L’Asie du Sud-est : miroir de l’Europe ?

Intervention prononcée lors du colloque du 21 novembre 2007, L’Asie du Sud-Est entre ses géants.

Merci, Monsieur le ministre. Je suis particulièrement honoré d’être à cette table. Le fait de me retrouver à côté de Monsieur Hennekine me rajeunit. Quand il est parti comme ambassadeur en Indonésie, j’ai eu la chance de faire son dossier d’instruction.
Je m’exprime ici à titre personnel, n’étant pas un spécialiste de l’Asie.

Je commencerai simplement, Monsieur le Ministre, après le foisonnement d’idées des uns et des autres, par poser une simple question d’ordre philosophique :

L’Asie existe-t-elle ?
Ce n’est pas une simple boutade mais un problème d’identité. Aucun asiatique ne se définit comme tel. On est chinois, indien, vietnamien. Sans doute à l’origine se trouve posé le regard de l’autre, de l’homme occidental. N’oublions pas que le mot «Asie » est une dénomination des Grecs anciens pour tout ce qui est à l’Orient du monde civilisé.
Si l’Asie n’existe pas en tant qu’entité, on peut se demander, à plus forte raison, s’il existe une identité commune des pays d’Asie du Sud-Est ?

Qu’est-ce que l’Asie du Sud-est ?
C’est un ensemble hétérogène, avec des sous-ensembles bien distincts selon que l’on se réfère à la géographie, à l’histoire ou aux références culturelles.

D’abord la géographie met en évidence deux ensembles distincts :
• un bloc continental qui comprend l’Indochine au sens très large du terme, c’est-à-dire les trois anciennes colonies françaises auxquelles s’ajoutent la Thaïlande et le Myanmar.
• un ensemble insulaire constitué principalement par les archipels indonésiens (14 000 îles), philippins (7000 îles), la Malaisie, le Timor…

L’histoire ensuite différencie les pays d’Asie du Sud-Est :
• le bloc continental a été largement irrigué par la culture chinoise, avec des apports – moindres – indiens. La Chine traditionnelle des 18 provinces a joué un rôle important, et sans doute majeur, dans cette région du monde. Elle a imposé son écriture (au Viet Nam), son mode de pensée (taoïsme, confucianisme) ainsi que ses valeurs culturelles. Les références aux grands mythes chinois sont abondantes (« les royaumes combattants », Sun Zhu, le singe pèlerin, Au bord de l’eau) et constituent le substrat de la culture sino-centrée (tout comme l’Iliade, par exemple, pour le monde gréco-romain).
• la culture indienne a pour sa part modelé les mondes malais (avec ses références au Mahabarrattra, au Ramayana), indonésien, mais aussi cambodgien et thaïlandais.

Le substrat culturel enfin, qui découle de l’apport de l’histoire, est différent selon les pays : d’une part un monde confucéen, d’autre part un monde d’abord indianisé puis islamisé – par des marchands arabes, et non par des guerriers.

Ces histoires cloisonnées ont donné lieu à la constitution d’Etats fondés sur des modèles distincts :
• le modèle confucéen, centralisé, reposant sur une administration de fonctionnaires recrutés par concours,
• le modèle « royaume mandala », avec comme référence les doctrines brahmanique ou hindouiste ou une combinaison des deux. Ce modèle repose avant tout sur un chef charismatique et le système politique est alors basé moins sur une assise territoriale que sur la capacité du souverain à mobiliser des hommes en vue d’entreprises communes. Ces « royaumes mandalas » étaient le modèle des anciennes souverainetés khmère et malaise.

Le morcellement imposé par la géographie ne favorise pas un destin commun pour l’Asie du Sud-Est. La multiplicité des langues témoigne de l’absence d’histoire collective, hormis la période coloniale avec les dominations néerlandaise, britannique et française.

Et pourtant, même s’il n’y a que très peu de points de convergence entre les Asiatiques du sud-est, la région s’est forgé une identité.

Le facteur commun, même si de nombreux pays ne l’admettent pas, est constitué par la diaspora chinoise : 30 millions de Chinois vivent dans les dix pays de l’ASEAN, avec des proportions diverses selon les pays (en Indonésie 5%, plus de 17% en Thaïlande, à Singapour plus de 75%), avec des flous statistiques volontaires.
A un moindre degré, la diaspora indienne joue le même rôle.
Cette diaspora chinoise a véhiculé ses valeurs de civilisation basées sur le taoïsme, le confucianisme, le bouddhisme, le culte des ancêtres, valeurs qui génèrent un comportement collectif fait d’esprit de solidarité, d’ardeur au travail, de respect de la hiérarchie. Ces valeurs sont d’ailleurs aussi celles des « sociétés d’entraide ».
Longtemps considérées comme étant plutôt un frein au développement, les valeurs « asiatiques » ont été, à partir des années 80, exaltées par certains dirigeants de cette région (Malaisie, Singapour). Ces derniers estiment qu’elles ont contribué au développement économique et constituent une alternative aux valeurs occidentales. Sans doute est-ce le signe de la fin de la prévalence occidentale ? Pourtant, la promotion des valeurs marchandes, qui est la clef du succès de l’Asie du Sud-Est, n’est pas une résultante du confucianisme, qui est plutôt l’exaltation du sens de l’Etat et de la norme sociale et correspond davantage à la culture du mandarin lettré qu’à celle de la classe bourgeoise enrichie.
A cet égard, les valeurs asiatiques telles que véhiculées en Occident sont un peu une transposition de notre vision de l’Asie.

