La dissuasion et les défis de la prolifération

Intervention prononcée lors du colloque L’avenir de la dissuasion française du 10 juillet 2006

Merci, Monsieur le ministre, vous m’avez demandé de parler des liens entre dissuasion et prolifération. Le sujet ne se prête pas à une fresque aussi vaste que celle que vient de brosser mon ami, collègue et camarade, Louis Gautier, avec lequel je suis largement en accord sur beaucoup de points.
Deux remarques pour commencer :
D’abord de quelle prolifération parle-t-on ? L’expression « armes de destruction massive » a été définitivement « coulée » par l’affaire irakienne, et c’est tant mieux car elle n’a pas de sens. Ce n’est pas, comme certains le pensent parfois, une expression d’origine américaine mais onusienne. C’est l’ONU qui a inventé cette terminologie un peu curieuse à la fin des années 1940. Mais toutes les armes nucléaires, chimiques ou biologiques et les moyens balistiques n’ont pas forcément un potentiel de destruction massive et il existe d’autres armes qu’on pourrait appeler « de destruction massive » qui n’entrent pas dans la catégorie nucléaire, biologique ni chimique. Les premières armes de destruction massive aujourd’hui sont la Kalachnikov AK47, la machette et autres moyens de ce type.
En deuxième remarque liminaire, je voudrais évacuer la question de la dangerosité de la prolifération. Certains s’interrogent sur le fait de savoir si un peu plus de nucléaire dans le monde ne pourrait pas rendre plus sage, équilibrer certains rapports de force. Je fais partie de ceux qui estiment que le nucléaire a joué un rôle plutôt stabilisateur entre l’Inde et le Pakistan. Mais le risque ne vaut pas la peine d’être couru. Peut-être la prolifération – notamment nucléaire et balistique – peut-elle avoir, dans certains cas, sous certaines réserves, des effets stabilisants mais je crois que la communauté internationale, y compris l’Europe, ne peut pas se permettre de prendre ce risque. Je rappelle que les Indiens et les Pakistanais, à deux reprises depuis l’obtention d’une capacité nucléaire quasi-opérationnelle en 1998, ont frôlé une guerre générale qui aurait pu facilement dégénérer en guerre nucléaire. Dès le milieu des années 1960, la communauté internationale a apporté une réponse à cette question avec le Traité de non prolifération.

Il y a chez les spécialistes un débat sur les liens entre dissuasion et prolifération. C’est un peu comme la poule et l’œuf. Dans les milieux pacifistes et néo-pacifistes, certains affirment que l’absence de désarmement nucléaire encourage la prolifération. Autrement dit, il y aurait prolifération parce que la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis ne désarment pas assez vite. Je ne crois pas une seconde à cette thèse, et l’un des meilleurs arguments à lui opposer c’est le constat que dans la période qu’on pourrait appeler « l’âge d’or » de la non-prolifération et du désarmement nucléaire, entre 1987 et 1995, pendant qu’on signait maints accords, qu’on désarmait unilatéralement (Français et Britanniques), qu’on opérait des réductions massives du côté russe et américain, pas moins de six pays, la Libye, l’Irak, l’Iran, la Corée du nord, l’Inde, la Pakistan, Israël, continuaient leurs programmes balistiques et nucléaires. Je ne crois donc pas du tout qu’on puisse dire que si nous Français, Britanniques, Américains, désarmions plus, il y aurait moins de prolifération. La logique de prolifération n’interfère que très partiellement avec celle du désarmement.

Je crois en revanche que si la prolifération doit se poursuivre (car son avenir est très incertain), il paraît prudent de considérer que la force de dissuasion nucléaire française peut, dans certains scénarios, jouer un rôle pour parer à cette menace. Mais tous les scénarios dans lesquels les armes biologiques ou chimiques seraient employées contre un contingent européen ne relèveraient pas nécessairement – du point de vue de nos autorités politiques – de l’atteinte aux intérêts vitaux, et la dissuasion n’aurait donc pas forcément de rôle à jouer. Ceci pose le problème de la complémentarité avec d’autres moyens, non nucléaires, comme les défenses anti-missiles.

