L’influence économique et politique de la Chine dans la région
Intervention prononcée lors du colloque du 21 novembre 2007, L’Asie du Sud-Est entre ses géants.
D’une part un magnifique ouvrage de Michel Bruneau qui, renouant avec les très grandes traditions de l’Ecole des Annales, réveille la géographie : « L’Asie entre la Chine et l’Inde » (éd. Belin). C’est le travail simple et très brillant d’un grand chercheur (le fruit d’une vie de recherche, selon François Raillon). Il explique en particulier comment les plaques tectoniques indienne et chinoise se rejoignent en Asie du Sud-Est.
A l’extrême inverse, je vous recommanderai un article d’économie – lui aussi d’une grande qualité – de Madame Françoise Nicolas sur la situation économique des pays d’Asie du sud-est (dans l’annuel publié par la Documentation française sous la direction de Sophie Boisseau du Rocher : « Asie, dix ans après la crise »). Dans cet article intitulé « Dix ans après la crise financière : le retour du miracle asiatique ? », l’auteur montre avec beaucoup de finesse comment ces pays se sont relevés mais pas d’une manière uniforme ni autant qu’il aurait fallu et comment la situation reste assez mouvante.
J’en viens tout de suite à ce qui est plus proche de ma spécialité : la question des rapports entre la Chine et l’Asie du Sud-Est.
Ce qui se passe est tout à fait nouveau dans l’histoire récente des relations entre ce grand pays et cette zone très compliquée. Pour autant, l’affaire n’est pas jouée. Les relations entre la Chine et l’Asie du Sud-Est, considérées sur une échelle de temps longue, ont connu de nombreux épisodes, très variés. A l’époque moderne, les contacts étaient difficiles avec les pays voisins, notamment le Vietnam, et les relations ont été compliquées par les Chinois d’outre mer pendant très longtemps au XXe siècle, (complications qui ont rebondi dans les années cinquante et soixante). Tout cela avait conduit la Chine à une extrême prudence jusqu’aux années soixante-dix et quatre-vingt. Les Chinois donnaient l’impression d’hésiter à agir en Asie du Sud-Est dans la crainte constante d’en faire trop. Cette politique n’était pas maladroite : en effet, l’influence de la Chine est telle que, sans trop bouger, son « ombre » s’étend. Mais toute une série de raisons ont fait que, dans les années quatre-vingt dix et surtout depuis le début des années 2000, un véritable tournant a été pris par la politique des dirigeants chinois vers l’Asie du Sud-Est, qui a, non seulement une signification régionale, mais d’abord et surtout une signification mondiale et internationale.
Au fond, pour résumer, les Chinois avaient commencé par s’ouvrir sur l’international le plus riche, le plus intéressant pour eux, c’est-à-dire l’Occident et, dans l’Occident, le plus occidental de l’Occident était pour eux les Etats-Unis. Par ailleurs, ils laissaient aux Chinois d’outre-mer, très souvent installés en Asie du Sud-Est, le rôle économique d’investisseurs. Tout cela a duré assez longtemps. Pendant toute cette période les Chinois avaient choisi de ne pas avoir de politique régionale très active, également car ils se méfiaient de l’influence japonaise dans la région. (Il y a même eu une proposition japonaise pour une monnaie asiatique.) Mais c’est sans doute cette menace d’un leadership japonais qui, dans les années quatre-vingt dix et au tout début des années 2000, les a convaincus de s’intéresser à nouveau à cette région.
D’autres raisons ont pesé. D’abord les raisons économiques : la Chine s’est tout à coup mise a manquer dramatiquement de matières premières, à en chercher partout où il y en avait, sur ses frontières et dans le reste du monde.
Un deuxième argument me semble plus intéressant : un sentiment nouveau qu’ils avaient à contribuer à consolider la région. Les Chinois sont très préoccupés par la poussée islamique et par les mouvements ethniques qui surgissent dans plusieurs pays. Ils sont très inquiets de la situation de plusieurs régimes d’Asie du Sud-Est dont la fragilité leur paraissait plutôt un élément positif il y a trente ou quarante ans mais leur semble aujourd’hui un danger. Aujourd’hui, les Philippines inquiètent les Chinois mais leur plus grosse inquiétude concerne l’Indonésie. Lors de plusieurs séjours en Indonésie, j’ai eu l’impression que la situation est moins grave que les Chinois ne le pensent ; François Raillon, qui est un immense spécialiste de ce pays, vous dira ce qu’il faut en penser. Mais il y a là une conscience nouvelle qui est positive parce que la Chine a longtemps donné l’impression d’être une sorte de « passager clandestin de la mondialisation ». Aujourd’hui, les Chinois commencent à prendre des responsabilités, ils commencent à s’intéresser à leur région. Ils ont pris au sérieux certains accents de la politique américaine qu’ils veulent comprendre comme une « concession » à l’influence et à la responsabilité chinoises de tout ce qui se trouve à l’est de l’Afghanistan. Ils s’inquiètent donc de tout ce qui pourrait diviser l’Asie du Sud-Est ou la soumettre au leadership japonais.
