Interventions prononcées lors du colloque du 10 septembre 2007, La démocratie peut-elle survivre au système politico-médiatico-sondagier ?

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Eric Zemmour pour ce très brillant exposé.
En mettant le doigt sur le savoir-faire politique de Nicolas Sarkozy, vous avez atteint le cœur du problème posé dans ce colloque. Il a siphonné les voix de Le Pen en dressant des épouvantails qu’aucun autre avant lui n’aurait osé brandir : la « racaille » dans les cités, le chômeur fainéant qui ne se lève pas … C’est un certain art politique. Jusqu’à présent les autres avaient peur de se faire lepéniser, aucun n’avait côtoyé d’aussi près l’abîme. Maintenant il est face à ses contradictions : le traité simplifié, en même temps que la crise financière…
Nous allons voir maintenant comment les choses peuvent évoluer. Je pense que nous commençons à sortir – j’y ai moi-même incité – du système médiatico-sondagier.

L’exposé de Patrick Champagne me paraît tout à fait juste en ce qu’il montre que, d’un point de vue républicain, le système médiatico-sondagier ne laisse plus de place à l’échange argumenté. C’est pourquoi les républicains étaient à juste titre méfiants à l’égard de cet enfermement par les sondages, ces coups de boutoir des médias. Le système républicain reposait sur l’idée d’un débat qui pouvait aller jusqu’à son terme. Or, Patrick Champagne a eu raison de le dire, les sondages arrêtent le débat ou le dévient. En tant qu’acteur politique, il y a des moments où je ne suis pas aussi optimiste que j’ai paru l’être car je ressens derrière ce système le poids terrible de l’idéologie dominante.

J’ai quelques divergences avec Gérard Le Gall. En 2002 il y avait une crise de l’offre politique. Le projet du candidat socialiste était plutôt inconsistant ! Rien sur la crise, rien sur l’Europe alors que la constitution européenne était déjà sur orbite. La présence de Le Pen au deuxième tour était bien sûr un accident dû notamment à cette inconsistance. Il n’y avait d’ailleurs pas de danger Le Pen, c’est de la blague ! Tout cela ne signifiait rien mais les esprits ont été marqués par une campagne de culpabilisation. C’est pourquoi Ségolène Royal a pu « siphonner » des voix qui auraient pu aller vers l’extrême gauche où vers l’abstention comme Nicolas Sarkozy a siphonné d’autres voix aux dépens du Front national.

Mais ne réduisez pas 2007 à ce qui est une manipulation d’opinion bien orchestrée. Allez davantage au cœur des choses. Quelle est l’offre politique ? Après le référendum sur la constitution européenne – je suis d’accord avec ce qu’a dit Stéphane Rozès – on entend Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy dire : « Il faut dépasser le oui et le non ! Il faut lutter contre l’euro cher ! Il faut une Europe qui protège ! Il nous faut une préférence communautaire, une politique industrielle !… Ils tiennent un discours qui ne peut que les mettre encore plus en porte à faux par la suite.

On ne peut réduire la politique au niveau des manipulations, même géniales, que ce soient celles du Parti socialiste sur le « vote utile » ou celles de Sarkozy dressant des « épouvantails » capables de drainer l’électorat du Front national. Il y a des problèmes réels dans la société, des réponses peuvent intervenir à certains moments, d’autres ne sont pas données. Je ne suis pas du tout certain que Sarkozy pourra trouver la réponse à la question de la France dans la mondialisation sauf par un rétrécissement de l’ambition collective auquel je me refuse à croire.

Encore un mot sur Ségolène Royal. On oublie souvent de dire que l’aile droite du Parti socialiste, insensible au « vote utile », a voté Bayrou. Les Spartacus, Gracchus et Caligula (nous avons échappé à Néron) n’ont pas été impressionnés, ils ont voté Bayrou.

Eric Zemmour
Je ne suis pas d’accord avec vous sur deux points essentiels :

Si l’aile droite du parti ne vote pas Ségolène Royal, c’est que celle-ci n’a jamais réglé son problème de crédibilité présidentielle. Parmi les hiérarques socialistes, on entendait : « Tu la vois, toi, présidente ? » et chacun de rire de cette bonne plaisanterie. Là est la vérité de cette campagne. Les Gracques et les Caligula en ont tiré la leçon.

