Enjeux de la composante aérienne

Intervention prononcée lors du colloque L’avenir de la dissuasion française du 10 juillet 2006

Merci, Monsieur le ministre. J’ai bien compris que nous avons un devoir d’explication et de pédagogie. L’action de dissuader est une matière complexe qui paraît souvent obscure. Je vais donc essayer, après un éclairage historique, de donner un témoignage de praticien et tenter de vous expliquer comment « cela marche ».

Quand on parle d’enjeux, me revient en mémoire une déclaration de Bruno Tertrais, lors du 40e anniversaire des Forces aériennes stratégiques : « La composante aérienne serait, sans doute, en première ligne lors d’une crise mettant en cause nos intérêts vitaux. » C’est un enjeu majeur et je me suis demandé comment nous pouvions respecter cette « première ligne ».
Nous trouverons à plusieurs reprises pour répondre à cet enjeu les notions de flexibilité et de réactivité.

Tentons de voir comment, dans les quinze dernières années, la composante aérienne a répondu à l’évolution géopolitique et qu’elle a évité une fossilisation de la doctrine de dissuasion.

Tout d’abord, dès 1991, après la guerre froide a eu lieu une restructuration des Forces aériennes françaises avec le rassemblement des deux composantes nucléaires jusque-là séparées:
· une partie s’appelait la Force aérienne tactique, elle intégrait successivement les armes tactiques puis les armes d’ultime avertissement dans un commandement d’emploi plutôt orienté Centre Europe.
· l’autre partie, plus connue : les Forces aériennes stratégiques qui mettaient en œuvre les Mirage IV et le plateau d’Albion en son temps. Regroupées en 1991, cet évènement peut être considéré comme majeur au niveau du commandement pour prendre en compte la nouvelle donne.
Ensuite vient, en 1994, le Livre blanc que certains d’entre vous ont lu dans lequel deux sur six scénarios évoquent clairement le nucléaire : le scénario n° 2 qui aborde déjà la notion de conflit régional pouvant mettre en cause nos intérêts vitaux, puis le scénario n°6 qui envisage la résurgence d’une menace majeure contre l’Europe occidentale (évoquée précédemment par Bruno Tertrais) peut-être à plusieurs décennies, sans terme de délai.
Puis, dès 1995 –la France n’a attendu ni les attentats aux USA ni les problèmes de prolifération qui se sont révélés dans les dernières années – le président de la République, dans son discours annuel aux ambassadeurs, déclare : « Seule la force de dissuasion garantit la France contre l’éventuel recours à des armes de destruction massive ». On discerne donc très vite les orientations et leur traduction.
En 1996, un important changement intervient au niveau des forces. Depuis 1964, date de création des Forces aériennes stratégiques, un décret établissait un lien direct, au niveau emploi opérationnel, entre le président de la République et le commandant de la Force. Il y avait deux chaînes de responsabilité, une partie que je qualifierai de tactique, où le chef d’état-major des armées devait être capable d’adapter très rapidement des plans pour une frappe nucléaire en Centre Europe, et l’autre stratégique (objet d’un lien direct avec le Président).
La chaîne de responsabilité devient unique : le chef d’état-major des armées est chargé de préparer l’ensemble des plans d’emploi des forces.

Dans ce décret de juin1996 apparaissent clairement l’adaptation des moyens de commandement et la préparation de la planification au nouveau besoin géostratégique.

