La dissuasion, les nouvelles menaces et les relations euro-atlantiques
Intervention prononcée lors du colloque L’avenir de la dissuasion française du 10 juillet 2006
Je m’exprimerai donc à titre personnel, me rangeant parmi les experts irresponsables évoqués par Alain Dejammet ! Mon expérience personnelle a été celle de la perception de la France dans les enceintes internationales. Je puis confirmer que l’existence même de notre dissuasion et de sa capacité à s’adapter ont un impact considérable aux yeux de nos partenaires, je pense notamment à nos partenaires européens. A cet égard, il est intéressant de remarquer que nos partenaires européens, atlantiques, américains et autres ne s’interrogent désormais plus tellement sur les aspects techniques, militaires et même stratégiques de notre dissuasion : l’important discours de l’Ile Longue n’a pas soulevé beaucoup d’échos, sauf peut-être en Allemagne. En revanche ils s’interrogent sur notre capacité financière, économique, technique, à poursuivre le développement de nos forces. Je crois qu’il y a là simplement un écho décalé des débats qui ont agité la France depuis vingt ans.
A cet égard trois arguments méritent d’être rappelés :
1) L’essentiel de l’effort nucléaire est d’ores et déjà engagé pour les années qui viennent. Actuellement, l’essentiel concerne le M51 et le Laser mégajoule, en quelque sorte le prix à payer pour la cessation des essais nucléaires. Sur un point je ne suis pas tout à fait d’accord avec Louis Gautier : les Anglais, qui, jusqu’à présent, ont toujours compté sur les Américains et le site du Nevada pour développer leurs armes, se préoccupent désormais du maintien en condition de leurs ogives. Ils n’excluent donc pas d’emprunter la même voie, c’est-à-dire, notamment, de s’équiper d’un Laser de forte puissance (ils l’appellent Orion). En même temps, les Anglais viennent de renforcer considérablement leurs sites de construction et de recherche nucléaire militaire à Aldermaston recrutant en deux ans près de 300 techniciens et scientifiques.
2) Le coût budgétaire de la dissuasion par rapport à l’ensemble du budget militaire a considérablement baissé, il est passé de plus de 20% à moins de 10%. Tout dépend évidemment du mode de calcul : calcule-t-on le Rafale, le Charles de Gaulle, pour leur capacité d’emport alors qu’ils ont également d’autres fonctions militaires ? Le nucléaire stricto sensu représente aujourd’hui moins de 10%. En revanche, il est clair que la dissuasion a des implications sur l’ensemble de la maquette des forces, qu’il s’agisse des communications, de l’espace, des satellites, de l’imagerie qui, à l’origine, ont été conçus pour le nucléaire. Il est donc très difficile d’isoler le nucléaire comme si c’était un élément tout à fait autonome de notre posture militaire générale.
3) Aujourd’hui, on découvre que la France qui a payé très cher pour assurer son autonomie, notamment en matière de transmission, d’imagerie, de ciblage a obtenu des retombées extrêmement intéressantes par rapport à des futurs investissements liés non seulement à l’évolution technologique de la conduite des opérations militaires mais également sur le plan civil. Le concept du « Net centric warfare » repose notamment sur la question du débit et de la sécurisation de communications. De même, dans la lutte contre le terrorisme, énormément de techniques sont liées à la détection à distance ou à proximité des mouvements. Toutes ces techniques ont été développées en France de manière tout à fait indépendante par le CEA. Ce n’était pas strictement militaire mais cela accompagnait la protection de la force de frappe. Aujourd’hui, je crois que nous pouvons technologiquement et industriellement tirer parti de cet effort d’autonomie scientifique et technique. Le fait même que le Laser des Landes soit l’un des plus gros postes nucléaires actuellement montre combien le lien est étroit entre la dissuasion et l’état de la recherche scientifique et technologique en France dans de nombreux domaines.
Louis Gautier et Bruno Tertrais ont longuement parlé du contexte nucléaire international. Je suis largement d’accord avec eux et me contenterai donc de quelques remarques complémentaires :
· La première concerne ce que Bruno Tertrais a dit à propos du couple prolifération nucléaire/balistique. Il ne sert pas à grand-chose de posséder une bombe si on n’a pas le vecteur : c’est vrai du nucléaire mais plus encore du biologique et du chimique si l’on considère une utilisation militaire.
