Intervention prononcée lors du colloque L’avenir de la dissuasion française du 10 juillet 2006
La première observation que j’aimerais faire concerne les équipages car mon intervention ne sera pas celle d’un expert (il n’y a pas incidemment d’experts irresponsables, tous sont parfaitement responsables des propos qu’ils tiennent et de leurs conséquences) mais celle d’un praticien qui a vécu de longues années au sein des Forces sous-marines, pendant la Guerre froide, pendant et après la chute du mur de Berlin puis à une période plus récente.
Une autre façon de réfléchir sur la dissuasion consiste à regarder l’attitude de nos équipages. On ne part pas en mer dix semaines d’affilée, deux fois par an loin et sans nouvelles de sa famille sans une motivation particulière. C’est cette motivation qui a changé. Pendant la période de la Guerre froide, on l’imaginait plus aisée. Au moment de la chute du mur de Berlin, j’étais en patrouille et nos équipages, non sans humour, se disaient (pardonnez-moi l’expression) : « Ces cons-là vont nous mettre au chômage ». Vint ensuite une période un peu difficile où la réflexion sur le nucléaire était très fade. Le général Mathe a évoqué avec bienveillance le Livre blanc de 1994. Ceux qui auraient encore la patience de le lire verraient que la réflexion sur le nucléaire était alors assez modeste. Il a fallu traverser cette période jusqu’à retrouver un peu plus de vigueur dans la réflexion sur l’arme nucléaire, à partir des années 1998-2000, au moment où la prolifération reprenait. Nos équipages ont eu la force d’âme de surmonter ce déficit de réflexion publique pour exécuter leur mission sans faiblir et nous leur devons aujourd’hui de disposer d’un outil toujours aussi performant Sans les équipages de nos sous-marins et de nos avions il n’y aurait pas beaucoup de dissuasion, il ne faut pas l’oublier.
Je vais rentrer directement « dans la tôle », ce qui n’est pas très étonnant pour un sous-marinier et ce qu’on m’a demandé de faire. Il est important d’être concret, l’expérience me l’a prouvé quand je commandais la FOST. J’ai reçu énormément de visiteurs, en particulier des diplomates étrangers. Il était intéressant de voir ce que ces diplomates allemands, espagnols, italiens et autres pensaient de la force de dissuasion française. Je me suis rendu compte qu’après les discours virtuels, intellectuels, extrêmement plaisants, le fait de se déplacer dans l’Ile Longue et d’arriver à la vue du bassin et du sous-marin en période d’entretien provoquait un choc, un peu l’effet d’un « chemin de Damas » pour ceux qui, derrière ce virtuel auquel ils adhéraient intellectuellement, se rendaient brutalement compte de la réalité de la dissuasion, de la réalité de cet outil et de ce que qu’il apporte à notre pays. C’est ce que découvraient des Français, facilement un peu ironiques et sceptiques dès qu’on touche à la chose militaire, ou des étrangers dont l’admiration était un peu jalouse.
Je vais donc vous parler du sous-marin et répondre aux interrogations sur son indétectabilité.
C’est par l’énergie qu’il rayonne qu’un objet peut être détecté. Or, l’eau de mer est un milieu particulièrement opaque où l’énergie circule extrêmement mal, où la lumière ne se propage pas, où les ondes électro-magnétiques, radio, radar et autres ne se propagent pratiquement pas. La seule énergie qui se propage très bien dans l’eau de mer est l’énergie acoustique et c’est là-dessus qu’est fondée la détection des sous-marins. Mais l’eau de mer est un milieu extrêmement hétérogène, bien plus hétérogène que l’atmosphère, la circulation acoustique ne s’y fait donc pas de façon très simple. De plus, l’eau de mer est bruyante, le vent, la pluie, les activités biologiques (telles les crevettes claqueuses) font du bruit. L’activité humaine peut également être bruyante. C’est dans ce monde bruyant hétérogène que l’on cherche à détecter les sous-marins et c’est là-dessus que sont fondés des outils comme le sonar (l’Asdic de la dernière guerre). Les premiers sonars fonctionnant sur des fréquences assez hautes étaient faciles à construire, leur portée était relativement réduite mais comme les torpilles des sous-marins avaient elles-mêmes des portées assez courtes, ils devaient s’approcher à courte proximité de leur but et se faisaient détecter à ce moment-là. On a allongé la portée des torpilles, le sonar des bâtiments de surface qui les chassaient ne pouvait, comme des petites lampes torches, que balayer un petit faisceau et permettaient aux sous-marins de manœuvrer sans se faire prendre pour attaquer leur cible. On a donc conçu des sonars à plus basse fréquence avec une portée plus importante, obligeant les sous-marins à manœuvrer de manière plus compliquée mais la supériorité que donnait aux sous-marins l’allongement de la portée des nouvelles torpilles a incité à chercher à écouter les bruits émis par les sous-marins, à défaut de pouvoir obtenir un écho, ce qui a l’avantage de ne pas l’alerter. Une deuxième course a alors commencé entre la capacité de détecter dans l’eau les bruits les plus infinitésimaux et la capacité de silence des sous-marins. Les sous-marins sont devenus de plus en plus silencieux, plus silencieux que le bruit de la mer dans une grande partie des océans. Un des enjeux de la dernière génération des sous-marins actuellement en service, c’est d’être plus silencieux que le bruit de la mer dans des zones de plus en plus étendues.