L’évolution des moyens a été évoquée : arrêt du missile HADES qui n’est pas adapté à l’évolution de l’Europe.
Le politique fait des choix majeurs, il réduit la composante balistique : seuls restent les missiles pour les quatre sous-marins. Cette réduction entraîne une perte de capacité importante, notamment avec la suppression du plateau d’Albion : l’abandon de la capacité de riposte immédiate pendant le temps de vol du missile adverse et une diminution de l’aide à la pénétration pour une frappe balistique massive.
Je note le maintien du nombre de missiles Air Sol Moyenne Portée dédiés à la composante aéroportée.
Enfin, une économie touche les porteurs, c’est ce qui a marqué l’opinion : ce fut la fin du Mirage IV P dans sa mission nucléaire stratégique, entièrement reprise par l’ensemble des Mirage 2000 N qui constituaient la Force à ce moment. Le Mirage IV a fini sa vie opérationnelle l’an dernier, grâce à sa polyvalence il avait poursuivi dans les dernières années sa mission de reconnaissance stratégique (qu’il a assumé pendant plus de trente ans) sur le Kosovo (avec l’OTAN), l’Irak (en 2003 avec l’ONU), l’Afghanistan, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
A cette évolution s’associe une évolution de doctrine : fin du ciblage, la menace résiduelle de la Russie et des pays satellites est prise en compte par la frappe massive sous-marine (salves de 16 missiles X 6 têtes) et les missiles ASMP.
Dans la logique du scénario n°2 et de l’annonce du discours aux ambassadeurs que j’ai rappelée, apparaît une prise en compte circonstanciée de la nouvelle donne des pays proliférants par la composante aéroportée garantissant : flexibilité/réactivité/ précision. Vous voyez que nous n’avons pas attendu les évolutions apparues plus tardivement dans certains pays pour prendre en compte l’ensemble des problèmes des armes de destruction massive.
Puis vient une période de grands arbitrages sur les équipements : 1997-2000 voit de nombreux conseils de défense sur la modernisation de la dissuasion. Nous vivons actuellement avec les décisions prises pendant ces trois années : pour la composante aéroportée, c’est la définition technico-opérationnelle, dix ans avant leur arrivée dans les Forces (2008-2010), des nouveaux missiles ASMPA et pour une durée de vie de plus de vingt ans (de 2010 à 2030). La question du renouvellement ne se pose donc pas instantanément, elle pourrait se poser, comme l’a dit Bruno Tertrais, à partir de 2015 où nous pourrions repartir sur de nouvelles définitions de moyens.

Un discours public fondateur est prononcé par le président de la République devant l’IHEDN en 2001. Trois grandes missions sont définies.
· La première, pour la FOST et les FAS, garantir, par une frappe massive, en premier lieu que la survie de la France ne sera jamais mise en cause par une puissance militaire majeure prête à recourir à tous les moyens pour concrétiser des intentions hostiles.
· La deuxième et la troisième, pour la composante aéroportée seule, grâce à la précision de la charge unique du missile ASMP :
– Faire face aux menaces que pourraient faire peser sur les intérêts vitaux des puissances régionales dotées d’armes de destruction massive ; le choix ne serait pas entre l’anéantissement du pays et l’inaction. Les dommages s’exerceraient en priorité sur les centres de pouvoir, politique, économique et militaire. La difficulté venant, comme le disait Bruno Tertrais de la détermination de ces centres de pouvoir, surtout politique.
– Marquer, le moment venu, à un adversaire éventuel, à la fois que nos intérêts vitaux sont en jeu et que nous sommes déterminés à les sauvegarder.

Puis vient le discours de l’Ile Longue (19 janvier 2006), cité plusieurs fois où je retiens que nous ne faisons actuellement l’objet d’aucune menace directe de la part d’une puissance majeure, avec une conséquence, pour augmenter la multiplicité des options : réduction du nombre de têtes sur certains missiles de nos sous-marins. En ce qui concerne l’ultime avertissement, le président de la République utilise exactement la même terminologie qu’en 2001.
Nous constatons donc une actualisation de la doctrine prise en compte par les armes nucléaires passant par la requalification des menaces, des dommages et des objectifs. Il y a donc, pour qui veut bien se donner la peine d’analyser les propos, un continuum parfait.

En matière de dissuasion, depuis les années 60, la démarche capacitaire est consubstantielle des notions de suffisance et d’effets recherchés.
A propos de l’efficacité des composantes, il y a 40 ans, Charles de Gaulle, en visionnaire posait déjà la question : « L’atome tactique est tellement essentiel pour les Français que lorsqu’il faudra choisir entre perfectionner plus tard l’atome tactique ou stratégique, il faudra probablement choisir l’atome tactique, car à quoi bon perfectionner l’apocalypse, il vaut mieux faire l’effort sur ce qui se passerait avant ». C’est exactement la situation dans laquelle nous sommes actuellement : plus d’apocalypse mais quelque chose de bien adapté.
J’ajouterai que si du temps de la guerre froide, la notion de suffisance pouvait se traduire en terme anti-démographique, notre doctrine s’est aussi très vite appuyée en terme d’effets recherchés sur des capacités qualifiées alternativement de tactiques, pré-stratégiques, avertissement ultime ou ultime avertissement, concrétisées par des frappes unitaires sur des objectifs précis. C’est bien dans ce domaine des effets que dans le milieu des années 90, notre réponse face à des pays proliférants a été adaptée par une capacité de frappes spécifiques de la composante aéroportée sur leurs centres de pouvoir et sur leurs capacités à agir.
Les spécialistes, notamment Bruno Tertrais analysent alors en termes de crédibilité dissuasive cette composante (aéroportée) par: « Sa capacité d’adaptation de la frappe à la menace, [par] sa précision et [par] la visibilité de son déploiement, qui lui confèrent une souplesse d’utilisation particulièrement intimidantes vis-à-vis d’une puissance régionale ».
Le deuxième volet de l’analyse capacitaire, c’est bien sûr le nombre de composantes. Pour faire face aux évolutions technologiques ou géopolitiques, il y a toujours la volonté de mettre à la disposition du président de la République des options multiples couvrant toutes les menaces grâce aux deux composantes à base de missiles pilotés ou balistiques différentes et complémentaires.

