Intervention prononcée lors du colloque L’avenir de la politique agricole commune du 26 juin 2006
Les questions historiques ayant été traitées, je serai très bref sur ce sujet, soulignant simplement ce qu’on ne peut pas faire dans la politique agricole commune pour éclairer les politiques, notamment en France, sur le fait qu’il y a des choses obsolètes. Rien n’était plus pénible, pour un président de l’INRA, que de lire les débats parlementaires sur l’agriculture qui traitaient de tout sauf des questions qui pouvaient intéresser les agriculteurs. Je me suis permis d’écrire un article pamphlétaire au moment des dernières élections présidentielles tant les propos qui couraient alors, telle la « renationalisation », étaient dépourvus de sens.
Effectivement, le traité de Rome et la première politique agricole commune étaient fondés sur une conception de la société, donc sur des idées politiques qui ont entraîné la mise au point de mécanismes. Aujourd’hui, les bases politiques sont obsolètes et il ne reste que les mécanismes, le problème est donc de trouver de nouvelles bases politiques et je ne les ai pas ce soir. Nous serons certainement conduits à ajuster les mécanismes en 2013, mais ne nous leurrons pas : nous sommes passés d’une politique à la gestion de mécanismes.
Il est vrai, comme l’a dit Lucien Bourgeois, que les politiques voulaient qu’on produise mais ce n’était pas obsessionnel en France, ça l’était plus en Grande-Bretagne parce que les Anglais, qui supportaient l’effort de guerre, avaient eu faim. Ce n’était pas obsessionnel non plus aux Etats-Unis et, très vite, dès la mise en place de la politique agricole commune, nous avons connu des excédents de production, y compris en France. Un autre choix politique – qui a été rappelé – inspirait les politiques britanniques et américaines : moderniser l’agriculture pour assurer l’alimentation des citoyens en quantité et à des prix raisonnables. Pour moderniser l’agriculture, la profession a accepté (et ce fut douloureux dans les années 1960) une forte diminution du nombre d’agriculteurs mais un cercle vertueux permettait alors à ces agriculteurs la reconversion dans des emplois industriels. Les faibles coûts de l’alimentation, d’autre part, permettaient une aide indirecte à la classe ouvrière. C’était un objectif explicite des Américains et nous-mêmes l’avons appliqué avec un certain retard. Ce sont les vraies raisons politiques de la politique agricole commune.
Le cercle vertueux dont j’ai parlé n’existe plus : on ne peut plus quitter la campagne pour trouver un emploi en ville. Toutefois il est toujours possible de se procurer une alimentation bon marché, souvent importée. Nous ne sommes plus dans les mêmes conditions politiques mais des mécanismes ont été mis en place pour soutenir l’agriculture par les prix en constituant un sas d’entrée qui, contrôlant l’importation, permettait de calculer un prix intérieur en Europe supportable par les consommateurs et rémunérateur pour les agriculteurs. En l’absence de monnaie unique européenne, il n’était pas possible de faire autrement. Les pays avaient des intérêts différents (la Grande-Bretagne voulait faire venir ses moutons de Nouvelle-Zélande) et la seule façon de s’en sortir était de créer ce sas. Il y avait certainement une vision politique à l’époque.
Cette politique de prix est obsolète, parce que, comme Lucien Bourgeois l’a rappelé, elle est perverse :
Elle a coûté très cher sur le plan budgétaire à partir du moment où nous sommes devenus exportateurs. Il fallait faire fonctionner le sas dans l’autre sens : pour ramener nos prix élevés au niveau des prix mondiaux – certes artificiels – nous faisions des restitutions, aux frais du contribuable. Le système devenait donc absurde : des exportations subventionnées !
Il était aussi pervers sur le plan de l’environnement, chacun comprend que plus le prix est élevé, plus on utilise d’intrants (le coût marginal de l’intrant est intéressant). On a d’ailleurs constaté une baisse des intrants dès la réforme de 1992. D’autre part, dans les négociations internationales, les Etats-Unis ont un avantage : ils produisent un blé extensif inoffensif pour l’environnement. La baisse des prix est donc favorable à l’environnement.
D’autre part, les agriculteurs ont perdu le contact avec le marché intérieur, avec les attentes des consommateurs, en raison d’un investissement dans l’agro-alimentaire très variable d’une région de France à l’autre. Dans certaines régions, l’investissement dans l’agro-alimentaire est inexistant, les agriculteurs sont alors des producteurs de matières premières ; ailleurs, selon les coopératives, les producteurs ont pénétré l’aval et ont donc accès à la valeur ajoutée (sans casser les gares). Cela est lié à la rémunération par les prix.