Devant la supériorité acquise par ces remarquables techniques de silence développées par l’industrie française, on est revenu à des sonars dits « actifs » qui émettent des puissances acoustiques très importantes à très très basse fréquence avec des portées importantes mais pour le moins ils n’« éclairent » pas uniformément. Quand on augmente la puissance des sonars, on se heurte d’autre part aux protestations des écologistes (en particulier aux Etats-Unis où les sonars ont, forcément, une puissance dix fois supérieure aux nôtres) en raison des conséquences sur les baleines, notamment en raison de l’impact potentiel sur la reproduction par des effets qu’on a du mal à imaginer : on ne connaît pas encore tous les effets du bruit sur l’organisme.
On est dans la situation où l’évolution de la discrétion acoustique des sous-marins, la meilleure connaissance de cette caractéristique, de la propagation des sons dans l’eau et des fonds sous-marins leur donnent un net avantage. En effet, si on améliore les performances des appareils de détection, on améliore encore plus la connaissance des endroits où on peut se « cacher ». A l’époque où les sonars avaient la capacité d’une lampe torche, le sous-marin n’avait aucune connaissance des « cachettes » possibles. A mesure du temps, la connaissance de l’hétérogénéité du milieu sous-marin s’est améliorée, permettant aux sous-marins d’éviter les moyens de détection, un peu comme un homme recherché qui connaîtrait parfaitement la disposition des immeubles et les moindres recoins d’un quartier échapperait aisément aux puissants projecteurs de ceux qui le poursuivent.
Sur le plan de la détection du sous-marin par voie acoustique, on n’est donc pas près de trouver une solution qui permette de le détecter. Inutile de rechercher un senseur porté par satellite, il n’apporterait rien.
On ne s’est pas arrêté à cette détection acoustique et on a cherché les modes les plus raffinés de détection des sous-marins par tous les phénomènes physiques utilisables.
Un des premiers utilisés fut la signature magnétique : le sous-marin est une masse métallique, il peut donc engendrer localement une modification du champ magnétique terrestre. Mais cette modification peut se corriger, il suffit de faire passer quelques circuits électriques intelligemment placés et la signature magnétique du sous-marin devient presque imperceptible, par conséquent la portée de cette anomalie magnétique se réduit à quelques dizaines de mètres, ce qui en annule les risques.
Le deuxième phénomène envisagé est le sillage. Avec un satellite, pour le coup, on arrive à mesurer de manière assez fine les évolutions de la hauteur moyenne des océans mais les expériences menées n’ont pas permis de déceler la présence d’un sillage. On évalue le phénomène avec un avion qu’on fait passer délibérément à la verticale d’un sous-marin mais ça ne va pas plus loin.
D’autres rejets pourraient être mesurables. Le sous-marin est une chaufferie nucléaire, il pourrait donc y avoir des traces radioactives après son passage mais elles sont si faibles qu’elles sont noyées dans la radioactivité naturelle de l’eau.
D’autres rejets, gazeux ou non, pourraient permettre de contribuer à confirmer la présence d’un sous-marin mais certainement pas de le détecter à distance.
Pour peu qu’on conserve ses qualités acoustiques et autres à un très haut degré de perfection, l’indétectabilité du sous-marin va encore durer quelques dizaines d’années, au-delà de 2015-2025.