Je ne suis pas d’accord non plus avec vous sur le terme « épouvantails ». Ce n’est pas parce qu’on attire les électeurs du Front national avec des thématiques lepénistes que ce sont des épouvantails. Les gens ont de vrais sujets d’angoisse, pour eux et pour le pays, qui tournent autour de l’identité nationale, l’immigration, la nation, l’ordre… Ils sont angoissés au sujet de l’avenir de leurs enfants, de ce que va devenir ce pays, de l’islamisation de la France. Ce sont des thèmes qu’on entend partout quand on discute avec les gens. Ce ne sont pas des épouvantails, ce sont des vrais sujets, les gens ont de vraies angoisses, peut-être illégitimes, sur l’avenir du pays.

Jean-Pierre Chevènement
Je n’ai pas dit qu’elles étaient illégitimes.

Eric Zemmour
Le mot « épouvantails » suggère qu’elles sont illégitimes.

Jean-Pierre Chevènement
L’épouvantail est efficace s’il permet de chasser les oiseaux (je suis campagnard d’origine). La « racaille » des cités est bien un épouvantail et il a fonctionné efficacement sur l’attente de l’électorat.

Eric Zemmour
La racaille des cités pourrit la vie de millions de gens et, en outre, fait vivre les cités.

Jean-Pierre Chevènement
Vous avez évoqué la question de la crédibilité de Ségolène Royal, vous ne pouvez pas la poser indépendamment du Parti socialiste qui n’a pas fait les mises à jour nécessaires, ce dont, naturellement, elle est tributaire. Que Gérard Le Gall veuille bien m’en excuser. Je vais d’ailleurs lui donner la parole.

Gérard Le Gall
Ce qu’enseignent les sondages, c’est d’abord la diversité des électorats, la non-appartenance des électorats. J’entends toujours des dirigeants parler de « notre électorat » ; ce mode appropriatif des électeurs ne convient pas. Il existe des lignes de partage dans tous les électorats, y compris à l’UMP.

En 1995, Lionel Jospin me demandait chaque jour s’il allait être qualifié pour le second tour. Cela a été complètement oublié. J’ai commencé à penser qu’il serait au second tour à partir de la candidature de Villiers dont j’étais sûr qu’il allait prendre quatre ou cinq points à la droite. Malgré la division Balladur/Chirac une incertitude subsistait.

Quant à 2002, il y aurait tellement de choses à en dire ! Un aveuglement général, une sous-estimation de l’ethnocentrisme, de la demande d’ordre qu’on vérifie dans toutes les études. J’ai dit tout à l’heure que je suivais la question dite « du populisme » à travers des indicateurs d’opinion : elle révélait de ce côté une montée de la demande d’ordre.

N’oubliez jamais que 2002 fut aussi un vote de conjoncture (l’inversion du cours économique en juin 2001). Je me souviens des réunions de cabinet à Matignon : je suivais la conjoncture sociale, idéologique et sondagière, et Pierre-Alain Muet suivait la conjoncture économique. Nous avions compris que nous rentrions « dans un sifflet ». Il y eut aussi la montée du chômage en octobre – novembre. Lionel Jospin, Premier Ministre, portait cette réalité dont il était, d’une certaine manière, responsable… Il y a la chance des bonnes conjonctures et la malchance des mauvaises conjoncture.

En 2007, Ségolène Royal atteint 25% avec un vote utile maximum, elle « pompe » 1,5% à 2% au Parti communiste, 2% aux Verts. Il est vrai qu’elle perd des voix à l’intérieur du PS (dont je suis en train de montrer la fragilité). Il existe au moins deux ou trois pôles à l’intérieur du PS : le pôle « autorité et nation », le pôle « deuxième gauche »… Ce sera aussi le problème en 2012, en l’absence de vrai débat politique.
Un des membres de la direction de campagne me confiait qu’on y parlait surtout du nombre de chaises dans les meetings, l’analyse politique était au rancard !

