L’avenir de la dissuasion française

Intervention prononcée lors du colloque L’avenir de la dissuasion française du 10 juillet 2006

Je voudrais tout d’abord remercier la Fondation Res Publica et Jean Pierre Chevènement pour leur invitation.
Les discussions sur le nucléaire et sur l’avenir du nucléaire ne sont plus si fréquentes. Ce colloque, alors que les présidentielles se préparent, semble donc tomber à point nommé.

Les déclarations du chef de l’Etat à l’Ile Longue avaient un peu relancé le débat au début de l’année. Mais l’agitation née de ces propos confus est vite retombée.
Il faut dire que la dissuasion continue à faire en France plutôt l’objet d’un consensus dans l’opinion et la classe politique. Mais de plus en plus d’une sorte de consensus par défaut d’argumentation.
Ce consensus qui fut scellé à la fin des années soixante dix par la conversion de la gauche au nucléaire, comme une des conditions sans doute nécessaire à l’alternance, n’a en effet plus jamais été remis en cause par la suite.
Après la chute du mur de Berlin, avec la fin de l’équilibre de la terreur, la pertinence de la dissuasion s’est logiquement affaiblie mais personne, à droite ni à gauche, sauf des voix isolées, n’a proposé le démantèlement unilatéral et complet de nos forces nucléaires.

L’opinion commune peut se résumer aujourd’hui à deux constats assez simples :
· Certes, la dissuasion nucléaire n’est plus l’alpha et l’oméga de la politique de défense
· Mais on ne désinvente pas la bombe.
La dissuasion nucléaire est en effet un facteur moins pertinent d’affirmation de la puissance ; elle est moins utile comme élément de gesticulation dans les crises. Pour autant, personne n’envisage de se priver d’une telle assurance vie, d’une arme qui dimensionne le statut international de notre pays, qui protège notre population et garantit de façon ultime la sanctuarisation de nos intérêts vitaux.

Ce raisonnement, alors que d’autres pays pour des motifs identiques cherchent à accéder à la puissance nucléaire, est peu contestable. La formule retenue sobrement par le projet socialiste : « la dissuasion nucléaire doit rester en vigueur » résume une conviction partagée par nos concitoyens à l’heure où les risques de prolifération se font plus tangibles et la menace plus perceptible.
C’est pourquoi, la dissuasion française, adaptée entre 1992 et 2000, s’est depuis figée dans une posture d’attente même si son avenir à long terme, au-delà de 2020 n’est encore écrit nulle part.
Etant donné les choix effectués par la France dans un passé récent, qu’il s’agisse des décisions de suppression ou de modernisation de nos capacités, la dissuasion française entre, en effet, dans un angle mort après 2015.
L’adaptation de notre dissuasion sur le court et le moyen terme masque en réalité un rétrécissement irréversible de la gamme des possibles à un horizon plus lointain.
Les décisions et les coûts sont pratiquement tous partis sur la période 2005-2015, sauf en ce qui concerne la simulation. Les choix structurants en matière de programmes sont effectués jusqu’en 2025. Sur la période la plus proche 2005-2015, les contraintes sont rigidifiées. Il n’y a pas, en revanche, de visée au-delà.

I -L’avenir de la dissuasion française est rigidifié

A l’issue d’un important cycle de désarmement unilatéral (1991-1997), la dissuasion française a été consolidée autour de choix techniques et doctrinaux.