Cette identité s’est également constituée par opposition aux politiques des grandes puissances (les Etats-Unis et la Russie puis, maintenant, la Chine).
Aux épopées réputées libératrices se sont d’abord substituées les confrontations Est-Ouest avec la deuxième guerre du VietNam. La théorie des dominos a servi de fil conducteur à la politique des Etats-Unis dans cette région jusqu’en 1975, date de la chute de Saigon.
A l’égard des Etats-Unis et de la Russie, les Etats d’Asie du Sud-est ont longtemps réagi différemment. Le conflit vietnamien a partagé les Etats en blocs soit proaméricain (Thaïlande, Indonésie, Singapour), soit anti-américain (le Nord Vietnam).
La fin du conflit et la redéfinition de la politique des Etats-Unis ont contribué à l’émergence d’une identité de cette région, confortée par ses succès économiques.

L’Union soviétique est désormais remplacée par la Chine, qui mène une politique de grande puissance régionale tout en rappelant que son « émergence » est pacifique. C’est oublier les problèmes territoriaux qui, même s’ils opposent un certain nombre d’Etats d’Asie du Sud-Est entre eux, les opposent aussi à la Chine ; il s’agit des contestations de souveraineté sur les îles Paracels et Spratleys, impropres à un habitat permanent mais au sous-sol marin réputé prometteur en hydrocarbures. Il s’agit également de la politique menée par la Chine pour s’assurer un passage sécurisé pour son approvisionnement énergétique notamment via les détroits. S’ensuit une stratégie de contrôle de points d’appui pour sa marine, appelée « stratégie du collier de perles », par opposition à celle pratiquée par les Etats-Unis, présents militairement avec la septième flotte, consistant à verrouiller («verrou de Guam»).

Même si une identité de l’Asie du Sud-Est se dessine, en est-on pour autant arrivé à un point de rapprochement, voire d’unification comme en Europe ?
Vu d’Europe, la tentation est forte de transposer la construction européenne à celle de l’ASEAN.
C’est un processus extrêmement lent, même si dix ans seulement séparent la signature du traité de Rome en 1957 et la création de l’ASEAN en 1967.
L’histoire de l’ASEAN n’est pas comparable à celle de l’UE. Constituée d’abord comme une organisation proaméricaine, elle a dû se réadapter après les événements de 1975 et intégrer en son sein les ennemis d’hier. Vietnamiens, Thaïlandais, Indonésiens se côtoient.
Mais pour autant, l’ASEAN est-elle parvenue à des résultats concrets, comparables à ceux de l’UE? Certes, elle constitue une puissance économique potentielle mais elle est encore loin de préfigurer une puissance politique.

La mise en place d’un forum sur la sécurité régionale (ARF) en 1994 constitue sans doute les prémices d’une future montée en puissance de l’ASEAN. Il ne s’agit, en réalité, que d’un forum de concertation sans pouvoir décisionnel et sans secrétariat permanent. Les contestations territoriales se traitent bilatéralement (Chine/Vietnam pour ce qui concerne les Paracels, par exemple).
En 1997, l’ASEAN s’est montrée totalement démunie dès lors qu’il fallait trouver des solutions concrètes pour résoudre la crise financière.
L’Asie du Sud-est est également devenue un second front contre le terrorisme. Les Etats-Unis voient dans un certain nombre de mouvements (Abu Sayyaf aux Philippines, Jemaah Islamiyah en Indonésie) un arc de crise islamiste.
La lutte contre le terrorisme international contribue ainsi à diviser les pays de l’ASEAN entre eux. Seuls la Thaïlande, les Philippines et Singapour affichent leur soutien aux Etats-Unis alors que la Malaisie et l’Indonésie ne souhaitent pas heurter de front les sensibilités de leurs populations musulmanes.

On le voit, l’émergence d’une identité de l’Asie du Sud-est est encore bien loin de préfigurer une possible intégration sur le modèle européen. Les différences sont encore trop fortes et s’inscrivent dans un contexte international qui n’est pas du tout favorable.

Je vais m’arrêter là, Monsieur le ministre, pour passer le relais à Monsieur Raillon et à Monsieur Hennekinne.

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