S’agissant du nucléaire, on se souvient du paradoxe qui faisait du choix du programme SDI (« la guerre des étoiles »), de la part de Reagan, un choix anti-dissuasion. Quand il évoquait le « bouclier spatial », il parlait de « l’éradication de la menace nucléaire » : c’est ce qu’il a vendu à l’opinion publique américaine et sur le plan international, et ce qui, au-delà des doutes que l’on pouvait entretenir sur l’efficacité technique du système, nous a amenés à prendre position contre cette conception américaine de la défense balistique.
Aujourd’hui, les choses ont changé, on se rend compte que jamais la défense balistique ne sera complètement étanche et que les coûts sont exponentiels. Du côté des proliférateurs ou des Etats nucléaires, on peut toujours augmenter le nombre de vecteurs, c’est ce que les Américains commencent à découvrir à propos de la Chine et le coût budgétaire de cette affaire risque de faire exploser tous les budgets. On a commencé à en parler à l’OTAN parce que les Américains ont besoin d’avoir en Europe des sites de détection qui soient rapprochés de la menace, en l’occurrence analysée comme celle de la prolifération moyen-orientale. Ils ont entamé des discussions avec la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne et la République tchèque en vue de l’implantation de sites de détection et de destruction en vol. Les radars installés en Angleterre qui servaient contre l’URSS, seront profondément rénovés et affectés à la détection pour le programme anti-balistique. Mais il est clair que ce programme sera exclusivement américain. Les espoirs que nourrissaient, il y a deux ou trois ans, un certain nombre d’industriels européens, notamment allemands et italiens, de participer aux retombées technologiques sont un peu déçus au moment où les Etats-Unis sont, d’une manière générale, de plus en plus restrictifs sur les transferts de technologie.
· Une deuxième remarque portera sur la multiplication des Etats sauvages, les « rogue states ».
N’implique-t-elle pas un transfert du rôle de la dissuasion nucléaire vers de nouvelles formes de dissuasion conventionnelle ? Bruno Tertrais a très bien expliqué pourquoi l’un n’exclut pas l’autre, Je voudrais simplement citer la réponse de Rumsfeld, à qui l’on demandait pourquoi il n’envoyait pas des missiles de croisière contre Ben Laden : « Je ne vais pas envoyer un missile de croisière de 100 millions de dollars pour aller dans le trou du cul d’un chameau à travers la tente d’un Taliban », manière un peu rude de dire que l’utilisation des formes les plus sophistiquées de la panoplie conventionnelle n’a guère de sens en l’absence d’une bonne identification en temps réel de l’objectif . Vous vous souvenez peut-être de Clinton qui a envoyé des missiles de croisière sur une usine pharmaceutique au Soudan. Le missile de croisière conventionnel n’est pas nécessairement la solution, de même que l’arme nucléaire n’est pas la dissuasion idéale dans tous les types de situations.
· Un autre facteur doit être pris en compte, c’est la relance au niveau international du nucléaire civil, compte tenu de l’évolution de la situation énergétique mondiale. Bien entendu, le nucléaire énergétique n’a rien à voir avec le nucléaire civil, mais politiquement on peut prévoir que la relance du nucléaire civil – et le débat qui va l’accompagner, déjà engagé en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, sans qu’il rencontre d’ailleurs beaucoup d’opposition – va raviver des querelles anciennes dans un certain nombre de pays européens. Je suis frappé de voir que l’Italie, un des premiers pays à avoir adopté un moratoire sur le nucléaire civil pour des raisons de désarmement et de pacifisme, est en train de revenir sur cette politique sous une majorité de centre gauche.
· Quatrième remarque : il n’y a aucune demande du côté de l’OTAN pour rouvrir le débat sur le nucléaire militaire. Il est extraordinaire de voir que l’OTAN qui a passé des années à s’interroger sur la validité de la dissuasion étendue, sur les missiles préstratégiques, sur le couplage, ne parle plus du tout du nucléaire. Certes tous les six mois se tient une réunion du comité des plans nucléaires où on évoque les mouvements, les stockages, les quelques armes entreposées en Europe et la situation des plates-formes à double usage, notamment aériennes (une trentaine d’avions à double capacité) mais dans le débat otanien, le nucléaire a disparu.
