation de l’Espagne est très préoccupante à terme alors que le Pacte de stabilité en fait un excellent élève de la zone euro.

A l’instar de la globalisation financière, l’unification monétaire rend indolore les déficits externes jusqu’au point où la contrainte de solvabilité devient insoutenable pour les agents privés, les entreprises ou les ménages. Aucun mécanisme de régulation n’est introduit par les traités européens. L’uniformatisation des contraintes de déficit et de dette conduit à neutraliser la politique budgétaire. Pourtant, avec l’unification de la politique monétaire, cette politique devient le seul instrument d’action différencié par pays, le seul instrument disponible pour assurer la gestion des divergences conjoncturelles ou structurelles.

Même le groupe Bruegel, d’inspiration très européiste, a récemment constaté (5) que la croissance de la zone euro avait été décevante, que les performances des différents pays restaient inégales malgré la croyance au fait que la monnaie unique renforcerait leur convergence et donc que les risques de chocs asymétriques demeuraient. Les divergences d’appréciation nationale en matière de taux de change euro contre dollar illustrent ces asymétries.

Les déséquilibres structurels au sein de la zone euro pourraient être compensés par une politique de redistribution. L’Union européenne l’a fait massivement pour l’Irlande et l’Espagne. Mais d’une part, l’élargissement ne permet pas de prolonger des efforts proportionnellement aussi massifs et, d’autre part, cette politique est conçue comme une mise à niveau pour accéder au marché unique et non comme une correction des effets permanents et durables d’une union monétaire. L’Espagne a donc rattrapé le niveau moyen de revenu par tête de l’Europe « occidentale » mais subit toujours les effets de l’unification monétaire. Les aides européennes sont appelées à être redéployées en direction des nouveaux membres de l’Union en 2013. La situation économique de l’Espagne pourrait devenir très complexe après cette échéance.

Les déséquilibres territoriaux sont d’autant plus douloureux que la croissance est faible. Or, la zone euro souffre aussi d’un déséquilibre institutionnel dont pâtit sa croissance. En effet, face à une banque centrale unifiée et indépendante, il n’existe aucun contrepoids politique. Pourtant la banque centrale exprime des choix politiques majeurs. Son président affirme encore (6) que « la maîtrise de l’inflation est la plus haute priorité » et que, en référence aux négociations allemandes, « toute indexation des salaires sur les prix doit être éliminée ». Par là même, il postule la primauté de la stabilité des prix sur la croissance, sur l’emploi et sur le pouvoir d’achat, Ce, alors même que le partage de la valeur ajoutée, singulièrement en Allemagne, a été en permanence très défavorable aux salaires depuis deux décennies.

La BCE face à la globalisation monétaire
L’agenda de Lisbonne dressait une ambition pour l’Europe : restaurer sa croissance à 3 %. Dans le même temps, la BCE continue de caler sa politique monétaire sur un taux de croissance tendanciel de 2 %. Dès que le taux de croissance se dirige vers des points supérieurs à 2 %, la BCE élève ses taux d’intérêt jusqu’à un niveau où ils pèsent restrictivement sur la croissance. Au nom de son indépendance, la BCE bride l’ambition de l’agenda de Lisbonne, s’érige en gouvernement économique de substitution et s’oppose aux objectifs politiques de l’Union.

Un gouvernement économique apparaît indispensable à la stabilité économique et financière et à la cohérence de la zone euro. L’euro n’a protégé ses pays membres que contre l’une des formes de la spéculation monétaire, contre les monnaies nationales. Mais la spéculation porte aussi sur l’euro, aujourd’hui et peut–être durablement à la hausse. Et la zone euro reste parfaitement perméable aux crises des marchés financiers.

Patrick Artus a mis en lumière l’impasse dans laquelle se trouve la BCE (7) : elle conçoit son action dans une économie fermée alors que la zone euro est complètement ouverte ; la liberté des mouvements de capitaux entraîne une perte de la maîtrise de la création monétaire par la banque centrale seule.

Une politique restrictive de la BCE rend l’euro plus attrayant par des taux d’intérêt plus élevés. Partant, les investisseurs en achètent, faisant monter son cours et, subséquemment, augmenter les liquidités en euros. L’objectif de la BCE de régulation de la masse monétaire en euros ne peut jamais être atteint dans une économie monétairement ouverte. La création monétaire est elle aussi globalisée, la liquidité effective par la monnaie ne dépend que du marché des changes et des mouvements de capitaux qui s’y produisent. Ce phénomène rend toutes les banques centrales solidaires.