En 2007, le plancher de Ségolène Royal était environ de 21%, par le vote utile elle est arrivée à 25% mais Bayrou finit à 18% ou 19%. On peut ironiser sur les rocardiens – qui sont des électeurs comme les autres – mais cela montre que l’impératif pour gagner en 2012, quel que soit le candidat ou la candidate, est de synthétiser le Parti socialiste, de le « socialiser » sur un compromis qui satisfasse les amis de Jean-Pierre Chevènement, les amis de Ségolène Royal, ceux de Laurent Fabius…

Croire que les divisions sont au sommet révèle une profonde méconnaissance de l’électorat. Pour partie il s’identifie à des leaders. Comme on a joué des identifications de leaders, des « peopolisations » internes, des jeux de notoriété, les séparations, les diversités se jouent aussi dans l’électorat. N’oubliez pas qu’un Tapie ramena le score du PS à 14% en 1994 !

Il y a une vulnérabilité de l’électorat du Parti socialiste, donc un doute sur sa présence au second tour. En 2012, tout est à craindre s’il n’y a pas de rassemblement – ce que j’appelle la « socialisation » de l’électorat de gauche – et s’il n’y a pas d’accords pour réguler l’offre politique. L’offre politique est un élément important ; contrairement à ce qu’on dit, la politique, ce n’est pas les mathématiques. Pourtant je pense que, parfois, la politique, c’est aussi les mathématiques : il faut savoir compter. On connaît l’ordre électoral, on connaît les tropismes électoraux, on connaît les alliances, on les étudie, c’est un véritable objet d’étude. Quand on se lance dans une campagne, il y a des effets, des effets pour soi et des effets secondaires sur les autres.

Politiquement je suis d’accord avec Jean-Pierre Chevènement sur l’idée d’un « projet » mais ce mot est un peu galvaudé.

Jean-Pierre Chevènement
Je relève que tu dis qu’il faut arriver à trancher les contradictions internes de ce fragile électorat « de gauche » mais l’électorat de droite a aussi ses fragilités. Il faut trancher ces contradictions et arriver à un projet que le pays puisse comprendre.

Gérard Le Gall
J’étais l’autre jour invité par les « Quadra » (bien que je ne sois plus « quadra » depuis longtemps). Je leur disais que le PS a vingt ans de retard sur tous les sujets. Il n’a pas de position sur le nucléaire : des débats ont agité la direction de campagne à propos d’une centrale en Alsace. Il n’a pas de position sur les flux migratoires : faut-il régulariser ou pas les quelques centaines de milliers d’étrangers en situation irrégulière qui sont sur notre sol ? Pas de position sur la sécurité (on se souvient de la question des centres fermés). Il y a l’aile libertaire, l’aile badintérienne, l’aile un peu plus étatique, un peu plus ferme… Mais pas de synthèse ! Sur les institutions, certains sont présidentialistes, d’autres parlementaristes, quelques-uns sont pour un système mixte et j’en oublie ! L’éducation, la politique étrangère divisent aussi. Naturellement on découvre ces divisions lors des grandes campagnes électorales, lors des débats d’entre deux tours (quand on y est). Et là, Sarkozy s’amuse, il attend de Ségolène Royal qu’elle démontre qu’il peut être calme. Il aurait pu l’attaquer sur une dizaine de thèmes, il a eu l’habileté de ne pas le faire.
Je reviendrai sur l’autonomie du politique. Je ne suis pas théoricien de la sphère financière, de la métamorphose du capitalisme mais je sais que dans la sphère politique, il y a une autonomie, il y a un art de faire de la politique : Jean-Pierre Chevènement a cité le cas de François Mitterrand, très à l’aise dans les institutions de la Ve République.

Nicolas Domenach
Malgré le talent frémissant d’Eric Zemmour, on ne peut pas réduire la victoire de Sarkozy à la réutilisation des thèmes Sécurité-Ordre-Etat-Nation. La question sociale a été centrale et les murs ont tremblé autant quand il évoquait « Travailler plus pour gagner plus » ou l’assistanat que quand il parlait de la question de l’immigration.

Enfin je pense que Jean-Pierre Chevènement a tout à fait raison quand il dit que le sondage arrête le débat. Il a été conçu comme tel par Nicolas Sarkozy à plusieurs moments, avant et pendant la campagne. Sa tactique de bombardement en deux temps était ainsi conçue : dans la provocation puis dans le sondage préparé pour ensuite « souffler » le débat et « souffler » les participants, les autres politiques étant réduits à l’état de commentateurs, le cas le plus avancé étant celui de François Hollande, le plus intelligent dans ce rôle-là.