De 1990 à 2000, la France entreprend de réduire unilatéralement son arsenal nucléaire par la diminution du nombre de ses vecteurs et de ses têtes nucléaires, par la baisse des crédits affectés à la modernisation de sa force de frappe, par le démantèlement de ses sites d’expérimentation et de production de matières fissiles militaires et par l’arrêt définitif des essais.
Cette attrition des capacités nucléaires françaises conduit simultanément au démantèlement des missiles stratégiques du Plateau d’Albion et à la disparition des armes pré-stratégiques, notamment le système Hadès.
Elle s’accompagne d’un retour aux principes de la doctrine des origines, justifiée par la mise en avant du concept de stricte suffisance, concept qui retrouve, dans un contexte d’après-guerre froide, une curieuse modernité. Les énoncés de doctrine cherchent tant bien que mal à revalider les concepts classiques de suffisance, de non-emploi et d’adaptabilité tous azimuts de la posture dissuasive française.
En se rétractant, les forces nucléaires françaises étaient censées retrouver de la cohérence. La cohérence interne de notre dissuasion en terme de doctrine et d’équipements a été effectivement renforcée par les arbitrages rendus depuis dix ans. Toutefois, la pertinence des options choisies face aux menaces futures est sujette à caution. Notre dissuasion est en effet devenue peu évolutive au regard des transformations du paysage stratégique et technologique.
Pour notre pays, la palette des possibles est réduite. Il n’y a presque plus de marge d’action. La voie du désarmement unilatéral apparaît hasardeuse ; le désarmement multilatéral est dans une impasse ; les programmes majeurs sont en phase d’achèvement ; la simulation est encore dans les limbes.
Du fait des risques causés par la prolifération nucléaire et balistique dans le monde et aux pourtours d’une Europe en extension (Inde, Pakistan, Iran …), le bon sens interdit d’aller au-delà de l’effort de désarmement unilatéral déjà consenti sans contrepartie, sans nouvelles mesures multilatérales d’interdiction, de discipline et de contrôle et surtout sans garantie concernant l’accroissement des moyens stratégiques européens. Or, aucune de ces conditions n’est réunie ni même envisagée comme probable aujourd’hui.
Toutes les prévisions, hélas, tablent sur l’affaissement de la position stratégique des Européens et en revanche sur l’essor de la prolifération balistique, au Moyen–Orient, en Asie et en Extrême-Orient.

Toutes les grandes négociations multilatérales sur le désarmement sont ensablées. Après l’Inde et le Pakistan, le cas iranien comme celui de la Corée du Nord met en lumière de façon particulièrement crue, le problème pour la paix que constitue la prolifération des armes de destruction massive. Je m’inscris en faux avec une théorie développée ici et là, notamment en ce qui concerne l’Iran, selon laquelle les schémas qui ont été validés jusqu’à aujourd’hui pourraient être reproduits à d’autres acteurs nucléaires en dépit de leur multiplication. La dissuasion fonctionne bien dans des binômes ou des dialogues à deux, même si ces acteurs se sont multipliés : Etats-Unis/Russie, Etats-Unis/Chine, Chine/Inde, Inde/Pakistan. En revanche la multiplication des acteurs crée deux types de risques
· l’absence de rationalisation de ce dialogue à plusieurs, nous n’en avons pas le schéma aujourd’hui
· L’augmentation des menaces, qu’elles soient intentionnelles ou accidentelles.
On ne peut donc pas dire comme autrefois que l’accès à la dissuasion nucléaire soit immanquablement, sans cadre international préétabli, sans développement de dialogue, un élément de stabilisation.
Le cas coréen comme le cas iranien mettent en évidence les impasses actuelles du désarmement dont sont largement responsables les grandes puissances. Le traité d’interdiction complète des essais nucléaires n’est pas entré en vigueur, la négociation cutt off (arrêt de la production de matières fissiles à des fins explosives) n’a pu démarrer, la conférence d’examen du TNP ouverte en mai 2005 fait du sur place, au plan régional et, en dépit des préconisations de l’AIEA reprises dans sa résolution du 4 février 2006, la proposition de dénucléariser le Proche et le Moyen-Orient a peu de chance de prospérer.
Tant que l’on ne sortira pas de la logique du poker menteur, les chances du désarmement restent minces. Comme toujours ce sera : désarmer ? Oui ! Mais… sécurité d’abord… sanctions d’abord… les autres d’abord ! C’est ce que disait à peu près Léon Blum, dans un article sur la problématique du désarmement, notamment appliquée à l’arme aérienne, dans un petit opuscule publié en 1933 : « Les problèmes de la paix ».
A ce sujet, on ne peut que comprendre le reproche fait par les Etats non dotés d’armes nucléaires aux grandes puissances d’avoir fait litière de leurs engagements pris en 2000 à la conférence du TNP de tendre vers l’élimination progressive de leurs arsenaux stratégiques. De Washington, de Moscou, de Pékin, de Londres, de Paris, on guetterait en vain la moindre initiative récente. Depuis 2002, les gouvernements français successifs se sont d’ailleurs montrés particulièrement inactifs ou inefficaces dans ce domaine.