Quel est aujourd’hui le tableau de la prolifération ?
Certes, des arsenaux chimiques et biologiques, en général résiduels, subsistent dans une vingtaine d’Etats mais si l’on excepte un très petit nombre de programmes biologiques qui cherchent à tirer parti des avancées de la science moderne, je crois qu’on peut dire que les armes chimiques et biologiques sont, en tout cas dans le moment historique que nous connaissons, dans une phase de « rétraction ». La menace principale, dans les dix ans qui viennent, n’est pas chimique ni biologique. (Dans vingt ou trente ans, la menace biologique pourrait être très différente.)
En revanche, un autre type de menace, le couple nucléaire-balistique tend à se développer.
Nous sommes à cet égard à la croisée des chemins. L’affaire iranienne, les choix faits par l’Iran et les réponses de la communauté internationale vont sans doute déterminer une large partie de la dynamique future de prolifération nucléaire assise sur des vecteurs balistiques et autres, notamment des missiles de croisière. Si l’Iran devait, à plus ou moins brève échéance, faire le choix de la Libye, alors nous aurions une bonne chance de contenir la dynamique de prolifération nucléaire. Si en revanche, l’Iran faisait le choix de la Corée du Nord, c’est-à-dire le choix de la fuite en avant et de l’escalade, alors il est à craindre que nous vivrions une sorte de retour au milieu des années soixante, lorsque des prévisions un peu dramatiques annonçaient vingt ou trente puissances nucléaires en l’an 2000. C’est d’ailleurs ce qui avait motivé la signature du TNP.
La prolifération nucléaire est donc à la croisée des chemins. Les deux ou trois ans qui viennent verront soit une logique d’endiguement de la prolifération, soit l’ouverture des vannes, et là je crains le pire pour le régime.
Donc la réponse est attendue dans quelques années et les incertitudes de ce contexte nous font dire que, bien sûr, ce serait folie de remettre en question la possession par la France d’une force de dissuasion dans les dix ou quinze ans qui viennent.
Quand on parle d’exercice de la dissuasion face à la prolifération, face à une menace régionale de type iranien ou irakien avant 1991, il faut se souvenir qu’on avait découvert alors un programme irakien beaucoup plus développé que ce que l’on pensait. C’est d’ailleurs pourquoi on a cherché à renforcer le régime de non-prolifération qui s’était montré particulièrement inefficace. C’est peut-être aussi pourquoi on a eu tendance, moi le premier, à surestimer les capacités irakiennes en 2003. Mais c’est un autre débat.

Peut-on dissuader un pays comme l’Iran, l’Irak ou la Corée du Nord ?
Globalement la réponse est oui, car tout Etat a des ressorts de pouvoir, tout Etat a des points de vulnérabilité. La très grande majorité des dirigeants politiques sur cette terre veulent être au pouvoir et y rester. Si on ne peut pas exclure l’existence de comportements suicidaires, parler de dirigeants irrationnels, d’une manière générale, c’est manquer le débat : ces dirigeants risquent plutôt d’être terriblement déraisonnables, ce qui n’est pas du tout la même chose. Dissuader quelqu’un de déraisonnable est beaucoup plus difficile que de dissuader quelqu’un de raisonnable. Ce n’est pas sans doute pas Mahmoud Ahmadinejad qui aura le doigt sur le bouton nucléaire iranien si celui-ci se matérialise dans les années qui viennent ; mais quelqu’un dont la logique politique et culturelle l’incite à « créer le chaos sur terre » (pour reprendre des termes chers à l’ayatollah Mezba-Yazdi, l’un de ses maîtres à penser) sera beaucoup plus difficile à dissuader que ça ne l’était au temps de la Guerre froide. J’en profite pour dire que je ne crois pas du tout que la Guerre froide ait été un contexte facile pour la dissuasion. On a un peu tendance à dire qu’ »hier tout était simple » mais non, hier tout n’était pas simple, et la dissuasion a bien failli échouer à plusieurs reprises pendant la guerre froide.

Comment faire ?
La France a choisi la logique de menacer les centres de pouvoir adverses. Encore faut-il pouvoir identifier ces centres de pouvoir, encore faut-il savoir ce à quoi les dirigeants nord-coréens, iraniens, libyens, pakistanais, indiens ou autres peuvent tenir.
A quel type de menace sont-ils susceptibles de répondre ? Comment les empêcher de commettre une agression majeure? Comment les empêcher d’exercer un chantage insupportable face aux puissances occidentales ? C’est une question fondamentale, ce débat n’est pas nouveau, il a déjà une bonne trentaine d’années, nous avons des réponses partielles. Mais l’essentiel pour pouvoir faire jouer la dissuasion face à la prolifération est la connaissance intime du fonctionnement du pouvoir adverse. Dans ce domaine, malheureusement, nous sommes très souvent désarmés, non pas forcément par manque de renseignements technologiques mais plutôt par manque de compréhension de la psychologie de certains dirigeants ou de certains groupes qui ne sont pas forcément accessibles au type de raisonnements stratégiques que nous menons.
La France a fait le pari de dire que la dissuasion peut avoir un rôle en cas de menace très grave, par exemple un chantage de la part d’un pays qui voudrait nous empêcher d’intervenir dans telle ou telle région du monde ou de la part d’un pays qui chercherait à étendre sa zone d’influence et à attaquer militairement ses voisins avec lesquels nous pourrions avoir des relations d’amitié voire des accords de défense. Voilà le type de scénario vis-à-vis duquel la dissuasion française peut avoir un rôle mais ce n’est pas le même contexte que pendant la guerre froide, c’est plutôt un contexte dans lequel nous empêcherions l’autre d’exercer la dissuasion vis-à-vis de nous, autrement dit, ce serait plutôt une logique de « contre-dissuasion » que de dissuasion.
Ce choix fait par la France, ce pari de la dissuasion face à la prolifération, est fait également, en des termes d’ailleurs plus proches des nôtres qu’on ne veut bien le dire, par nos alliés britanniques et américains. Je pense connaître assez bien les logiques qui animent les responsables britanniques et américains sur ces questions et je crois que nous ne sommes pas aussi éloignés que cela les uns des autres, même si nous avons de vraies différences.