Stéphane Rozès
La thèse de votre défaite, comme relevant en outre d’une manipulation des sondages et des médias montre qu’une partie de la Gauche a un problème avec l’Opinion et la présidentielle, je constate que la Droite recourt moins à ce type de pensée. En fait, la thèse fausse de la défaite en 2002 comme un « accident », ajoutée à l’idée que, mécaniquement, la Gauche reviendrait après la Droite, a fait perdre au Parti socialiste beaucoup de temps sur la question de son rapport au pouvoir et de son utilisation.

Léon Blum l’avait repéré : la Gauche est portée par des revendications et des demandes, c’est la conquête du pouvoir. Une fois au pouvoir, qu’en fait-elle ? C’est la question de l’exercice du pouvoir.

Or le bouleversement que l’on connaît en Europe ces dernières années entraîne une remise en cause en Europe du compromis social-démocrate : la prospérité pour le plus grand nombre contre la paix sociale. La globalisation, le nouveau cours du capitalisme, la chute du mur font que ce compromis semble caduc. Or la Gauche a esquivé, contourné cette question.

Car le pays s’est mis depuis douze ans à l’abri de la République face au marché qui semblait remettre en cause la démocratie. Du coup la gauche, plutôt que de comprendre, d’assumer et de résoudre les problèmes, s’est mise à l’abri en surfant sur un antilibéralisme dont on connaît anthropologiquement les raisons profondes. Ainsi, la France est le pays du monde où le terme « marché » pose le plus de problèmes alors même que le consommateur français utilise à plein le marché, c’est que la transaction par les moyens ne fait pas une destinée qui doit être portée par l’identité politique.

Le pays se cabre quand on lui dit à la fois qu’il faut remettre en cause des compromis sociaux antérieurs et qu’il n’y a personne pour les assumer. C’est pourquoi la gauche fait toujours « carton plein » dans les élections intermédiaires, quand il s’agit d’exprimer un malaise, des inquiétudes, au moment où l’on constate un retrait de l’Etat, où les gouvernants théorisent leur impuissance.

Mais la politique, l’Opinion, en France ne peut se réduire à ce qu’en dit une tradition économiste marxiste ou libérale. La politique en France n’est pas seulement le gouvernement des choses, c’est aussi, et surtout pour cette présidentielle, la question du gouvernement des hommes. Ce n’est pas seulement l’articulation des compromis sociaux ou de la lutte des classes ou la seule gestion de dossiers, c’est une dialectique entre la communion et la dispute sociale.

Si Jospin a été battu, c’est qu’il ne portait pas de projet pour sortir le peuple de l’ornière et n’assumait pas l’incarnation présidentielle. Il n’aura pas articulé ses première et deuxième périodes de gouvernements, ce qu’était Jospin culturellement, première Gauche, et ce qu’il était devenu politiquement dans les dernières années, seconde Gauche.

Ségolène Royal aura été pour l’électorat de Gauche, un contournement de questions stratégiques, non résolues par la Gauche pour accéder au pouvoir. Mais, n’arrivant pas à articuler les valeurs qu’elle portait – le spirituel – avec sa capacité de résoudre les problèmes – le temporel – elle a, comme l’avait fait Jospin avec l’antichiraquisme, choisi l’antisarkozisme comme voie de sortie. Mais à une présidentielle, si, on dit que l’autre est dangereux, on se met dans la situation du challenger et on renonce à résoudre.

Si la Gauche a un problème avec l’Opinion et la présidentielle, c’est qu’elle a du mal à comprendre ce qu’est l’imaginaire politique. Du coup elle cherche généralement des éléments d’explication dans une théorie du complot que porteraient médias et sondages.

Ségolène Royal a existé dans l’Opinion avant de rayonner à Paris, dans les médias et rue Solferino. Pourquoi ?
La Gauche a trois façons de répondre à son rapport au pouvoir à la contradiction entre conquête et exercice du pouvoir :
• La façon première gauche : « A gauche toute, on verra ensuite », au risque de l’irréalisme,
• La réponse de la deuxième gauche : « Soyons sérieux, ne promettons pas la lune », au risque d’apparaître comme des gestionnaires du cours des choses,
• Enfin la gauche de la gauche dit, avant même qu’il se passe quoi que ce soit : « la Gauche de gouvernement va trahir » au risque de la vacuité.

