Intervention prononcée lors du colloque Entreprises et territoires du 25 septembre 2006
Une première série de réflexions portera sur l’enracinement des entreprises.
Je ne connais pas d’entreprise apatride. Je connais des entreprises internationales, multinationales, je connais quelques entreprises binationales (Shell, Unilever… elles sont peu nombreuses). Toutes les entreprises qu’on appelle multinationales, les entreprises globales, ont une nationalité : IBM, personne n’en doute, est américain ; British Petroleum, personne n’en doute, est britannique ; Daimler-Chrysler, personne n’en doute, est allemand. Je pourrais énumérer exhaustivement les grandes entreprises, toutes ont une nationalité.
Cette nationalité a, le plus souvent, une origine historique. Je connais aussi très peu d’entreprises qui aient changé de leur plein gré de nationalité. L’entreprise a la nationalité du lieu où elle est née, où elle s’est développée en premier lieu.
Cette nationalité s’exprime le plus souvent par un management essentiellement originaire ou national du pays où cette entreprise est installée. Je dis essentiellement et pas exclusivement : une partie des responsables de la plupart des grandes entreprises peuvent aujourd’hui être étrangers au pays de l’entreprise. Pour vous donner un exemple concret : je suis président du conseil d’administration d’une société pharmaceutique britannique qui est numéro 2 en Grande-Bretagne. Le numéro 1 de la pharmacie britannique a un patron français. Ces deux firmes n’en sont pas moins essentiellement britanniques. Le management est donc un des éléments qui expriment cette nationalité.
Le second élément est, physiquement, le lieu où sont réunis les services qui animent et dirigent l’entreprise. Je crois beaucoup que ce lieu n’est pas neutre. Quand vous êtes installé à Paris ou à Billancourt, vous ne décidez pas exactement de la même façon que si vous étiez installé dans l’Illinois, à Tokyo ou à Londres. Ce lieu d’implantation des services centraux est un élément important de la politique et de la définition des entreprises. Bien sûr ces services centraux peuvent fondre parce qu’on sort la comptabilité dans un pays à bas coût de main d’œuvre, mais le cœur reste là.
Le troisième élément qu’on voit très souvent sur le lieu central est le centre principal de la recherche et du développement. Une analyse que j’avais réalisée sur quelques grandes entreprises multinationales m’avait permis de constater que 80% de la R. et D. étaient dans le pays siège. En revanche, les services de fabrication, les services commerciaux, étaient localisés là où étaient les clients. On voit bien qu’il y a dans ce domaine une certaine stabilité parce que le patrimoine que constitue une force de recherche et développement dans une entreprise est précieux et, à essayer de le déménager pour tel ou tel autre pays, on risque de le perdre ou de le détruire. Il est donc dans la plupart des cas au centre historique même s’il a des satellites qui gravitent dans d’autres pays.
Une entreprise exprime aussi sa nationalité par une culture. Vous avez évoqué le choix du produit. Je crois, en effet, que les voitures faites par les entreprises allemandes sont allemandes, que les voitures faites par des entreprises françaises sont françaises … Mais cette culture ne s’exprime pas seulement dans le produit mais aussi dans la façon d’être d’une entreprise. Les modes de relation, la façon d’approcher les problèmes ne sont pas les mêmes pour une entreprise française et pour une entreprise allemande. Je n’entrerai pas dans de la sociologie à deux sous mais je pense que c’est un facteur important.
Il y a un point que je n’ai pas évoqué, c’est la propriété de l’entreprise. Ma conviction est qu’il y a deux types d’actionnaires : les actionnaires financiers et les autres. Les autres peuvent être l’Etat, une famille ou les salariés de l’entreprise. Ce deuxième groupe de propriétaires a, en tant qu’actionnaires, des vues différentes et pas uniquement financières mais ce sont des actionnaires qui ont une nationalité. En revanche tous les autres actionnaires – les actionnaires financiers – eux, n’ont normalement pas de nationalité. Pour dire les choses simplement, le fait que Renault ou telle autre entreprise ait un pourcentage d’actionnaires financiers français ou étrangers ne change pas grand-chose à l’affaire. En cas d’OPA hostile, un fonds d’investissement dépendant d’une banque française cèdera face à un certain pourcentage de primes exactement de la même façon qu’un actionnaire new-yorkais, londonien ou suédois. Il y a donc des propriétaires non financiers qui ont une nationalité et des propriétaires financiers qui se comportent d’une façon relativement homogène. On l’a vu dans nombre de cas d’OPA amicales ou hostiles.