Dans ce climat peu propice à la paix, les capacités nucléaires françaises ont vu leur composition se figer et leur calendrier de réalisation se tendre.
Actuellement, les forces nucléaires sont réparties entre deux composantes, une composante océanique de quatre Sous-marins Nucléaires Lanceurs d’Engins (SNLE) et une composante aéroportée constituée d’un escadron de Rafale. Le missile équipant les SNLE est actuellement le M45 qui sera progressivement remplacé par le M51 vers 2012 au moment de l’entrée en service actif du quatrième SNLE NG « Le Terrible ». En ce qui concerne la composante aéroportée, les missiles actuels Air Sol Moyenne Portée seront remplacés par une version améliorée ASMP/A à la portée accrue. Ces missiles sont destinés à équiper les Mirages 2000 N et le Rafale à partir de 2008 (1).

Comme je l’ai déjà indiqué s’agissant des performances et du coût de ces programmes nucléaires en phase finale de réalisation, les arbitrages sont de fait maintenant presque tous irréversibles.

Par ailleurs pour les armes futures, le renouvellement de notre dissuasion s’inscrit dans des limites technologiques étroites. Avec le programme Palen, à travers le Laser mégajoule, le super calculateur et la machine de radiographie AIRIX, la France a fait le choix de la simulation. Cette décision, prise par le Président Mitterrand concomitamment à l’annonce de l’arrêt des essais en 1994, a depuis été confirmée et mise en œuvre après l’adhésion de la France au TICE.
L’importance de ce programme de simulation est indéniable mais il est très coûteux et ses débouchés aléatoires (2).
S’être engagé dans la voie de la simulation signifie que la France entend assurer, au-delà des programmes prévus, la modernisation des têtes nucléaires dont la durée de vie, pour des raisons de vieillissement naturel des matériaux, est de l’ordre de vingt ans.
Le remplacement à terme – aux alentours de 2025-2030 – des prochaines têtes TNO (Tête Nucléaire Océanique) et TNA (Tête Nucléaire Aéroportée) lorsque nous ne les jugerons plus assez sûres ou plus assez fiables est l’objectif majeur du programme de simulation. Il devrait permettre avec une moindre sophistication de garantir fiabilité et sûreté des armes futures. Les “ nouvelles charges ” TNO (destinées à remplacer les charges actuelles TN 75 et TN 81) anticipent déjà cet objectif.

Ces armes ne seront pas plus “ performantes ”, elles seront plus robustes.

La simulation assure donc à terme un maintien de la compétence atomique et la quasi certitude de pouvoir reproduire, sur des profils voisins, les armes actuellement en service ou sur le point de l’être. Pour l’heure, encore au stade des essais et du banc test, les techniques de simulation sont inopérantes pour valider les nouvelles TNO et TNA. A l’avenir ces techniques ne permettront pas – en tout cas pas dans l’état actuel de la science – de développer de nouveaux types d’armes nucléaires et tout particulièrement d’armes miniaturisées.
Cette limitation technologique va dans le sens de la position officielle de la France qui réaffirme sans ambiguïté le caractère dissuasif de son arsenal nucléaire.
Même si la modernisation en cours de notre armement nucléaire implique des adaptations qui renforcent sa versatilité et accroissent la portée des missiles, il n’est théoriquement pas question d’envisager la miniaturisation des armes nucléaires ni leur usage pour des frappes chirurgicales. L’arme atomique ne doit pas dériver vers un statut qui n’est pas le sien, celui des armes de bataille.