On renvoie aux calendes grecques la résolution des problèmes des gens auxquels on est censé s’adresser, c’est-à-dire les plus insécurisés économiquement et socialement qui pensent que demain tout peut basculer et préfèreront toujours la sécurisation morale portée par Nicolas Sarkozy ‘ici et maintenant’ qui distingue le bon grain de l’ivraie en promettant à chacun d’être du bon côté.

La gauche n’a pas tranché nombre de questions. Ainsi, quand nous travaillions pendant cette présidentielle, les ouvriers qui, traditionnellement, votaient à gauche, exprimaient leur perplexité face à une gauche qui appelait à l’augmentation des salaires mais qui, se prononçait pour l’ouverture des frontières, or les salariés redoutent que l’augmentation des salaires associée à l’ouverture des frontières n’entraîne les délocalisations. Cet électorat n’était pas enchanté par le « travailler plus, pour gagner plus » de Sarkozy mais ça lui semblait un peu plus crédible face à l’urgence de la question du pouvoir d’achat.

Ségolène Royal avait une quatrième réponse qui n’a pas été repérée face à la contradiction entre conquête et exercice du pouvoir : la démocratie participative. Par définition, cette dernière crée du consensus. La démocratie participative consiste à mettre les gens autour d’une table et amène chaque individu à intérioriser la contradiction que les socialistes n’ont pas pu diluer dans le traité constitutionnel européen, entre le souhaitable et le possible. Elle n’a donc pas peur du pouvoir : « Sac à dos et ensuite on gravit la montagne ! », affirmait-elle. Elle leur restitue le pouvoir tout en prenant acte de la faillite des élites. De plus, n’ayant pas peur du pouvoir, elle se distingue des leaders traditionnels de la gauche qui, intériorisant les contradictions avant de s’adresser à l’Opinion, ne peuvent pas porter une incarnation.

De son côté, Sarkozy a travaillé en cours de route et a su articuler sa capacité de résoudre : sa dimension temporelle avec la construction d’un récit national : le spirituel… Quand Royal peinait à trouver une cohérence entre les valeurs qu’elle portait et son projet présidentiel.

Sarkozy et Royal sont deux post-modernes, qui ont rencontré la vieille tradition politique de notre pays.
Quand Nicolas Sarkozy monte le perron de l’Elysée en joggant, Bonaparte explique beaucoup plus que Nike ce qui se passe dans son rapport au pays. S’il s’expose tellement aujourd’hui, c’est qu’il fait don de son incarnation aux contradictions réelles entre la nation et l’Etat. La surexposition n’est pas seulement affaire de tempérament, mais d’occupation d’un espace. Il ne peut pas s’assagir, il ne peut pas s’apaiser parce que le contrat entre lui et les Français a porté à incandescence la question du politique. Cela colore ce qu’est la « nouvelle France » dans laquelle nous sommes, celle où les Français pensent que le politique a été dénaturalisé. Le pouvoir est revenu à l’Elysée, il est rive droite, il est tout près. Si on accepte l’idée que notre pays est une dialectique entre la communion et la dispute sociale, l’objet de la dispute étant revenu, le contenu de la dispute risque de revenir avec plus de vivacité. Sarkozy ne peut laisser, se laisser de répit, Bonaparte ne peut devenir Napoléon.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Stéphane. Je ne sais pas combien de fois on peut traverser le Pont d’Arcole sans danger, nous le verrons.
Après une dernière intervention de Patrick champagne, nous demanderons à Régis Debray, qui vient de sortir un livre « L’obscénité démocratique » (1) où il est aussi beaucoup question de théâtre, de nous donner un point de vue sur ce débat.

Patrick Champagne
Ce qui a été dit ce soir montre suffisamment que les sondeurs ne sont pas de simples témoins qui regarderaient le jeu politique et donneraient des informations. Ils font aujourd’hui partie du jeu politique. Ils ont changé la manière de faire de la politique.

Il faut réinscrire cette réflexion sur les sondages dans une dialectique très ancienne de la démocratie qui oscille entre démocratie et démagogie.
Pour se faire élire il faut plaire au peuple, mais jusqu’à quel point ?
Les Grecs se posaient déjà la question : Que faut-il dire au peuple pour se faire élire ? Mais ce discours est-il compatible avec la vérité ?
La technologie des sondages constitue un risque de surenchère dans la démagogie. On sait peut-être de mieux en mieux ce qu’il faut dire (en témoigne ce qui a été dit sur les stratégies des candidats) pour se faire élire.
Mais la question reste : Que peut-on faire, une fois élu ?