Cela ne signifie pas, évidemment, qu’une entreprise, parce qu’elle a une nationalité, ne doive pas être internationale. Une entreprise qui ne serait pas internationale s’étiolerait au monde ; une entreprise qui n’aurait que la culture de son pays resterait une entreprise régionale, vouée à la disparition. Si Renault n’avait pas fait l’effort d’aller vers le Japon avec une volonté d’ouverture, Renault-Nissan aurait échoué. Si Renault, allant en Corée, avait ignoré les réalités coréennes et avait eu une approche coloniale de son acquisition de l’entreprise Samsung, Renault aurait échoué en Corée, comme d’autres l’ont fait. Le fait d’avoir une nationalité n’est pas du tout incompatible avec l’idée de cultiver une dimension internationale. Cette dimension internationale doit se retrouver partout : dans un esprit d’ouverture et dans le recrutement des gens qui travaillent au siège. J’ai dit que le management est majoritairement du pays d’origine mais s’il est exclusivement du pays d’origine, on risque cette sorte de sclérose qui interdit toute croissance.
La conséquence de tout cela, il faut en avoir conscience, est qu’il y a dissociation entre la prospérité d’une grande entreprise et la prospérité du pays. Je suis toujours frappé d’entendre : « Je ne comprends pas que la France aille mal quand les entreprises française vont bien ! ». Il est vrai que les entreprises françaises se sont développées, ont prospéré mais tirent, pour la plupart d’entre elles, parmi les très grandes, l’essentiel de leurs bénéfices et de leur chiffre d’affaires d’autres pays que la France. Le cas de Renault est significatif : il y a quinze ans, Renault faisait la moitié de son chiffre d’affaires en France, c’est maintenant de l’ordre du quart même si on ne prend pas en compte Nissan. On voit bien qu’un mouvement se dessine vers cette internationalisation dont la conséquence est qu’il se crée une dissociation entre la prospérité du pays et la prospérité des entreprises de ce pays. Cette dissociation n’est pas fatale, la France peut aller bien tandis que ses entreprises se portent bien mais l’un peut aller sans l’autre à un moment donné, il faut en avoir conscience.
Voilà la première série de remarques que je voulais faire sur la nationalité de l’entreprise.
La seconde série de remarques sera plus brève car elle concerne un sujet qui sera traité ultérieurement, mieux que par moi :
L’entreprise a une nationalité mais elle choisit des territoires.
Quels sont les facteurs de choix de ces territoires ?
Je voudrais faire trois observations :
Le premier facteur de localisation en dehors de son territoire d’origine d’une entreprise, ce sont les clients. L’entreprise va chercher les clients. Si les entreprises investissent aux Etats-Unis, ce n’est pas parce que les coûts y sont plus faibles qu’ailleurs, c’est parce que les clients sont là-bas. Si les entreprises vont en Chine, c’est d’abord parce qu’on se dit qu’il y a beaucoup de Chinois qui vont acheter beaucoup de produits. Je ne dis pas que c’est un facteur exclusif mais c’est le premier facteur de localisation des entreprises. C’est une longue pratique des entreprises françaises : Renault, avant la guerre de 1939-40, fabriquait en Belgique parce que Renault vendait en Belgique. Renault fabriquait en Espagne parce que Renault vendait en Espagne. Après guerre, Renault fabriquait au Portugal parce que c’était la meilleure façon de bien vendre au Portugal. Renault s’est installée en Slovénie dans les années 1960 pour vendre en Slovénie, de même en Turquie… Les clients sont donc le premier facteur de localisation. Quand le marché de l’Union européenne ne croît pas beaucoup, on va chercher la croissance où elle se trouve, c’est-à-dire en dehors de l’Union européenne. Ceci est d’une logique absolue.
