Défendre et construire : les élus locaux et les politiques locales d’aménagement du territoire face aux défis de la mondialisation
Intervention prononcée lors du colloque du 14 janvier 2008, Territoires et classes sociales en France dans la mondialisation.
J’essaierai de le faire d’un point de vue géopolitique. L’association des mots : aménagement du territoire et géopolitique peut surprendre. Géopolitique est plutôt synonyme de conflits internationaux et de conflits violents. Nous sommes, heureusement, dans des relations plus « soft » mais, néanmoins, dans des rivalités de pouvoirs pour le contrôle de territoires.
Il me semble que, du point de vue des élus locaux, et des politiques locales d’aménagement du territoire, la mondialisation est directement ou indirectement à l’origine de trois défis majeurs, qui ont des conséquences fondamentales sur le métier, le rôle, la mission des élus locaux et surtout sur le contenu et le mode d’élaboration des politiques locales d’aménagement du territoire :
Le premier défi est celui de la mise en concurrence des territoires.
Je voudrais souligner que c’est une situation largement inédite et profondément différente de celle qui prévalait avant 1974, à l’époque des Trente Glorieuses et de ce qu’on appelle souvent l’âge d’or de l’aménagement du territoire, l’époque où s’est constituée, s’est construite, pensée la politique d’aménagement du territoire français, autour de la DATAR, par exemple.
A partir de 1974, la mobilité des activités s’est considérablement développée avec deux types de conséquences.
D’abord, dans un certain nombre de territoires : grands bassins industriels traditionnels (bassins miniers et sidérurgiques du Nord-Pas-de-Calais et de Lorraine, régions textiles), villes portuaires touchées par la fermeture de leurs chantiers navals mais aussi petites villes animant un territoire rural, comme dans le cas de la crise de Moulinex qui a touché cinq départements de l’Ouest entre 1996 et 2006, cette mise en concurrence a pris, depuis le milieu des années 1970, la forme d’une série de crises locales d’une extrême gravité et d’une très grande violence, qui se sont produites chaque fois que l’activité ou les activités touchées jouaient un rôle dominant dans l’emploi local.
Ces crises d’entreprises sont très vite devenues des crises économiques générales pour ces territoires, parce que sous-traitants, fournisseurs, commerce et artisanat ont été touchés et rapidement aussi, des crises globales du territoire. Au-delà de la sphère purement économique et du social, avec l’explosion du chômage, les difficultés d’une partie de la population, l’explosion des budgets des CCAS, l’explosion du nombre de Rmistes, on a vu des phénomènes de type démographique : départ d’une partie de la population, faible attractivité vis-à-vis d’autres populations, des phénomènes fiscaux, avec un appauvrissement des finances locales, et, au total, des effets anxiogènes très marqués, à la fois sur la population et sur les responsables politiques locaux :
Comment continuer de payer la maison ? Comment financer les études des enfants avec des revenus largement diminués ?
Comment continuer, pour les élus, à œuvrer pour le développement de l’agglomération quand les ressources fiscales sont brutalement amputées ? Comment investir et souvent continuer même à faire fonctionner un certain nombre de services à la population ?
Comment conserver les jeunes et attirer une population nouvelle ?
Bref, comment enrayer le processus de déclin dans lequel le territoire semble être entré ?
Mais la mise en concurrence des territoires s’exprime aussi sur un autre registre, en positif, par la compétition qui oppose les territoires entre eux pour attirer soit, directement, des entreprises créatrices de richesses et d’emplois, soit des équipements publics, des infrastructures, des services, voire des événements, dont on attend qu’ils améliorent l’accessibilité du territoire, qu’ils en renforcent l’attractivité ou même simplement la notoriété : des infrastructures de transports, comme les lignes à grande vitesse, des autoroutes, la desserte d’un aéroport secondaire par une compagnie low-cost, une université, une technopole, un centre de recherche, une institution européenne ou internationale, mais aussi la tenue d’événements sportifs ou culturels sont devenus l’objet de compétitions extrêmement vives entre les acteurs des territoires qui cherchent à les attirer chez eux en espérant des gains importants d’abord en terme d’image – l’image conditionnant très largement l’attractivité des territoires – et en terme d’activité.
Cette compétition peut opposer des territoires français à des territoires concurrents étrangers, à l’échelle européenne ou planétaire (comme dans le cas du projet ITER de réacteur nucléaire de recherche international ou des Jeux Olympiques de 2012), mais aussi des territoires français entre eux, à l’échelle nationale ou même régionale, voire locale.