Dans le débat au niveau de l’Union européenne, c’est depuis longtemps, un tabou. Il n’y a guère que des « experts irresponsables » et des politiques français et britanniques qui évoquent de temps à autre une possible extension des dissuasions nationales aux partenaires européens. N’oublions pas cependant la déclaration de 1995, dans laquelle Français et Britanniques considéraient qu’ils avaient des « intérêts vitaux » en commun. Dans le débat évoqué par Louis Gautier sur la constitution européenne, la question de la « clause de solidarité » a causé beaucoup de problèmes parce que certains pays ne voulaient pas que l’affirmation d’une solidarité européenne puisse être interprétée comme un élément de défiance vis-à-vis de celle affichée dans le cadre de l’OTAN tandis que d’autres ne voulaient pas s’engager sur le plan militaire, tels le Danemark et les pays scandinaves. Il demeure que des progrès ont été faits ; des progrès au niveau de la prise de conscience d’une certaine solidarité entre pays membres de l’UE face aux menaces de tous ordres. Celle-ci s’exprime notamment au niveau des catastrophes civiles ou des actes dus au terrorisme où s’affirme progressivement entre pays européens une solidarité qui se développe (comme au moment de l’attentat de Madrid). En cas de gros accident chimique ou nucléaire, des dispositions européennes d’entraide sont prévues.
En revanche, sur le nucléaire militaire, on distingue deux camps : la France et les autres. « Tous les autres » évitent le sujet qui pose le problème de la garantie américaine et dont on ne veut pas parler. La France fait des propositions à intervalles réguliers. Un paragraphe y est consacré dans le discours de l’Ile Longue. Personne n’est contre : les critiques contre le discours de l’Ile Longue portaient davantage sur la possibilité de dissuader un dictateur fou dans un pays du Tiers-monde. En revanche sur la question de savoir si la France peut donner une certaine crédibilité à sa dissuasion en élargissant la notion d’intérêts vitaux, nos partenaires sont extrêmement prudents, ils savent que le sujet n’est pas mûr.
Les Anglais se sont aujourd’hui engagés dans un débat sur l’avenir de leur force nucléaire, malgré le fait que leur sous-marin Trident sera opérationnel au moins jusqu’en 2020. Le ministre Gordon Brown notamment, voulant engager le débat sur le nucléaire civil, a souhaité évacuer d’abord le débat sur l’évolution technologique de la dissuasion militaire britannique. L’attitude britannique dans le débat s’agissant de la dimension européenne est extrêmement intéressante. Je vous citerai un passage d’un rapport récent sur la question de l’IISS (2 mars 06) : « Le problème d’un abandon par la Grande-Bretagne de la dissuasion nucléaire serait que cette capacité ne résiderait plus en Europe que dans les mains de la France, avec son penchant traditionnel pour des approches assez distinctes en politique extérieure, ce qui serait sans doute peu satisfaisant… ». L’IISS rassemble des experts considérés comme sérieux …
En fait le débat sur l’avenir de la dissuasion britannique se développe autour de trois options :
· L’affirmation que la dissuasion n’est plus nécessaire en Europe parce que les enjeux stratégiques sont en Asie et que si les Américains, les Coréens, les Japonais entrent en conflit, même au risque d’une escalade nucléaire, ce serait fort ennuyeux pour la communauté internationale mais que somme toute l’Europe est bien loin : position certes absurde mais qui peut tenter quelques-uns.
· Essayer de maintenir le contrat actuel stratégique et technologique avec les Américains, solution qui pose le problème de la garantie d’une certaine autonomie comme le voit à propos de l’avion JSF. Or celle-ci devient de plus en plus difficile parce que les Américains ont tendance à restreindre, même vis-à-vis des Britanniques, le transfert de certaines technologies qu’ils considèrent comme cruciales.
· Passer à une approche plus européenne, c’est à dire en fait le franco-britannique. Ceci nous ramène à de lointains premiers tours de valse… Il faut toutefois signaler un possible prix que pourraient demander les Britanniques : que ceci ne se fasse pas en direction de l’Union européenne mais en direction du renforcement d’un « pilier européen » de l’OTAN, ce qui leur donnerait un argument pour négocier eux mêmes avec les Américains. Ce n’est naturellement que pure hypothèse mais toutes doivent être envisagées.
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