Le second facteur de localisation est, bien sûr, la compétitivité du lieu d’implantation. Quand on décide de faire faire sa comptabilité en Inde, ce n’est pas parce que les Indiens achètent de la comptabilité mais parce qu’ils la vendent cinq fois moins cher que les Français.
On a tendance à « sursimplifier » en disant que la compétitivité se mesure par le niveau salarial et par le niveau des prélèvements obligatoires.
Je pense que c’est une vue extraordinairement réductrice et inexacte donc de la compétitivité d’un pays, et que les facteurs immatériels :
– la qualité des services publics,
– les infrastructures,
– l’éducation (que l’on évoquait tout à l’heure),
– un cadre juridique rassurant,
– une justice qui a une réputation d’intégrité
sont des facteurs de localisation des entreprises aussi importants que la compétitivité liée aux salaires et à la fiscalité.
Ma troisième observation sur le choix du territoire, c’est que les entreprises ont un esprit grégaire. Ceci n’est pas critique. Elles aiment aller dans un endroit où d’autres qui font le même métier sont installées parce qu’elles savent y trouver des infrastructures, un bassin d’emploi, des stimulants. C’est ce qui explique Silicon Valley, Boston pour la recherche en pharmacie et un certain nombre de pôles qui se renforcent. Dès qu’un pôle atteint une taille critique, il exerce un attrait irrésistible sur les entreprises convaincues qu’elles s’y épanouiront dans un environnement plus stimulant.
Voici pour les quelques remarques que je voulais faire sur la localisation.
Ma troisième série de remarques porte sur la liberté de choix de l’entreprise.
Jusqu’à présent, j’ai parlé de l’entreprise comme d’un être essentiellement libre. En fait l’entreprise est soumise à un critère de résultat : une entreprise qui ne dégage pas de bénéfices, qui n’a pas de croissance rentable est condamnée. Tout système, toute contrainte de localisation qui va à l’encontre de cela ne tiendra pas. On pourra décaler un événement d’un an, de deux ans, de trois ans peut-être mais au bout du compte, la logique de résultat l’emportera sur tout autre critère.
Même avec cette obligation de résultat, nous faisons l’hypothèse en France qu’une entreprise a une existence tangible : c’est une communauté de personnes au service de clients qui appartient à des actionnaires. Les Anglo-saxons ont une logique tout à fait différente. Pour eux, une entreprise est uniquement une réunion d’actions dont le rendement doit être maximal. On voit bien que ce débat n’est pas neutre : une entreprise qui n’est qu’une communauté d’actionnaires n’a plus aucune liberté de manœuvre ni d’action, elle est totalement soumise à des contraintes financières. Dans ce débat – tout à fait actuel – il faut reconnaître que la position française est fragilisée par la financiarisation de l’économie.
Enfin on parle souvent de démocratie actionnariale. La démocratie actionnariale implique l’égalité de traitement entre les actionnaires comme elle implique la transparence : il faut dire la vérité aux actionnaires. Je crois toutefois que ceci ne doit pas conduire à nier la responsabilité propre du management. Autrement dit, je pense que les dirigeants d’une entreprise n’ont pas le droit de se cacher derrière leurs actionnaires pour chaque décision. Certes, ils sont responsables devant leurs actionnaires. Mais de même qu’un gouvernement n’est pas dépendant des sondages, de même je considère que la direction générale d’une entreprise ne doit pas définir chacune de ses décisions en fonction de l’opinion de financiers ou de tel ou tel fonds d’investissement qui, d’ailleurs, n’en demande pas tant.
En conclusion, l’entreprise n’a pas droit à l’échec en termes de résultat mais elle doit avoir la capacité de gérer le temps, de faire en sorte que l’objectif à long terme ne soit pas sacrifié à l’objectif à court terme. C’est quelque chose qui, aujourd’hui, n’est pas du tout acquis et donne lieu à un débat extrêmement animé
Dans ces réflexions, il y a des contradictions, mais la vie économique est faite de contradictions. Il est clair que plus il y a de croissance, mieux cette croissance est répartie dans le monde, plus facilement ces contradictions seront résolues.
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