Par exemple, actuellement, neuf villes françaises sont en compétition pour le titre de capitale européenne de la culture en 2013, dont Marseille, Lyon, Saint-Etienne, Nice, Toulouse ; deux régions françaises sont en rivalité pour que soit financé en priorité leur projet de Ligne TGV respectif (Bordeaux-Frontière espagnole pour l’Aquitaine, Bordeaux-Toulouse pour Midi-Pyrénées).
Cette nouvelle donne, que constitue la concurrence entre territoires, est donc à l’origine de toute une série de conflits ou de rivalités entre les acteurs de ces différents territoires, qui cherchent par tous les moyens à l’emporter en améliorant la qualité de leurs dossiers de candidatures (avec l’aide d’experts ou de cabinets spécialisés), par une politique de communication en direction de l’opinion et des décideurs, enfin en proposant de participer au financement de ces infrastructures par le biais de mesures d’accompagnement. Tout le monde a entendu parler du financement de l’implantation de compagnies low-cost, comme Ryan Air ou Easy Jet dans des aéroports de province par les Chambres de commerce. Tout le monde a entendu parler du mode de financement de la ligne du TGV Est qui fait très largement appel (à hauteur de 27%) aux collectivités territoriales alors que cela ne fait pas partie des compétences que la décentralisation leur a apportées – mais l’Etat est bien content que les collectivités territoriales sortent de leur domaine de compétence, puisque ça allège sa facture –
Cette concurrence est d’autant plus acharnée que les projets d’implantation et de création d’entreprises sont plus rares et leur taille de plus en plus modeste. On se dispute des miettes. Comparés à ce qui se passait dans les années 1970, les dossiers sur lesquels se battent des Agences de développement régional sont passés d’entreprises qui rapportaient des centaines, quelquefois des milliers d’emplois à des entreprises qui en apportent quelques dizaines et qui sont, en plus, beaucoup moins nombreuses.
Dernier point sur cet aspect : cette nouvelle donne se traduit par une nouvelle représentation des territoires qui s’impose peu à peu, et qui est précisément fondée sur les notions de concurrence et d’attractivité.
Le territoire, dans sa dimension locale, mais aussi nationale, est de plus en plus perçu comme un produit qu’il vaut savoir vendre, en le dotant de nouveaux atouts et en travaillant son image, pour le rendre plus attractif sur un « marché des territoires » devenu très concurrentiel. Pour parler plus concrètement, quand une grande entreprise internationale, par exemple dans le secteur automobile, fait savoir qu’elle a un projet d’implantation d’une usine en Europe occidentale, immédiatement, des dizaines de territoires se portent candidats pour attirer chez eux cette entreprise et mènent toute une série d’actions de lobbying de type commercial pour l’emporter dans cette compétition. C’est vrai pour des implantations d’entreprises, c’est vrai aussi pour des événements et pour la venue d’institutions internationales ou européennes.
Pour les élus locaux, désormais en première ligne – décentralisation oblige -, le développement économique et l’emploi sont devenus un enjeu capital. C’est en grande partie sur leur capacité à maintenir l’emploi et à attirer des entreprises qu’ils seront jugés au moment-clé dans la carrière d’un élu qu’est l’élection. La chasse aux implantations, aux emplois, est donc devenue dans le même temps indispensable et extrêmement aléatoire, difficile, peu productive. Renforcer les atouts de son territoire, face à des territoires concurrents qui ne cessent d’essayer de renforcer les leurs, est donc pour les élus et les responsables économiques locaux une nécessité incontestée. Et encore plus dans les territoires touchés par les restructurations industrielles.
Le deuxième défi est celui posé par la restructuration des services publics particulièrement dans les secteurs de la santé, de la poste et des transports ferroviaires.
Le lien avec la mondialisation est moins direct, mais il est loin d’être inexistant, et il est fortement affirmé par les opposants aux restructurations, qui s’inscrivent dans la filiation de l’altermondialisme comme le montre, par exemple, la manifestation de Guéret en mars 2005 présentée par ses organisateurs comme un « mini-Porto Alegre ». Et ces opposants font le lien avec les restructurations des services publics et les délocalisations d’entreprises, associées très clairement avec la mondialisation.
