Intervention prononcée lors du colloque du 21 novembre 2007, L’Asie du Sud-Est entre ses géants.
Pour essayer d’avancer dans notre colloque, je vais simplifier à l’extrême les propositions que je vais faire devant vous au risque de vous paraître réducteur. Mais je pense que, face à une pareille complexité, il n’est pas inutile d’essayer de discerner les traits saillants qui peuvent aider à la compréhension de cette Asie du Sud-Est, située entre ces grands pays qui paraissent plus connus, plus massifs, plus protubérants, que sont l’Inde et la Chine.
Reprenant d’une autre façon des choses qui ont déjà été dites, je présenterai ces propositions en trois points, évoqués assez brièvement, à coups de déclarations et d’opinions un peu provocantes qui serviront, je l’espère, à alimenter le débat que nous allons avoir ensemble.
Le premier point portera sur ce que j’appellerai la crise d’identité de l’Asie du Sud-Est.
J’essaierai ensuite, avec ma petite expérience, depuis vingt-cinq ans, d’observateur de cette région, de voir comment l’Asie du Sud-Est se situe à côté de ses partenaires immédiats. Renversant le discours de Jean-Luc Domenach, qui nous a donné la perception de l’Asie du Sud-Est par la Chine, je vous proposerai l’inverse : la perception qu’a l’Asie du Sud-Est de ses grands voisins.
Enfin, j’essaierai de répondre, par quelques suggestions provocantes, à la question posée par Monsieur le ministre : Quid du rôle de la France, de l’Union européenne, dans cette région si lointaine où, je le crains, nous sommes assez absents ? Il faut se féliciter de cette soirée qui va peut-être contribuer à nous rapprocher, au moins intellectuellement, de cette belle région qu’est l’Asie du Sud-Est.
I – La crise identitaire de l’Asie du Sud-Est
Un peu facile à dire : on vient de nous expliquer que c’est une région compliquée dont on peut se demander si elle existe vraiment. Si elle n’existait pas ou si elle existait mal, il serait normal qu’elle ait une crise identitaire.
Je reviens un instant sur la grande crise asiatique de 1997-1998, crise financière, grande crise de la globalisation qui a marqué la fin du « miracle Sud-Est asiatique » et des valeurs asiatiques. Le concept des « valeurs asiatiques » a été avancé par deux grands personnages, qui ont l’un et l’autre passé la main, Monsieur Lee Kuan Yew et le Docteur Mahatir, ce dernier étant malais et l’autre chinois de Singapour. En fait, ces valeurs asiatiques, que l’on a – abusivement – habillées du manteau confucéen, étaient plutôt une notion anti-occidentale servant à magnifier la réussite du miracle asiatique, à exalter la fierté des « Trente glorieuses » qui avaient poussé l’Asie du Sud-Est à un rythme de croissance élevé. C’était, pour ces deux personnages, suivis en cela par tous les dirigeants de la région, une façon d’affirmer l’identité et la fierté Sud-Est asiatiques : des pays du Tiers-monde sur le point de réussir un décollage économique. La crise de 1997-1998, lorsque le troupeau électronique des investisseurs mondiaux a quitté brutalement ces pays, a plongé l’Asie du Sud-Est dans ce que j’appelle la « décennie perdue » – dont, je l’espère, nous voyons la fin – pendant laquelle on ne parlait plus de valeurs asiatiques. Il a fallu appliquer les recettes amères du FMI, ce qui a eu des conséquences politiques diverses. Le rythme économique a été extrêmement faible, une immense récession a touché Indonésie. Sur le plan politique, des divergences sont apparues entre les pays qui sont devenus plus démocratiques, comme l’Indonésie (chute du régime Soeharto) et ceux qui ont fait des pas en arrière, comme la Thaïlande. La Thaïlande était une démocratie pleine de promesses quand, en septembre 2006, un coup d’Etat a ramené les militaires au pouvoir.