A cet égard, permettez moi une digression sur le discours présidentiel de l’Ile Longue en janvier 2006. Celui-ci fait planer une équivoque sur nos intentions. Cette déclaration semblait marquer une inflexion doctrine face à la menace terroriste. Elle laisse craindre un abaissement du seuil nucléaire en envisageant la possibilité d’une riposte ou d’un avertissement nucléaire en cas d’attentat terroriste sur notre sol.
Dans ce domaine il faut éviter les surenchères déraisonnables.
L’arme nucléaire est inopérante dans la lutte contre le terrorisme qui vise justement à contourner les dispositifs militaires. Un récent rapport du comité parlementaire de défense britannique de juin 2006 qui s’interroge sur l’avenir de la dissuasion du Royaume-Uni met bien en évidence cette aporie. Personne sérieusement ne peut envisager des représailles nucléaires après un attentat, même aussi graves que ceux subis le 11 septembre par les Américains qui n’y ont pas songé.
La dissuasion s’exerce contre les Etats – c’est d’ailleurs la limite de son champ d’exercice – du fait de la logique de prévention qui l’anime et de ses effets majeurs en cas de frappe. La dissuasion ne peut fonctionner qu’entre des Etats ayant établi entre eux un dialogue minimum fondé sur la crainte de rétorsion supérieure aux dommages infligés et rationalisant sous cette contrainte leurs comportements.
Cibler de façon générale une vague catégorie d’ « Etats terroristes » n’apporte en réalité pas grand-chose. La crédibilité et l’efficacité de la dissuasion n’en sortent pas grandies. Cela donne en revanche l’impression que la France s’abonne à la terminologie américaines des « rogue states », ce qui diplomatiquement n’est guère habile.
Mieux vaut réaffirmer que notre pays classiquement s’en tient à l’égard de tout pays – en particulier ceux détenant des armes de destruction massive – qui menacerait, par ces moyens ou tout autre (par exemple une attaque terroriste majeure sur notre sol contre une centrale nucléaire) nos intérêts vitaux, aux principes d’interdiction et de représailles contenu dans notre doctrine de dissuasion.

Notre dissuasion a gagné en allonge et flexibilité mais les scénarii d’emploi doivent rester extrêmement limités à des logiques ultimes. Le passage récent à une doctrine non exclusivement anti-démographique et toutes les hypothèses d’emploi, notamment celle de choc électromagnétique, visant à commettre des dégâts majeurs en réduisant toutefois la létalité des frappes ne doivent pas entraîner un « dévissage » de la dissuasion vers des stratégies de bataille.

Les degrés de liberté dont dispose la France pour moderniser ou adapter son arsenal et sa doctrine nucléaire ne sont par conséquent pas nombreux. Sauf en ce qui concerne les vecteurs d’emport, l’évolution des armes est restreinte. La simulation autour du laser Mégajoule offre des débouchés peu nombreux et surdéterminés.

Sous ces conditions et pour cet ensemble de raisons, le destin de la dissuasion est incertain au-delà d’un terme rapproché.
Il est lié à la volonté et à la capacité de notre pays de poursuivre dans la voie nucléaire au-delà de 2025 donc d’engager des moyens importants après 2012 et de confirmer aujourd’hui un coûteux programme de simulation. Ce programme de simulation est la clef de la préparation de l’avenir, or l’avenir de la dissuasion française à vingt cinq ans n’est écrit nulle part. A cet horizon, la dissuasion française est placée dans un angle mort stratégique, politique, financier et technique.

II – La dissuasion française dans un angle mort

La France, dans un paysage international mouvant, est adossée à une position de prudence stratégique arrêtée à la fin des années quatre vingt dix.

Cette position encore globalement pertinente aujourd’hui ménage cependant peu de marges d’évolution possibles après 2015-2020 tant par paresse de la réflexion qu’en raison de choix structurants et durables sur les équipements.

Par ses attendus, la dissuasion française reste un atout de la défense de la France mais un élément qui pèse finalement peu sur les enjeux et les négociations concernant la sécurité de l’Europe.