Le seul impact de la politique de la BCE se traduit sur le taux de change. Le taux de change devient donc l’élément central des politiques monétaires. Or les traités européens sont extrêmement ambigus sur l’autorité compétente, la BCE ou les Gouvernements, en la matière.

La stratégie internationale de la zone euro ne peut être que politique, ou elle n’est pas. La monnaie et son taux de change en occupent naturellement une dimension importante. A l’heure où l’OMC interdit toute barrière protectrice mais exclut le taux de change de son champ de compétence, la politique monétaire a un impact industriel majeur, comme en témoigne le cas d’EADS, qui a fini par faire évoluer la position officielle de l’Allemagne sur cette question. Le taux de change devrait être l’objectif privilégié en matière monétaire, le taux d’intérêt lui étant en conséquence dédié.

L’indépendance de la politique monétaire européenne ne se conçoit que dans l’interdépendance des politiques.

Le Gouvernement économique
Cette interdépendance doit être coordonnée autour d’objectifs clairement définis. Ce serait le rôle d’un gouvernement économique de déterminer ces objectifs et d’assurer cette coordination. La BCE a besoin d’un interlocuteur.

L’agenda de Lisbonne traçait une stratégie pour la croissance européenne : la compétitivité par la connaissance. Ceci passait par l’investissement et par la recherche-développement. L’agenda prévoyait d’atteindre 3 % du PIB pour la recherche-développement afin de porter la croissance à 3 %. La cohérence de la stratégie globale de la zone euro voudrait, par conséquent, que les dépenses d’investissement et de recherche-développement soient exclues du calcul de déficits publics pour la prise en compte des critères du pacte de stabilité. L’exclusion de l’investissement avait d’ailleurs été proposée par les Allemands au moment des négociations sur le Traité de Maastricht.

Dans ce cadre rénové, le Gouvernement économique de la zone euro devrait retrouver des marges de manœuvre par rapport aux critères actuels :
• Pour assurer un niveau de croissance satisfaisant, il devrait définir une fourchette cible de taux de change, que la banque centrale intégrerait dans ses décisions, et une policy mix, monétaire et budgétaire, cohérente.
• Pour assurer la cohésion de la zone euro, les règles budgétaires devraient être revues. La gestion des déficits publics et des dettes publiques devrait être, à l’instar de la monnaie, globalisées sur la zone euro.
• Les soldes financiers externes, en particulier vis-à-vis des autres partenaires de la zone euro devraient être bien considérés comme des indicateurs de déséquilibre entre épargne et investissement porteurs de risques de divergences nationales majeures ; à ce titre, ils devaient être politiquement privilégiés.
• Les divergences structurelles et conjoncturelles nationales devraient donner lieu à des objectifs de soldes budgétaires positifs ou négatifs différenciés entre pays : les pays en plus faible croissance pouvant adopter une politique budgétaire moins contraignante.

Le Traité modifié est une occasion ratée d’avancer sur ces voies. Pour progresser, la volonté politique semble faire défaut au niveau européen même. Pourquoi ? Comment convaincre nos partenaires ? Le pari « pascalien » de l’euro est-il perdu ?

En l’absence de cette volonté, l’euro est-il soutenable à long terme ? L’union monétaire la plus longue dans l’Histoire (sans union politique) fut l’Union Latine qui dura 30 ans. L’euro peut-il être une exception historique ? Comment ?

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* Directeur de banque, l’orateur exprime ici ses opinions personnelles
1) Mundell Robert, “A theory of Optimum Currency Area”, American Economic Review, vol. 51, 1961
2) Paul Krugman, « Lessons of Massachussetts for EMU » in « Adjustement and Growth in the EMU », Cambridge University Press, 1993
3) Mathieu Kaizer, « Zone euro : une convergence inachevée », Conjoncture, BNP Paribas, sept. 2005
4) Agnès Bénassy-Quéré, « Pacte de stabilité : deux objectifs, deux règles », La Lettre du CEPII, juin 2003
5) Bruegel, « Coming of Age : report on euro area », Blueprint Series, janv. 2008
6) Trichet Jean-Claude, conférence de presse, 10 janvier 2008
7) Patrick Artus, « Les incendiaires : les banques centrales dépassées par la globalisation », Perrin, 2007

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