La décennie qui vient de s’écouler a marqué un retrait de l’Asie du Sud-Est dans les affaires mondiales au profit de la Chine qui a raflé toute la mise des capitaux directs internationaux qui venaient jusque là s’investir en Asie du Sud-Est et qui sont partis en masse, depuis dix ans, vers la Chine et, dernièrement, vers l’Inde.
Face à cette crise d’identité, l’Asie du Sud-Est cherche à se ressaisir. Par ce qui n’est pas tout à fait un hasard du calendrier, au moment même où nous parlons, l’Asie du Sud-Est s’est réunie à Singapour pour tenir un sommet de l’ASEAN, fêter son quarantième anniversaire, réunion suivie par l’East Asian Summit, le Sommet de l’Asie orientale. L’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations) est une petite organisation assez molle, assez soft, d’une dizaine de pays, peu structurée, qui n’a rien à voir avec l’Union européenne : c’est une structure consultative, avec un club de dirigeants qui se réunissent pour parler des affaires communes. On voit que cette association très peu rigide, l’ASEAN, réussit malgré tout à fournir un forum diplomatique à l’ensemble de l’Asie orientale. Je ne me prononce pas sur son issue mais on y voit un effort. Un deuxième effort a consisté, pour l’ASEAN, et pour surmonter sa crise d’identité, à produire un document (auquel il a été fait allusion), intitulé Asean charter, la Charte de l’ASEAN, sorti hier (1) . Ses vingt-cinq pages retracent l’ensemble du dispositif institutionnel qui fait fonctionner l’ASEAN depuis 1967, date de sa création, complété par quelques mots sur les droits de l’Homme et la démocratie où, rassurez vous, les valeurs de consensus, de souveraineté nationale et de non ingérence dans les affaires intérieures des Etats membres restent entières. Autrement dit, ces « valeurs asiatiques » sont toujours là. C’est tellement vrai que la Birmanie n’a pas hésité à signer la Charte de l’ASEAN, ce qui montre qu’elle ne se sent pas menacée le moins du monde par la future « Agence sur les droits de l’Homme » prévue par ce texte.
Ceci conclut le premier point concernant la crise d’identité de l’Asie du Sud-Est qui cherche à se retrouver dans l’ASEAN en faisant des efforts diplomatiques.
II – Pourquoi l’Asie du Sud-Est existe-t-elle malgré les immenses différences constatées par les orateurs qui m’ont précédé ?
C’est d’abord parce qu’elle est cernée par la globalisation générale qui oblige tous les ensembles régionaux à se structurer et à se fortifier. Pour survivre dans la globalisation, les Etats sont obligés de s’associer avec leurs voisins. Donc, la globalisation a pour effet sur l’Asie du Sud-Est de contribuer à la faire exister.
Beaucoup plus directement, elle est entourée par ses voisins immédiats : la Chine et l’Inde. On nous dit que les choses ne se passent pas si mal : les relations entre la Chine et l’Asie du Sud-Est se développent ; on assiste à la constitution d’une vaste zone de libre échange entre la Chine et l’Asie du Sud-Est… Plusieurs signes apparents semblent indiquer un mouvement d’intégration régionale accélérée et accentuée de l’ensemble de l’Asie orientale qui pousserait l’ASEAN vers la Chine.
Je vous propose une interprétation complètement opposée : une très grande méfiance de la part de l’ASEAN à l’égard de la Chine. La Chine manque désespérément de matières premières, elle se trouve un peu dans la situation qui était celle du Japon entre les deux guerres mondiales, préoccupée par ces matières premières dont elle a besoin pour son développement économique. C’est pourquoi la Chine est très intéressée par ce qui se passe en Birmanie et en Indonésie, les deux pays les plus riches en ressources naturelles de l’Asie du Sud-Est.
La Chine, pour afficher son pacifisme, a signé en 2002 un code de bonne conduite concernant la gestion de l’archipel des Spratleys, qui, situé au milieu de la Mer de Chine, est revendiqué par tous les pays riverains de l’Asie du Sud-Est et par la RPC. La Chine, pour faire bonne figure, pour avoir « une armée forte et une nation prospère » (je reprends le slogan japonais de l’époque Meiji), est prête pour arriver à ses fins, à faire des concessions pacifiques dans la région, et elle les fait. Mais la région n’est pas dupe et refuse d’être traitée comme une sorte d’Afrique face à l’Europe, la Chine étant l’usine de l’Asie tandis que l’Asie du Sud-Est serait réduite au rang de marché et de fournisseur de matières premières, dans un échange dont les termes seraient inégaux.