Pourtant, il faut bien constater que la dissuasion française n’a déjà plus d’avenir à vingt-cinq ans si elle ne rejoint à cet horizon les perspectives d’une défense européenne intégrée et cela pour trois raisons :
· Une raison stratégique : la France, en effet, ne se présente pas comme un isolat stratégique en Europe, quelle que soit d’ailleurs la configuration future de l’Union ;
· Une raison financière : la France n’a pas les moyens de financer à la fois la modernisation de son arsenal nucléaire, le maintien et la remise à niveau technologique des capacités qui constituent l’environnement stratégique de cet arsenal nucléaire et qui sont nécessaires à une parfaite autonomie d’emploi (dans un paysage technologique et stratégique très évolutif, la reconstitution et la modernisation des moyens de transmission, de protection, de détection et de contre-mesures associés à la mise en œuvre opérationnelle des forces nucléaires sont une véritable gageure) ;
· Une raison technique : la France a fait un certain nombre de choix techniques qui confinent les armes nucléaires dans un rôle stratégique essentiel mais limité aux situations extrêmes. Ce parti pris implique, si l’on veut maintenir la crédibilité de ces armes, de rétablir de la continuité stratégique entre les capacités dédiées à la dissuasion nucléaire et les armes d’emploi. Il manque et manquera à notre panoplie des armes conventionnelles lourdes et précises contribuant à la dissuasion.

La dissuasion n’est pas un tout ou rien désespéré, elle est une construction de crédibilité, une épreuve de volonté. On comprend que dans un monde multi-nucléaire, la France ne peut plus jouer comme elle le faisait avant-hier dans les interstices de la guerre froide, ou hier dans un monde dominé par un club nucléaire limité aux intérêts stratégiques globalement convergents. A l’horizon de vingt ans, la France a besoin de repenser l’adossement ses capacités nucléaires. Adossement aux capacités conventionnelles stratégiques et adossement aux capacités nucléaires et conventionnelles de ses alliés.

Il n’y a pas d’avenir pour les forces nucléaires françaises à long terme sans un cadre stratégique européen où elles puissent plus clairement qu’aujourd’hui se situer et sans moyens stratégiques européens de complément et de relève.

En clair, sans intégration au niveau stratégique de la défense européenne, la dissuasion française va inéluctablement en se périmant.

A terme en effet, notamment avec le développement des systèmes de détection et d’interception, au premier chef ceux du projet de bouclier anti-balistique américain mais aussi probablement les systèmes russe et chinois, la crédibilité de la force de frappe française n’aura de choix qu’entre l’alignement au sein d’une architecture de systèmes défensifs dominée par les Etats-Unis, c’est-à-dire le renoncement à l’idée d’autonomie qui la justifie depuis l’origine ou l’intégration européenne, ce qui suppose cependant que le développement institutionnel, politique et militaire de l’Union ait abouti à doter l’Europe d’une dimension stratégique qui lui manque totalement aujourd’hui et à laquelle elle répugne.

Il n’est pas possible de réfléchir à l’avenir de notre arsenal nucléaire sans lier choix stratégiques et solutions techniques. Encore faut-il que la DGA et les Etats-majors, le nez dans le guidon, se préoccupent un peu des options techniques futures. Celles-ci passent notamment par le réexamen de la relation entre dissuasion nucléaire et dissuasion conventionnelle et par une analyse des failles et des contre-mesures qui à l’horizon de vingt à trente ans peuvent singulièrement réduire l’efficacité de nos capacités nucléaires.

Le passage de deux à une seule composante nucléaire, proposé par certains, ne saurait d’ailleurs être envisagé sans un diagnostique approfondi sur les avantages et les inconvénients de la composante océanique et de la composante aéroportée.

Parmi les perspectives techniques qui s’offrent raisonnablement à nous pour renforcer notre posture dissuasive nucléaire et conventionnelle, il serait ainsi possible d’aller plus loin dans la filière des missiles en développant de nouveaux vecteurs hypersoniques à la vitesse nettement accrue, mach 7 ou 8 contre mach 2 à 3 actuellement, à la portée très supérieure et à la trajectoire modifiable.

Le type de projet que la France pourrait décider d’étudier puis entreprendre dépend, en outre, de l’évolution du statut des SNLE qui bénéficient à l’heure actuelle d’une réputation d’invulnérabilité qui explique en partie qu’ils constituent le pivot des forces nucléaires des grandes puissances. Si des évolutions radicales en ce qui concerne les performances des systèmes de détection acoustique ou non acoustique remettaient à terme en cause cette invulnérabilité, il conviendrait logiquement de réexaminer les possibilités de diversifier nos moyens afin de garantir la crédibilité de notre dissuasion nucléaire.