Il est certainement très excessif de limiter les raisons de ces restructurations aux effets de la mondialisation. Pour une grande part, notamment dans le domaine de la santé, la restructuration des hôpitaux de proximité et du réseau des petites maternités, notamment, répond pour partie à des objectifs internes aux différentes problématiques de la santé, du territoire et des transports et à l’évolution de la démographie. Pourquoi maintenir des maternités là où il y a moins de naissances ? Pourquoi ne pas se donner les moyens d’ouvrir d’autres types d’équipements là où de nouveaux problèmes de santé apparaissent ? Pourquoi ne pas réorganiser les moyens des politiques de santé en fonction des besoins ?
On sait qu’il y a une très grande inégalité en matière de santé, non seulement entre les classes sociales, mais entre les territoires, avec une prévalence de certaines pathologies de 50% supérieure dans certaines régions. Il y a donc une certaine logique technique à adapter l’appareil de santé à l’évolution des besoins et des populations. Il y a aussi une logique technique à rechercher une meilleure sécurité des actes de santé. Je ne suis donc pas de ceux qui pensent que ces plans de restructuration des appareils de santé – qui se traduisent par des fermetures d’hôpitaux de proximité et de petites maternités – sont forcément injustes et scandaleux. Mais il est tout aussi évident que la question de la réduction du coût ou de la maîtrise du coût de la santé dans notre pays – réduction des déficits – joue un rôle important et ces éléments sont évidemment liés à la mondialisation et à des phénomènes de libéralisation.
Les effets sur le territoire de ces plans de restructuration des services publics dits « de proximité » sont assez semblables à ceux des crises industrielles qui viennent d’être évoquées. Les crises locales qu’ils provoquent sont aussi dramatiques, les mobilisations aussi unanimes et massives que celles suscitées par les délocalisations ou les fermetures des entreprises :
L’analyse que font les acteurs locaux des conséquences objectives de ces décisions pour le territoire concerné est similaire, car l’hôpital est souvent premier employeur local ; il est avec le marché hebdomadaire le principal élément structurant du bassin de vie dans la vie quotidienne. La dimension subjective, affective de la mobilisation locale est au moins aussi forte. De même qu’une entreprise présente depuis des décennies sur un territoire fait partie du paysage, elle fait partie de l’identité de ce territoire ; son départ est vécu comme une trahison. Mais la fermeture d’un hôpital et, plus encore, d’une maternité, a un effet, une force symbolique beaucoup plus considérable, d’abord parce que les équipements de santé – en particulier les maternités – sont liés à la vie. Une maternité qui ferme signifie un territoire où pour la première fois depuis des siècles, quelquefois des millénaires, on ne naîtra plus. On y mourra encore – quand on meurt chez soi et pas à l’hôpital – mais on n’y naîtra plus. Une chaîne séculaire se rompt. C’est un événement considérable dans l’histoire d’un territoire. Pour cette raison, les représentations de mort, de déclin, y sont très fortement associées, spontanément par la population, et par les acteurs car c’est un moyen de sensibiliser l’opinion publique.
Un autre concept : le « désert », est très prégnant dans l’histoire de l’aménagement du territoire en France. Tout le monde se souvient de l’ouvrage de J-F Gravier « Paris et le désert français ». Ecrit en 1947, il est extrêmement daté : on n’est plus du tout dans la même configuration. Mais ce mot qui a frappé, tant il était fort, connaît ici une nouvelle vie avec la « désertification des campagnes », le « désert médical », utilisé avec la même outrance et la même efficacité en termes de communication politique. C’est une sorte de métaphore géographique de la mort, encore que beaucoup de déserts ne soient pas si morts que ça et que beaucoup de territoires privés d’hôpitaux ne deviendront pas des « déserts ».
A l’angoisse de la mort du territoire s’ajoute l’idée de perte de statut : Comment rester une ville quand on n’a plus d’hôpital, plus de maternité, plus de gare ? Comment rester un village quand on n’a plus d’école ni de poste ? A l’idée d’une rupture fatale et irrémédiable dans une histoire séculaire, s’ajoute l’idée d’une perte de lien et d’un réenclavement lorsqu’il s’agit de liaisons ferroviaires définitivement interrompues et de gares fermées.
Le troisième défi est celui de la crise du politique, donc du système d’actions qui préside aux politiques publiques, notamment dans une démocratie.
Crise d’abord de légitimité des élus et de la démocratie représentative – où l’on retrouve la géopolitique – qui se traduit par une image désastreuse des élus dans les enquêtes d’opinion (même si les maires s’en tirent mieux que les parlementaires), un doublement de l’abstention entre 1974 et 2002 et l’importance du vote anti-système (1/3 des voix aux présidentielles de 2002).