Au regard des incertitudes qui peuvent exister sur le fonctionnement de la dissuasion dans ce type de scénario, peut-on se reposer entièrement sur la dissuasion nucléaire ? Probablement pas. Nos partenaires britanniques et surtout américains ont fait le choix, dans le cas américain, d’avoir la ceinture et les bretelles : la dissuasion et la défense anti-missile, d’abord défense puis une capacité de rétorsion seulement en cas de nécessité. Autrement dit, la logique américaine est un peu l’inverse de la logique française. Face à un pays comme la Corée du Nord ou l’Iran, on se défend prioritairement par la défense anti-missile (en tout cas, ils espèrent arriver à des capacités techniques qui leur permettraient de le faire) et, dans un deuxième temps seulement, si ça n’a pas été efficace, si l’adversaire a tiré, alors l’exercice de la dissuasion nucléaire devient concevable.
La France, pour des raisons à la fois politiques, doctrinales mais aussi budgétaires – on a souvent la stratégie de ses moyens, c’est vrai pour les Américains comme pour les Français – a fait un choix différent. Notre dissuasion aujourd’hui a une double vocation. Il y a d’abord l’assurance vie face à une puissance majeure : le pays qui, dans le jargon des stratèges, peut avoir la capacité et la volonté de détruire la France en tant qu’entité constituée. Il y a ensuite la dissuasion plus limitée dans la menace vis-à-vis de l’empêcheur de tourner en rond, la puissance régionale parce que les enjeux seraient limités. La survie de la France ne serait pas forcément en jeu, donc la menace, pour être crédible, devrait être adaptée à l’enjeu et serait forcément plus limitée.
Des expressions circulent pour évoquer ce type de dissuasion : on parle parfois de « dissuasion du fort au fou », une absurdité complète à mon sens puisque je crois que l’absence de rationalité n’est pas la question, il s’agit plutôt, je le répète, d’un adversaire déraisonnable que d’un adversaire irrationnel. On parle aussi parfois de « dissuasion du fort au faible », c’est une expression moins absurde. Mais elle semble donner une certaine légitimité à l’adversaire. Or le faible est ici par définition un agresseur, quelqu’un qui envisage d’utiliser – ou qui a utilisé – des armes chimiques, biologiques ou nucléaires en nombre.
Il s’agit d’un mode de relation stratégique entre deux Etats et les moyens nucléaires, biologiques et chimiques sont bien souvent, pour des puissances dites régionales, le moyen de compenser de manière asymétrique la puissance militaire conventionnelle des pays occidentaux : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France.

Je terminerai en disant que, pour l’avenir de notre force de dissuasion dans les vingt ans qui viennent, quand les choix post-2015 se présenteront, nous aurons, sinon à faire des choix fondamentaux, au moins à décider des orientations, des infléchissements en fonction de ce que nous penserons être, à ce moment, l’évolution du contexte stratégique. La menace principale sera-t-elle la possibilité de résurgence d’une menace majeure, différente du type soviétique, sur la masse continentale eurasiatique ou ailleurs ? Ou sera-t-elle – du point de vue des relations stratégiques entre Etats, je ne parle pas du terrorisme en tant que tel – la menace proliférante des puissances régionales ? Je ne sais pas ce qu’elle sera. Aujourd’hui notre dissuasion se justifie autant par la possibilité de résurgence d’une menace majeure dans vingt ans que par la possibilité immédiate d’un chantage de la part d’une puissance régionale. Mais nous y verrons peut-être un peu plus clair d’ici 2015 et, à ce moment, si nous estimons pouvoir prendre le risque, le pari de tel ou tel ajustement, d’abandon ou de modification de capacité, alors il faudra faire des choix.
Notre dissuasion sera-t-elle, comme elle a été construite par le passé, d’abord la garantie de la survie de la France ? Sera-t-elle au contraire la garantie de la liberté d’action et d’intervention de la France ? Nous aurons peut-être à faire ce choix après 2015.

Mais je pense qu’il ne sera pas fait parce que les dirigeants politiques détestent faire des choix aussi simples que cela. Cette réflexion est destinée avant tout aux experts et aux analystes irresponsables que nous sommes ou, en tout cas, que je suis.
Merci.

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