Un autre axe de réflexion pourrait être d’évaluer la mutualisation des missiles destinés aux frappes stratégiques conventionnelles et nucléaires. Après tout, ce qui confère à une arme un statut nucléaire est la nature de la charge qu’elle véhicule et non le type de vecteur. Mais évoquer ces pistes n’a aucun sens si l’on table sur l’incapacité des européens à s’unir et à se protéger de façon autonome. Découplée des enjeux de la sécurité européenne, la dissuasion française n’a déjà presque plus d’avenir.

Notre position stratégique à vingt-cinq, trente ans est donc placée dans un angle mort. Bien entendu, la France sera en mesure d’ici là de maintenir à la mer « au moins un » SLNE armé de seize missiles stratégiques. La portée et la versatilité des missiles seront accrues à partir 2015 avec l’entrée en service du missile M51-2 pour une mise en cohérence de notre dissuasion avec le « scénario lointain » qui concerne la montée en puissance de la Chine mais aussi de l’Inde et du Pakistan et peut être demain de l’Iran.

La modernisation de notre dispositif cache, en fait, la dégradation de notre posture. L’hypothèque sur le renouvellement des capacités stratégiques à long terme, les impasses en matière d’innovation technologique et la faiblesse des crédits consacrés à la préparation de l’avenir engage une péremption lente de la dissuasion.

Selon le même processus d’étiolement qui conduisit à l’extinction de la conscription, la mort de la dissuasion nucléaire paraît d’ores et déjà programmée dans les esprits et le budget de défense. La manne nucléaire est d’ailleurs convoitée par les industriels et les armées au bénéfice des armements classiques et potentiellement exportables.

On ne peut pourtant pas évacuer la question de la dissuasion ni escamoter les crédits nucléaires sans s’interroger sur l’équation de défense des Européens, sur les conditions de leur subordination ou de leur vulnérabilité. Si l’on ne se résigne pas à la faiblesse, toute économie réalisée sur les équipements nucléaires actuels devrait, par principe, être réinvestie dans les études et la réalisation de nouveaux programmes stratégiques.

La sanctuarisation des crédits réservés au nucléaire, à l’espace, aux missiles de supériorité et aux capacités antimissiles permettrait des arbitrages pertinents sans insulter l’avenir. Dans ces domaines, des investissements sont nécessaires. Ils dimensionneront l’autonomie stratégique de l’Europe. Sans impulsion de notre pays, ce sursaut capacitaire a toutefois peu de chance d’être effectué.

Aujourd’hui, les armées européennes, les grandes comme les petites, font à peu près toutes la même chose. Elles sont généralistes et redondantes, collectivement abonnées aux opérations militaires de faible envergure.

S’il subsiste une volonté d’indépendance pour l’Union européenne et que la France prétend l’incarner, il faut anticiper les effets d’une programmation militaire européenne encore dans les limbes. Notre pays comptant sur la mutualisation des moyens et la division des tâches, doit assumer une spécialisation de pourvoyeurs d’équipements stratégiques. Cette option est par ailleurs cohérente avec la consolidation d’une base technologique et de recherche en Europe.

Or, l’effort à fournir pour maintenir au-delà des vingt-cinq prochaines années la crédibilité stratégique et technique de la dissuasion française ne trouve de sens et de moyens qu’au niveau européen et dans un cadre européen.

Ce constat indique clairement qu’en dépit des très grandes difficultés de ce dialogue, il est impératif de reprendre les discussions avec les Britanniques qui sont confrontés au problème de la modernisation de leurs sous marins nucléaires (A condition de les moderniser pour en prolonger la durée de vie les « Vanguards » britannique devront être retirés du service au plus tard en 2020). Cette concertation avait produit de 1992 à 1998 quelques résultats notamment des accords de coopération pour les escales ou le sauvetage de sous marins nucléaires en détresse. Une réflexion commune sur la doctrine avait été engagée.

Il convient de même de relancer le dialogue stratégique avec Berlin en dépit de la reluctance allemande.