L’Asie du Sud-Est, me semble-t-il, manifeste un grand souci de résister à l’étau qui l’enserre : la Chine au nord, mais aussi l’Inde. Ces deux pays ont fait l’Asie du Sud-Est, comme cela a été dit. Tous les pays d’Asie du Sud-Est ont été indianisés. On trouve des mots en sanscrit dans toutes les langues de la région, sauf le Vietnam qui s’inscrit dans l’orbite chinoise, où il a été fortement sinisé. Une grande méfiance s’exprime aussi vis-à-vis de l’émergence de l’Inde. Il faut tenir compte de la diaspora indienne, extrêmement présente en Asie du Sud-Est. La Marine indienne patrouille à côté de la 7ème Flotte américaine dans les eaux de la région. Cela suscite une certaine défiance que nous, Européens, pourrions exploiter.
En contrepartie, il semble que l’Asie du Sud-Est apprécie le parapluie de sécurité offert par les Américains, avec les Japonais qui jouent le rôle de représentants des Américains dans la région.
Enfin, parmi les voisins immédiats de l’Asie du Sud-Est, il ne faut pas oublier un franc tireur, qui revient très fortement dans la région, la Russie. Vladimir Poutine, à l’issue d’une visite récente à Djakarta, est reparti avec cinq milliards de dollars dans la poche, ayant vendu des tanks, des hélicoptères et des sous-marins à l’Indonésie qui souhaite diversifier ses fournisseurs.
III – Remarques finales sur le rôle que pourraient jouer les Français et les Européens en Asie du Sud-Est.
Nous sommes très largement absents dans cette région
• sur le plan économique, sauf peut-être un peu au Vietnam. Les parts de marchés de l’Europe ou de la France ne dépassent presque jamais les 5%.
• Sur le plan militaire, je viens de parler des Russes. La sécurité, en Asie du Sud-Est, est assurée par la 7ème Flotte américaine et, subsidiairement, par le Japon.
Là où les Européens, et surtout les Français, sont très bien représentés, c’est sur le plan des idées, de la morale, des ONG. Nous exportons massivement nos ONG… mais, hélas, pas assez nos entreprises ! C’est le fond du problème auquel nous sommes confrontés en Asie du Sud-Est : nous avons de belles idées, nous préconisons la démocratie, nous faisons pression pour que les droits de l’Homme soient respectés, nous exerçons des sanctions lorsque nous le jugeons nécessaire, par exemple sur la Birmanie (en d’autres temps, c’était contre le régime Suharto). Nous ne pouvons que souscrire à cette « morale » mais il faut savoir que, localement, elle est très mal perçue. Il ne faut pas oublier que les puissances atlantiques, l’Europe et les Etats-Unis, l’Occident, sont les anciens colonisateurs. Toute la région, sauf la Thaïlande, a été colonisée par les Américains et par tous les Européens. Autrement dit, la conversion des impérialistes aux idées généreuses des droits de l’Homme et de la démocratie fait sourire le Sud-Est asiatique. C’est d’ailleurs ce qui avait alimenté le discours sur les fameuses « valeurs asiatiques ».