De ce point de vue, la Birmanie est un cas très intéressant. J’ai voyagé à trois reprises l’année dernière en Birmanie où je me suis entretenu avec de nombreux Chinois, diplomates ou non. Par parenthèse, le Ministère des Affaires étrangères chinois est extraordinairement divisé sur tous les problèmes décisifs. Les diplomates français ne sont pas toujours d’accord sur tout mais c’est sans comparaison avec les divergences qui agitent la diplomatie chinoise. Sur des problèmes importants, le Darfour, l’Iran, la Corée, la Birmanie, les polémiques vont bon train et les drapeaux s’agitent dès qu’une décision est prise dans un sens ou dans l’autre. Mais tous sont très préoccupés par ce qui s’est passé en Birmanie. Après des débats internes, ils sont intervenus très nettement auprès des Birmans pour leur indiquer la politique à tenir : faire des routes, ouvrir l’économie, enrichir le pays puis, comme eux, tenir fermement le pouvoir. Ils auraient aimé que Kim Nyunt, « purgé » il y a trois ou quatre ans, fût réintégré dans l’équipe de direction mais les autres généraux étaient bien loin d’accepter cela.
La nouvelle politique chinoise déborde l’idée d’éviter un leadership japonais – ou même indien – ou l’idée de réduire l’influence américaine. Je crois que s’exprime l’idée d’une prise de relais dans laquelle les moyens de l’économie serviraient une politique plus responsable et plus ambitieuse. La grande force de la diplomatie chinoise est de transformer la puissance économique et commerciale en moyens politiques. Le changement est spectaculaire : il entraîne un engagement considérable dans le commerce régional et un soutien à la régionalisation politique.
Mais c’est une affaire qui n’est pas terminée, d’abord parce que certains pays voisins – tous, autour de cette table le savent – laissent volontairement passer l’ouragan chinois. Je pense au Vietnam, par exemple. Il faudrait être bien naïf pour penser que ce pays a laissé de côté son nationalisme. Même si les bicyclettes, les motos sont chinoises, même si les sacs de riz arrivent de Chine, les Vietnamiens n’en pensent pas moins, et les Chinois le savent. Je crois aussi qu’on réentendra parler de la poussée chinoise au Laos, que ce qui se passe au Cambodge suscitera des coups en retour, que l’affaire birmane n’est pas achevée. Avec l’Inde il faudra des années et des années pour transformer les esprits de part et d’autre.
Tout cela n’est donc pas terminé, d’autant que, si l’ombre de la Chine sur l’Asie du Sud-Est s’épaissit, c’est aussi un danger qui se répand sur l’Asie du Sud-Est. Depuis 2003 et 2004, je suis de ceux qui signalent l’accumulation des charges salariales et des autres coûts sur l’économie chinoise, et ensuite, très tôt, les menaces inflationnistes. Maintenant tout le monde reconnaît qu’il y a une bulle.
Ce dont je suis certain, c’est que nous sommes dans un régime dont la seule et énorme légitimité est économique. Elle suffit pour donner tort à ceux qui parlent de la fragilité actuelle du régime chinois. Aussi longtemps que l’économie chinoise progresse de +10% par an, c’est une plaisanterie que de dire que le régime est fragile. En revanche, la question de savoir ce qui se passerait si on retombait à +6% ou +7% est une question totalement ouverte, dans un régime où l’immense majorité de la population ne reconnaît à ses dirigeants aucune autre qualité que celle de fournir une croissance économique. A 6% ou 7%, les politologues pourraient recommencer à travailler sur la Chine. Nous sommes dans une société où, temporairement, l’économie est solide. Si les signes de fragilité se réalisent, même à un niveau qui continuera à satisfaire ceux qui veulent travailler avec la Chine, ça ne satisfera pas forcément la population chinoise elle-même. Dans le Parti communiste chinois, beaucoup estiment très sincèrement qu’un jour ou l’autre, il faudra faire la démocratie comme les Japonais l’ont fait : une démocratie où le même grand parti politique l’emporte toujours. Mais si les choses se gâtent quelque peu, dans un pays où l’administration provinciale n’obéit au pouvoir central que lorsqu’elle est d’accord, les choses pourraient se compliquer très fortement et la Chine pourrait exporter vers l’Asie du Sud-Est, après ses bicyclettes et ses motos, ses troubles intérieurs.
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