Certes, s’agissant de la dissuasion, l’unité et la centralité de la décision rendent impraticables des transferts ou des délégations du processus de commandement au niveau européen. Dans une Europe sans tête, la dissuasion reste nécessairement nationale pour l’ensemble de sa mise en œuvre. En revanche une concertation sur les points de doctrine et sur des coopérations techniques sont possibles. Avec les Britanniques des échanges sur la simulation, la propulsion nucléaire, la formation des équipages, seraient par exemple envisageables dès maintenant sans qu’a priori un veto américain ne vienne l’interdire. En ce qui concerne la doctrine, l’affirmation selon laquelle la dissuasion française de fait assure la protection de l’Union européenne mériterait d’être au moins corroborée et soutenue par nos partenaires.

Toutes ces discussions devraient être entreprises dans un cadre général portant à la fois sur la sécurité de l’Europe et sur le désarmement, dans le prolongement du concept stratégique présenté par Solana en décembre 2004 et de la vision long terme développée par l’agence européenne de défense.
Le contenu de ces discussions entre Européens devrait être :
· la définition des équipements stratégiques collectivement nécessaires ;
· l’établissement d’une doctrine stratégique européenne liant désarmement multilatéral et sécurité de l’Europe ;
· la consolidation politique et institutionnelle de l’Union, sans laquelle il n’y a pas de défense européenne possible.
Aujourd’hui l’Europe de la Défense est en panne. Elle est en panne politiquement après la division des Européens à propos de l’Irak, elle est en panne institutionnellement après le Non qui a arrêté une procédure institutionnelle. Ce traité avait beaucoup d’inconvénients mais il avait au moins un intérêt : il reprenait, au niveau de l’Union européenne, une clause de défense mutuelle et une clause de solidarité. Comment imaginer de construire une union politique qui ne considère pas d’abord qu’elle a une unité de destin signée dans un traité ? Hier, quand nous étions quinze, ce n’était pas un problème puisque dix de ces pays étaient dans l’UEO et, à travers l’article 5 de l’UEO, pouvaient prétendre avoir noué cet accord de solidarité. Aujourd’hui puisqu’il n’y a aucune clause de ce type à vingt-cinq ou à vingt-sept, la clause de solidarité est exclusivement dans l’OTAN.

Peut-être ai-je cadré un peu largement ce débat mais il est absolument essentiel, vital, il concerne notre autonomie stratégique de demain, celle de l’Europe et la capacité que nous avons, nous Européens, de bâtir un pôle d’équilibre, de paix, dans un monde qui, pour l’instant est plutôt un monde troublé.

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1/ Les forces nucléaires françaises

Vecteur Mise en service Nombre Portée Têtes nucléaires Puissance
ASMP 1998 84 300 km TN-81 300 kt
ASMP/A 2008 80 500 km TNA nc
M-45 1996 48 km 4000 TN-75 150 kt
M-51 2010 64 6 000 km TN-75 150 kt

SLNE-NG Année de mise en service Type de missiles
Le Triomphant 1997 16 XM 45
Le Téméraire 1999 16 XM 45
Le Vigilant 2004 16 XM 45
Le Terrible 2010 16 XM 51

2/La France avait envisagé ou souhaité que ce programme puisse trouver un débouché de coopération avec nos amis du Royaume-Uni. Ce fut une fin de non-recevoir du côté britannique. Il y a donc deux pays occidentaux qui seront dotés de moyens de simulations : les Etats-Unis et la France, avec un effort budgétaire à sa dimension mais pour un programme qui reste évidemment ambitieux et techniquement très avancé. La simulation consiste à modéliser le fonctionnement complet de l’arme de manière à prédire ses performances et ses effets à l’aide de la seule connaissance de ses caractéristiques. A l’issue d’une ultime série d’essais nucléaires destinés à recueillir des informations techniques vitales à la constitution de bases de données indispensables à l’étalonnage des codes de simulation, notre pays a engagé un programme reposant sur trois composantes majeures : des moyens de calculs intensifs, des moyens de radiographie et enfin un laser de très grande puissance : le laser Mégajoule. Cette dernière composante, au coeur du programme de simulation et de très loin la plus coûteuse, permet notamment d’étudier une micro explosion thermonucléaire.

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