Régis Debray
L’offre est extrêmement riche ce soir. J’ai beaucoup appris et voudrais vous remercier tous. Ignorant des techniques d’aujourd’hui (contrairement à ce que dit Jean-Pierre Chevènement), je suis vraiment très admiratif devant tout ce savoir accumulé.

Cela dit, j’ai été surpris par la présence dans l’intitulé de « la démocratie », avec un article défini. Je croyais cette notion dépassée depuis longtemps. Les démocraties ça se qualifie et, comme disait Stéphane Rozès, chaque époque invente sa forme de démocratie. Il est difficile de parler en général, sauf avec Monsieur Bush, de « la » démocratie. Il existe toutes sortes de démocraties : démocratie ethnique, démocratie de concordance etc.

En France, une métamorphose, peut-être une régression, semble nous faire passer de la démocratie représentative à la démocratie bonapartiste (cela a été dit), c’est-à-dire une démocratie plébiscitaire assouplie, quotidianisée par le sondage. La proposition définissant la nation comme « un plébiscite de tous les jours », n’a jamais été aussi vraie qu’aujourd’hui puisque le sondage est un plébiscite. Le sondage porte sur un individu plus que sur un contenu. Pour qu’il y ait démocratie représentative, il faut des partis, il faut des bulles de légitimité, des micros sociétés. Tout cela éclate et il ne reste aujourd’hui qu’une mégabulle produite par la vidéosphère. Les cultures de partis se sont défaites ; le sondage met un bémol aux argumentaires, aux débats.

Les allusions à Bonaparte sont extrêmement justes. Il y aurait peut-être une nuance à apporter : Vous avez dit que la question essentielle est qu’à la demande d’Etat ne peut plus correspondre une offre équivalente alors que Napoléon pouvait suivre Bonaparte parce qu’il disposait à la fois des moyens démographiques, économiques et médiatiques. Outre que l’État était à la dimension de la nation, d’alors, on ne lui tirait pas le portrait ! C’est lui qui les commandait : Gros et David étaient sous contrôle, les caméras ne le sont pas. Ne plus contrôler ses traces, pour un politique, c’est embêtant. Nous vivons un changement de civilisation parce que la base technologique de la production de croyance est bouleversée. Je crois qu’on a un peu minoré le problème aujourd’hui.

[s’adressant à Jean-pierre Chevènement] Quand tu évoques la nécessité d’opposer le général au particulier, tu me laisses perplexe, parce que le propre du général c’est que ça ne se voit pas, ça peut seulement s’écrire ou se dire. Il n’y a plus que des problèmes particuliers parce que le particulier se voit et que le général se conçoit. Et un particulier, c’est encore mieux que dix parce que la télé fonctionne au gros plan. Le plan d’ensemble ça ne performe pas sur nos petits écrans. Donc le débat collectif, le bureau politique, l’assemblée, le forum ont un indice de performance proche de zéro.

Cette nouvelle politique dépolitisée, où les anciennes médiations institutionnelles sont contournées. Appelons cela la vidéocratie. Sarkozy correspond bien au contenu de l’époque. C’est le Zeitgeist incarné… comme Napoléon sur son cheval à Iéna. Que cela plaise ou non, Dast ist, c’est ainsi.

Je suis donc moins pessimiste que Jean-Pierre Chevènement mais le fait qu’un débat comme celui-ci rassemble deux ou trois cents personnes démontre que tout n’est pas perdu.
Je vous remercie.

Jean-Pierre Chevènement
Merci Friedrich (2).
Sarkozy est peut-être le triomphe de l’esprit universel… ou sa manifestation provisoire, peut-être pas définitive. Il est probablement, comme tu le dis, accordé à l’esprit de l’époque. Une chose équivalente ne peut-elle pas se faire à partir de la gauche ? Sous quelle forme ? J’ai essayé d’apporter à la gauche à travers « L’idée républicaine »ce qui aurait pu la redresser, je n’y suis pas parvenu jusqu’à présent C’était sans doute très difficile. On ne va pas revenir sur tout cela. Tournons-nous vers l’avenir !

—–
1)Flammarion, collection « Café Voltaire », septembre 2007.
2)Hegel (NDLR)

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