Certes les élections présidentielles de 2007 ont vu un retournement spectaculaire : record de participation depuis vingt-cinq ans : 84%, avec 1,8 millions de nouveaux inscrits ; retour des électeurs vers les candidats des partis de gouvernement (75% à eux trois, contre 43% cinq ans plus tôt).
Mais rien ne garantit que cette embellie soit durable, comme le montre l’effondrement de la participation des jeunes électeurs en banlieue entre les présidentielles et les législatives. Une fois Ségolène Royal battue, les jeunes qui, à l’appel des associations et des partis de gauche, s’étaient pour la première fois inscrits en mairie, ne sont plus allés voter. On peut penser que cette embellie de 2007 laisse entrevoir un chemin possible vers une repolitisation, une réintégration dans le fonctionnement du système politique d’une grande partie de la population qui s’en était éloignée mais la route est longue et les résultats sont fragiles.
Cette perte de légitimité des élus s’est nourrie d’une série de scandales politico-financiers, mais surtout de l’impuissance des acteurs politiques à traiter deux problèmes majeurs qui ont la particularité de toucher très directement une très grande part de la population : le chômage de masse et la montée du sentiment d’insécurité dont le premier, au moins, a des liens directs avec les mutations de l’économie mondiale.
Cette perte de légitimité a été renforcée par l’apparition d’une forme de démocratie nouvelle, largement perçue par de nombreux élus, mais aussi par de nombreux acteurs associatifs, comme concurrente de la démocratie représentative, j’ai nommé la démocratie participative.
Crise du politique, c’est aussi Crise de la Nation comme instance géopolitique, territoire de référence et identitaire, échelle légitime de la décision politique. La nation est désormais concurrencée par d’autres territoires politiques jugés tout aussi légitimes ou plus efficaces : la planète, l’Europe, la région, l’agglomération ou le quartier. Quand on parle de la crise climatique et qu’on débat en France, dans le « Grenelle de l’environnement » des moyens d’y faire face, la référence du territoire légitime est évidemment la planète. Quand on s’élève contre un projet d’aménagement, le territoire de référence est le local, voire le micro-local. Quand on essaye de traiter les problèmes d’une cité en difficulté, le territoire de référence est, non exclusivement mais largement, le micro-local ou le quartier.
La troisième dimension de cette crise du politique est la crise de la notion d’intérêt général contestée à la fois dans son contenu et dans l’échelle géographique, ou plutôt l’échelle géopolitique légitime pour le définir.
1. A quel intérêt général en effet faut-il se référer ? Faut-il se référer à l’intérêt général environnemental ou à l’intérêt général économique ? Sur toute une série de projets d’aménagements qui ont à la fois une dimension économique – c’est-à-dire qu’on en attend du développement économique – et une dimension environnementale – quand ils sont source de transformation du paysage ou d’atteinte à un environnement – ces deux conceptions, en termes de contenu d’intérêt général s’affrontent. Que faut-il privilégier ?
2. Où se situent désormais les priorités ? Dans la croissance et la création d’emplois ou dans la protection de la nature, de la biodiversité, dans la lutte contre le changement climatique?
3. Faut-il continuer définir l’intérêt général à l’échelle géographique de la Nation, l’intérêt national, ou privilégier d’autres échelles et parler désormais d’intérêt général européen, planétaire ou local
L’intérêt général est largement devenu une affaire de point de vue, c’est-à-dire en réalité d’intérêts et d’idéologie. Or l’idée d’intérêt général, à la fois philosophique et politique, joue un rôle absolument essentiel dans les politiques d’aménagement du territoire. C’est elle qui justifie, en particulier, qu’il soit dérogé au principe du respect de la propriété privée, qui fut l’un des premiers droits de l’Homme reconnu par la déclaration de 1789.
Les actions d’aménagement, notamment, ne sont pas concevables sans un appareil juridique basé sur la notion d’ »intérêt général », ou d’ »utilité publique », qui permet de dépasser le verrou de la propriété privée par le moyen de l’expropriation. Il n’y a pas d’action d’aménagement sans contrôle de l’espace, du terrain sur lequel sera menée cette opération. Il faut pour cela, sauf dans les rares cas où il y a vente à l’amiable, qu’il y ait expropriation, celle-ci ne pouvant se justifier, dans un Etat de droit, que par l’ « utilité publique », autre expression pour dire « intérêt général ». Donc, sans accord (au moins minimum) sur ce qu’est l’intérêt général, pas de déclaration d’utilité publique (ou alors systématiquement contestée) et sans DUP, pas d’aménagement possible.