On pourrait porter la même appréciation sur les systèmes de communication ou de navigation.
Le deuxième élément qui concourt à l’invulnérabilité du sous-marin, c’est sa manœuvre pour être en permanence le moins détectable possible. Toute la patrouille que conduit un sous-marin consiste à se placer toujours dans une telle situation. Il s’écoute en permanence et si un appareil auxiliaire faisait le moindre bruit dans une certaine gamme de fréquence sans qu’il soit possible de le réduire, il chercherait à se placer dans une zone de patrouille où ce bruit existe, apporté par exemple par la météo ou par le trafic commercial.
Le sous-marin est aidé à la manœuvre par des informations qu’on lui transmet :
· des informations d’environnement : on donne au sous-marin des informations météorologiques extrêmement complètes, mais aussi des informations océanographiques : les satellites modernes sont capables de donner des informations sur l’hétérogénéité du milieu océanique que le sous-marin peut exploiter pour être encore plus discret.
· Il est aussi informé sur toutes les activités maritimes connues de toutes les marines. Autrefois, aux débuts de la guerre froide, c’étaient les chalutiers soviétiques qui s’intéressaient aux sous-marins. Depuis sont venus d’autres navires qui peuvent se masquer derrière des activités scientifiques ou des sous-marins de toutes nationalités comme « Octobre Rouge » l’a décrit avec lyrisme.
Dans ce domaine, il est important d’avoir le maximum de renseignements. C’est un domaine où le rôle des sous-marins nucléaires d’attaque est irremplaçable, je dis bien nucléaires d’attaque, par les moyens propres de ces bâtiments comme par la place qu’ils tiennent dans l’occupation stratégique du volume océanique sous-marin.
Parce qu’il est indétectable et invulnérable, le sous-marin permet la capacité de frappe en second : Quelle que soit la frappe dont notre pays pourrait être victime, on n’empêcherait pas une riposte de la part des sous-marins lanceurs d’engins, ce qui devrait calmer les ardeurs des plus excités.
Le deuxième élément, tout aussi important, est que le sous-marin est un système d’armes non déstabilisant : on ne peut pas le détruire par une frappe préventive, préemptive ni être tenté de le faire. En Irak, c’est la volonté de détruire préventivement les supposées armes de destruction massive qui a entraîné la guerre : elles sont l’exemple d’un armement déstabilisant que l’on détruit, on commence par détruire – ou tente de détruire – quand la situation se tend. La dimension non déstabilisante du sous-marin est donc très dissuasive.
Quels sont, dans ce contexte, l’évolution et l’avenir des Forces océaniques stratégiques ?
Cette évolution doit se faire au regard d’un seul critère, le critère essentiel de la dissuasion : la crédibilité. La crédibilité est fondamentale, comme la confiance, elle ne se décrète pas, elle se forge et peut se perdre très rapidement. Aujourd’hui, en l’absence de menace imminente, nous forgeons par le déploiement de nos forces cette crédibilité qui nous sera peut-être utile, un jour, plus tard. Un des éléments de cette crédibilité est d’avoir conservé des sous-marins au plus haut niveau technique de qualité et d’invulnérabilité. Le deuxième élément est de maintenir, quoi qu’il arrive, en toutes circonstances, un sous-marin à la mer. C’est sur cet élément fort, notre permanence à la mer, signe de notre détermination, que se forge notre crédibilité. Les Britanniques, je le signale, ont une attitude identique.
C’est cet objectif qui détermine le volume de la composante sous-marine à quatre sous-marins lanceurs d’engins : un en période d’entretien de longue durée, un à l’Ile Longue en entretien de courte durée. A partir de quatre sous-marins nous organisons la vie de nos bâtiments, l’entraînement de nos équipages, leur compétence, avec un taux de permanence à la mer de 1,7.
J’aurais pu parler du calendrier de renouvellement qui a été prévu le plus tendu possible pour pouvoir mettre en service un sous-marin quand le précédent arrive à un niveau d’obsolescence et de coût d’entretien trop élevé. La mise en place des nouveaux missiles M51 a suivi la même règle. Il n’y a pas beaucoup de marge financière à espérer dans cette situation.
Je m’arrête pour laisser le temps aux questions.
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