Compte tenu de ce contexte : l’absence, très avérée, politique, économique et militaire de l’Europe et de la France et la méfiance qui accueille nos discours, je me permets, puisque nous sommes dans un colloque, d’explorer les « possibles » (de l’expression, « on peut » – sait-on jamais – passer à la traduction dans les faits), de proposer une révolution copernicienne aux Européens et surtout à nous autres, Français, qui avons inventé ces notions (démocratie, droits de l’Homme) que nous offrons au monde, qui nous conduirait à abandonner un certain dogmatisme, sans renoncer à nos idées. Je ne propose pas que nous reniions ce que nous sommes mais que nous soyons plus habiles. Je propose que nous soyons pragmatiques. Je propose que nous ne reculions pas devant la real politk. Je propose que nous retenions nos ONG humanitaires – qui, d’ailleurs ont beaucoup de mal à s’implanter et ne travaillent pas très bien sur place – Je propose que nous poussions notre jeunesse vers le milieu des entreprises plutôt que vers les ONG et surtout que nous exploitions le désir des Sud-Est Asiatiques de se libérer de l’étau indo-chinois (de l’Inde et la Chine). J’ai parlé de cette pression culturelle, politique, historique, économique et sécuritaire qui s’exerce de la part de l’Inde et de la Chine sur l’Asie du Sud-Est. Il y a de la place pour un dialogue qui – Thierry Dana y a fait allusion – existe dans le cadre de l’ASEM (Asia Europe Meeting), entre l’Europe et l’Asie, mais reste inégal. Nous nous comportons encore comme des missionnaires quand nous devrions parler le langage du partenariat et de l’égalité, puisque nous affirmons être attachés à cette valeur. Nous devons traiter les Sud-Est Asiatiques comme des gens majeurs qui arriveront peut-être à la démocratie, mais par eux-mêmes (la greffe ne prend jamais quand elle est imposée de l’extérieur), si nous tenons compte de leurs aspirations à une certaine autonomie, si nous les encourageons dans leurs efforts, si nous cessons de les sanctionner.
Je suis allé quatre fois en Birmanie cette année : il est affligeant de voir que les sanctions que nous infligeons à ce pays poussent les Birmans dans les bras des Chinois et des Indiens. Je salue à nouveau Thierry Dana pour une remarque très juste qu’il a faite à propos du jeu de balance que jouent les Birmans entre la Chine et l’Inde pour essayer de maintenir leur birmanité, leur autonomie birmane. En fait, les généraux birmans ont la hantise d’être littéralement dépecés par l’Inde et la Chine. Il faut savoir que l’économie birmane est pratiquement tenue par la diaspora chinoise et la diaspora indienne. La Birmanie est, par cette exposition considérable à ses deux puissants voisins, le modèle réduit de l’Asie du Sud-Est. Les Mexicains disent : « On est malheureux lorsqu’on est trop près de Dieu » (Dieu étant les Etats-Unis). Pour l’Asie du Sud-Est, Dieu (ou le Diable), c’est la Chine et l’Inde.
Je caricature, je simplifie pour nous réveiller à certaines réalités. Nous Français, qui sommes habitués à semer des idées subversives (c’est le rôle que nous assigne l’Histoire), allons jusqu’au bout, cessons de faire la morale missionnaire. Laissons l’Asie du Sud-Est venir par elle-même à la démocratie et soutenons-la dans son effort d’autonomisation. Encourageons nos investisseurs à aller vers l’Asie du Sud-Est et non pas toujours en Chine. Suivons (pour une fois) l’Allemagne : le quotidien du soir nous signale cet après-midi que la Chancelière est en train de réévaluer sa politique asiatique. Elle dit à ses hommes d’affaires que la Chine est fragile : ayant échappé à la crise asiatique, subie par l’Asie du Sud-Est il y a dix ans, elle n’a pas eu sa grande correction financière et économique qui devra bien arriver. L’Asie du Sud-Est se remet à peine de cette crise, mais c’est ce qui fait sa force. L’Allemagne n’a peut-être pas tort d’envisager un déplacement de ses investissements de la Chine extrêmement fragile, menacée par une bulle immobilière et bancaire qui va finir par éclater, vers des pays peut-être plus compliqués mais plus sûrs parce qu’ils ont « fait » leur crise économique il y a dix ans et que certains d’entre eux, dont l’Indonésie, se sont convertis à la démocratie. L’Indonésie est aujourd’hui la première démocratie musulmane du monde.
Je m’arrête sur cette déclaration quelque peu pompeuse.
Merci, Monsieur le Président.
———-
1)C’est-à-dire le 20 novembre 2007
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.