Cette crise de la notion d’intérêt général, notamment l’idée du territoire au niveau duquel il faut le définir, n’est pas sans risque, comme le montre la grève de la faim du député Jean Lassalle au printemps 2006, pour dénoncer le risque de départ d’une usine, filiale du groupe japonais Toyal, de sa circonscription des Pyrénées-Atlantiques. Jean Lassalle est un homme sympathique, sans doute le meilleur chanteur a capella de la Représentation nationale (il n’y a pas beaucoup de concurrence, surtout dans le domaine du chant monophonique béarnais), et, plus sérieusement, un homme indéniablement courageux et dévoué au bien public. Mais sa démarche suscite ma perplexité. Car l’usine en question ne risquait pas d’être l’objet d’une délocalisation en Slovaquie ou en Asie du sud, mais vers Lacq, un site industriel situé dans la même région et le même département, à 60 kilomètres de là, en reconversion industrielle et parfaitement équipé pour accueillir une activité dangereuse du type de l’usine Toyal. Le déplacement de l’usine Toyal d’Accous était sans doute une catastrophe du point de vue de la vallée d’Aspe, mais il pouvait être parfaitement justifié du point de vue de la sécurité des populations et du point de vue de l’aménagement du territoire. Et la victoire de Jean Lassalle a eu des répercussions négatives sur l’attractivité de la France vis-à-vis des investissements étrangers. Car pourquoi investir dans un pays qui laisse si peu de libertés aux entreprises ?
Le risque que je pointe ici est celui du localisme, c’est-à-dire d’une défense acharnée des intérêts locaux, aux dépens de ceux plus larges des régions ou du pays. Verra-t-on demain un élu entamer une grève de la faim pour obtenir l’implantation d’une grande surface dans sa commune plutôt que dans une commune voisine ? Ces trois dimensions de la crise du politique sont évidemment étroitement liées.
Je vais maintenant passer à mon dernier point concernant les mutations que ces changements, cette nouvelle donne, impliquent sur le métier d’élu local et sur les objectifs, les modes d’élaboration des politiques locales d’aménagement du territoire. Il me semble que ces effets sont profonds et qu’on peut les regrouper autour de deux thèmes : défendre et construire.
1) Défendre c’est d’abord apprendre à gérer les crises.
Les fermetures d’entreprises ou de services publics à fort contenu symbolique et à fort impact sur la population et l’économie locale donnent lieu à de véritables épreuves de force avec les grandes entreprises et avec le gouvernement, où sont posées les questions du territoire, de son devenir et des politiques d’aménagement adéquates.
Elles provoquent à chaque fois une mobilisation de l’ensemble des acteurs locaux, sur le mode de l’union sacrée, qui transcende, au moins pour un temps, leurs rivalités antérieures.
Elles se déroulent dans un climat dramatique, car la disparition de l’entreprise constitue un véritable traumatisme pour la société locale, les moyens de luttes sont parfois désespérés, comme dans le cas de ces salariés qui brandissent la menace de faire sauter l’usine ou de polluer la rivière proche
L’objectif est dans un premier temps de défendre les activités menacées, en obtenant l’annulation des mesures de suppression d’emplois et, dans une deuxième temps, lorsque que cet objectif se révèle hors de portée (c’est presque toujours le cas), d’obtenir des mesures compensatoires maximales à la fois pour les salariés et pour le territoire.
Dans ces crises le rôle des élus locaux est à la fois essentiel et complexe:
• Ils doivent incarner l’angoisse et la colère de leurs concitoyens, leur donner un visage, la mettre en mots, parfois la canaliser pour éviter des excès dangereux et contre-productifs et l’exprimer en termes positifs, c’est-à-dire de revendications, ce qui suppose une capacité d’énonciation et de représentation.
• Ils doivent se faire les porte-parole et les relais vis-à-vis de l’opinion publique pour que cette angoisse se transforme en rapport de forces, en pression de l’opinion et des médias sur l’entreprise et sur l’Etat ; cela relève d’une capacité de communication : Je renvoie à ce que disait tout à l’heure Christophe Guilluy à propos des difficultés locales qui n’existent politiquement que si les médias en parlent.