Je vais évoquer les enjeux de la partie aéroportée.
Dans ces enjeux il y a d’abord la visibilité du porteur. Si pour les sous-marins, la recherche de la discrétion est fondamentale, de notre part, la visibilité est quotidienne, par des vols équivalents, par des projections de puissance à 5000 ou 6000 km. Cette projection pourrait être associée à une frappe qui pourrait avoir lieu au bout des 6000 km : un Mirage 2000 N, un Rafale, avec leur ravitailleur en vol, ont dix ou douze heures d’autonomie à 800km/h.
Les modalités de déploiement sont évidentes. Quand on déploie, les forces se mettent en posture pour respecter les ordres du politique, à partir de là, par stades progressifs, les avions partent sur les terrains et montent en puissance de façon adaptée. Nous pouvons mettre un certain nombre d’avions en alerte, les armer de façon visible si nécessaire.
La capacité de pénétration comporte pour la composante aéroportée un missile furtif qui a une trajectoire pilotée jusqu’à l’objectif, contrairement à un missile balistique qui suit les lois de la gravitation quasiment jusqu’au bout.
En matière de réactivité, il y a aussi la reconfiguration de la planification en cas de changement de donne stratégique. Je peux vous assurer qu’en termes de temps de planification, la force aérienne nucléaire est comparable à ce qui se fait en action conventionnelle.

Les procédures d’engagement sont flexibles car les Forces aériennes stratégiques peuvent être engagées au sol, à partir de l’alerte en vol, voire sur le trajet. Nous pouvons donc aller très loin dans l’acte dissuasif sans qu’il y ait acte de destruction. Le porte-avions peut être mis soit en configuration nucléaire, soit en configuration non nucléaire, ce qui permet une graduation très forte de la visibilité donnée à l’action de dissuasion.
Du point de vue de l’analyse des moyens, ceux-ci sont totalement polyvalents, y compris la base de stationnement. Une base comme Istres, actuellement, fait de la projection de forces régulièrement, les départs vers les actions extérieures se font très souvent à partir de cette plate-forme.
Elle effectue aussi des missions de service public : des hélicoptères font de la surveillance des feux ou de la sécurité en Méditerranée.
C’est aussi un centre d’essais pour l’Etat et pour les industriels privés.
Le coût de fonctionnement de la base est donc complètement réparti.
Nous avons deux aéronefs indissociables:
Le ravitailleur en vol, actuellement le C 135 FR, totalement polyvalent, il ne fait que 5% de missions dédiées au nucléaire, le reste va du soutien conventionnel à l’humanitaire en passant par des missions de transport logistique. Ils sont intégrés dans une planification au niveau européen dans un centre de commandement où se pratiquent des échanges entre les heures de ravitaillement en vol et des heures de transport de fret.
Le Mirage 2000N ne fait que 15% de nucléaire, le reste du temps, il effectue des missions conventionnelles.
Je peux rappeler que lors de la première mission de tir réel de l’OTAN, des Mirages 2000N de la base aérienne de Luxeuil, en novembre 1994, ont tiré des bombes de 250kg sur le terrain d’Ubdina en Croatie.
C’est dire la polyvalence des vecteurs.
Il en est de même pour le Super étendard embarqué sur le porte-avions.
Quant au missile, il sert à la fois aux avions de l’armée de l’air et à ceux de la marine.

Nous pouvons affirmer que la composante aéroportée peut, ainsi, être sollicitée au plus tôt, avant d’évoquer l’apocalypse grâce à sa flexibilité et à sa démonstrativité, manœuvre dissuasive, en soutien de la position politique. Elle peut s’adapter en permanence aux étapes de la crise.

En ce qui concerne l’analyse des coûts, je ne reprendrai pas le problème globalement puisqu’il a été traité par Louis Gautier. Plus spécifiquement, je citerai Bruno Tertrais, dans la revue Défense IHEDN
« La composante aérienne pour un coût modeste – limité pour l’essentiel au développement et au maintien en condition du missile- nous permet de disposer d’une véritable complémentarité….
Sa capacité de frappe adaptée et visible, n’entame pas notre potentiel de tir en second, elle est sans confusion possible avec une frappe massive.
Une telle capacité serait précieuse face à une puissance régionale qui menacerait nos intérêts vitaux, ou pour l’exercice de l’ultime avertissement »

Dans le cadre de la LOLF, les budgets opérationnels de programme (Cœlacanthe, Horus, nucléaire) identifient parfaitement les coûts respectifs, je citerai l’analyse faite par l’université Pierre Mendès-France de Grenoble qui donne d’un point de vue global, une évolution de la part de la dissuasion d’une réduction des crédits de paiement de 50% entre 90 et 2003 et de la part relative dans le budget de la défense de 90 à 2005 de 16,9% à 9,6% et dans les programmes des missiles futurs M51 et ASMPA respectivement 8Md€ et 1,4Md€.

Après trois ans de commandement, je peux affirmer que les Forces aériennes stratégiques sont prêtes, en permanence, à être engagées en premier. Elles le prouvent par des montées en puissance régulières et par l’exécution de vols opérationnels qui peuvent être montrées, si nécessaire, à toute puissance régionale ou majeure.
Notre enjeu actuel ou futur, notre devoir, notre mission, c’est d’assurer et de prouver au quotidien notre capacité de dissuasion sans menacer de l’apocalypse.
En guise de conclusion sur l’avenir de nos Forces, je partirai de l’appréciation de Louis Gautier dans Faire face à la guerre qui nous dit : « Les degrés de liberté dont dispose la France pour moderniser ou adapter son arsenal nucléaire ne sont pas nombreux (sauf en ce qui concerne les nouveaux vecteurs) » pour préciser que l’avenir de notre dissuasion passe par encore plus de polyvalence et d’adaptabilité dans les missions pour les Airbus A330 futurs ravitailleurs multi-rôles. Le Rafale est, dès sa définition d’origine polyvalent, il est ainsi très difficile de déterminer la part du coût du programme dédiée au nucléaire puisque le standard à vocation nucléaire permet aussi de faire de la reconnaissance et de tirer des missiles anti-navires. L’avion Rafale peut en outre, être soit embarqué soit à terre, et pourquoi ne pas évoquer des stationnements communs voire des unités communes entre la marine et l’armée de l’air.
Pour rebondir sur ce qui a été dit sur les missiles conventionnels nous pourrions évoquer des missiles uniques à usage nucléaire ou conventionnel, à l’image des missiles américains. En ce moment, de nouvelles études sont menées en France et aux Etats-Unis, les réponses techniques apportées sont quasiment identiques aux caractéristiques du missile Air Sol Moyenne Portée Amélioré, pour faire des frappes conventionnelles à longue distance. C’est un missile qui vole à une vitesse supérieure à Mach 3. Par rapport au missile de croisière américain, le Tomahawk, subsonique, il irait quatre fois plus vite, ce qui permettrait de diminuer proportionnellement le temps de vol, paramètre fondamental pour pouvoir traiter des cibles furtives conventionnelles, ce qui est souvent le cas actuellement.
Que ce soit dans le décret de 1964 relatif aux forces aériennes stratégiques ou dans celui de 1996 portant détermination des responsabilités concernant les forces nucléaires, les devoirs fondamentaux restent les mêmes. A l’heure de déterminer les enjeux et l’avenir de ces forces, l’ensemble des garants de la dissuasion oeuvre pour la maîtrise de nos actions diplomatiques et militaires face à un agresseur ou un protecteur abusif, de notre politique contre les menaces, les pressions et les chantages, et pour la pérennité de nos valeurs démocratiques en cas d’agression majeure.
Pour cette maîtrise, il est impératif pour tous les responsables de notre République de s’approprier la détermination, le dessein du général de Gaulle : « Alors au spectacle de ce peuple éperdu et de cette déroute militaire, au récit de cette insolence méprisante de l’adversaire, je me sens soulevé d’une fureur sans bornes. Ce que j’ai pu faire par la suite, c’est ce jour là que je l’ai résolu ».

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