• Les élus doivent enfin, sur la base de ces rapports de forces, mener la négociation pour obtenir pour le territoire les décisions les plus favorables possibles : le plan social le plus favorable possible pour les salariés licenciés et, pour le territoire, des décisions ou des aides à l’implantation d’autres entreprises, des travaux routiers etc. Cela suppose une capacité de négociation.
On voit donc que la réussite de l’action des élus dans ces situations extrêmement difficiles passe par des compétences que je qualifierai de « géopolitiques » : analyse des rapports de forces entre acteurs, analyse des alliances possibles (sur qui s’appuyer), analyse des représentations efficaces (comment se concilier les médias).
2) Défendre c’est aussi prévenir des crises futures en renforçant l’attractivité du territoire et son tissu économique, ce qui suppose de saisir toutes les opportunités de développement et d’investissements notamment publics.
Le rôle des élus est ici assez similaire à celui qui est le leur lors des fermetures d’entreprises, mais cette fois sur un mode offensif (ou préventif) et non plus défensif (et réactif) :
• incarner les ambitions de leur territoire
• mais aussi avoir l’idée ou reprendre l’idée de l’équipement, être à l’écoute des opportunités, en se dotant de capacités de veille.
• porter le projet devant l’opinion et une série d’acteurs partenaires ou décideurs, en construisant un argumentaire et en s’en faisant le relais auprès des médias
• en négocier la mise en oeuvre
Ce qui suppose des phases internes et externes, des phases souterraines (activation de réseaux) et publiques (campagnes de communication, communiqués)
3) Construire, c’est pour les élus, promouvoir des projets, non seulement ponctuels et au coup par coup, en fonction des opportunités, mais stratégiques, c’est-à-dire globaux et de long terme, projets de développement collectif, à l’échelle de leur territoire. Je crois qu’apparaît là une nouvelle fonction de l’élu, une fonction de stratège autant que de tacticien, une fonction d’animateur, d’accoucheur d’un projet de territoire.
Plus encore que la défense « réactive » de l’économie locale ou des services publics, ou que la capacité à saisir des opportunités extérieures, la construction de ces projets de développement passe par un travail d’animation du système local d’acteurs, par une phase de débat.
J’ai beaucoup travaillé sur les débats publics dans le cadre de la Commission nationale des débats publics, sur les projets d’aménagement d’infrastructures. J’ai observé que, dans ce processus, les élus locaux ont un rôle absolument essentiel et sont à vrai dire irremplaçables :
• Ils impulsent et font exister dans la longueur le processus d’élaboration de ce projet.
• Ils en garantissent le fonctionnement et la transparence.
• Ils en tirent les leçons, tranchent, au final, entre les propositions concurrentes, et finalisent les priorités.
• Ils portent le projet dans la longue et périlleuse phase de montage des dossiers : négociations financières, relations avec les maîtres d’ouvrage des différents projets d’infrastructures, les différentes politiques, jusqu’à la mise en œuvre.
Et ce travail de direction, de gouvernement, ils sont les seuls à pouvoir le faire, en raison de leur légitimité politique, acquise par l’élection.
Cette conception du travail des élus, à la fois comme stratèges, animateurs du système local des acteurs, porteurs de projets et représentants du territoire, pose dans des termes différents la question de la concurrence entre démocratie représentative, démocratie participative et démocratie directe, en permettant de la dépasser, par une « actualisation » du pacte démocratique national :
• aux habitants et aux acteurs (associations, entreprises, syndicats, chambres consulaires) le droit de débattre le plus largement, le plus systématiquement possible, y compris peut-être par une extension de l’expérience du débat public à des projets d’aménagement plus modestes ou par un développement des concertations de tout type, c’est la démocratie participative.
• aux citoyens, dans un certain nombre de cas, le pouvoir de décider directement par référendum local du devenir ou des modalités de tel ou tel projet, c’est la démocratie directe.
• aux élus de tous niveaux, « petit maire » d’une commune rurale, maire d’une métropole régionale, parlementaire ou ministre, trois responsabilités essentielles :
– porter les projets et les inscrire dans une stratégie pour le territoire,
– animer la mobilisation des acteurs et conduire le débat avec la population,
– mais aussi et enfin, décider, trancher, dans la majorité des cas et pour les questions qui sont de leur ressort – chacun au niveau géographique pour lequel il est légitime – précisément parce qu’ils ont été élus.
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