Enfin, ce système permettait peu de différentiation, il était inéquitable vis-à-vis de la classe ouvrière et des industries agro-alimentaires, qui maintenant peuvent obtenir les mêmes prix que leurs concurrents (les prix mondiaux). Il faut aussi rappeler que la politique agricole commune concerne les grandes cultures, c’est-à-dire le Nord de la Loire (il n’est pas bon de parler de politique agricole commune au sud de la Loire). Ceci ne veut pas dire que les éleveurs ne bénéficient pas de la baisse des prix des fourrages et des denrées mais il faut être conscient que personne ne reviendra sur un soutien de l’agriculture par les prix. Inutile d’y compter : les agriculteurs ne le demandent pas explicitement et aucun autre pays européen ne le fera. Prétendre renationaliser en soutien par les prix n’est donc pas possible. Si, d’autre part, nous fermions les frontières, un prix intérieur s’établirait – et non une supercherie – si nous produisions deux fois plus de blé, les prix chuteraient d’autant car nous n’allons pas manger deux fois plus. On ne peut donc pas soutenir par les prix et, de ce point de vue, la réforme de la PAC de 1992-1993 était la seule solution possible (épousant la solution américaine). Cette solution a été choisie à cause des effets budgétaires, à cause des pays européens anglo-saxons, plus libéraux que nous, et surtout sous la pression de l’OMC. C’est l’OMC qui guide la réforme de ce qu’on appelle encore politique agricole commune mais qui a changé complètement de visage. La réforme de la politique agricole commune n’est que l’ajustement à l’OMC. En faisant rentrer l’agriculture dans l’OMC, on l’a mélangée au reste de l’économie dont elle ne peut plus être isolée : on ne peut pas refuser d’importer des produits agro-alimentaires d’un pays à qui on vend des airbus. Il faut que la profession agricole le comprenne.
Une expérience troublante se déroule en Suisse qui ouvre totalement ses frontières aux produits agro-alimentaires, impose des contraintes écologiques épouvantables à ses agriculteurs, cela pour pouvoir continuer à exporter des services, essentiellement bancaires.
L’agriculture est dans l’OMC. Est-ce pour l’éternité ? Je ne l’affirmerai pas face à un homme politique.
Dans ces négociations, nous avons un jeu de rôles avec les Etats-Unis et j’ai le sentiment qu’il s’agit d’un jeu de solidarité même si nous n’avons pas les mêmes avantages comparatifs. Nous ajustons la politique agricole commune à ce que les Etats-Unis vont accepter dans le cadre de l’OMC parce que nous sommes deux zones du monde qui ont envie de protéger leur agriculture. Les adversaires, le Brésil, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ne sont pas dupes et montrent du doigt l’Union européenne et les Etats-Unis qui s’entendent, dans les couloirs, pour contrer le libéralisme.
Ceci étant dit, la mondialisation ne résout en rien le problème de la pauvreté : la libéralisation est demandée par des pays riches. Il est toutefois de notre intérêt de nous occuper du développement des pays pauvres. Je n’ai pas d’état d’âme à demander, pour des raisons politiques sérieuses, une protection de l’agriculture européenne car ce n’est pas la libéralisation qui créera la richesse dans les pays en développement. En effet, on ne transporte pas la terre ni les paysans et il n’y aura pas de développement agricole sans une capacité d’investissements lourds à faible taux de retour, tout le reste est littérature.
En revanche, dans les négociations internationales, sous prétexte de théologie du libéralisme, tout devient produit. Je peux répondre à Monsieur King que si l’Union européenne, quand elle parle de développement rural, met en concurrence les agriculteurs et les autres, c’est pour pouvoir dire à l’OMC que les aides ne ciblent pas les agriculteurs mais le développement rural, c’est pourquoi il faut introduire la concurrence.
Il faudrait sortir de deux supercheries.
La première consiste à prétendre renationaliser, ce qui n’a pas de sens.
L’autre consiste à dire que le libéralisme est la solution à tous nos maux et que la théologie du libéralisme est la seule admissible.
Que peut-on faire ?
N’ayant pas d’autre idée, ma proposition serait de laisser les mécanismes en place fonctionner le plus longtemps possible.
Pourquoi ?
La croissance de la population mondiale n’est pas vertigineuse, actuellement à 1,5%, elle a tendance à s’infléchir, elle devrait atteindre au maximum 9 milliards d’individus d’ici 2040. Peut-on nourrir 9 milliards d’individus ? Il faut pour cela une croissance de la production agricole un peu supérieure à celle de la population car celle-ci va s’orienter vers une alimentation d’origine animale (environ 2%). Des études ont été menées (1) qui montrent que certaines zones souffriront d’un déficit alimentaire, notamment l’Asie qui actuellement se nourrit mais ne sera pas en capacité de doubler sa production et l’Afrique subsaharienne, qui devrait multiplier sa production par cinq.
Les zones qui peuvent combler ces déficits sont celles qui ont des réserves de production importantes, essentiellement l’Amérique du sud, avec, peut-être, l’Ukraine et la Russie qui ont la capacité d’augmenter significativement leur production pour faire la jointure.
D’autres zones peuvent augmenter leur production de manière moins importante : l’Amérique du Nord peut augmenter son rendement en blé en irriguant. Ce n’est pas le cas de l’Europe. La France est très compétitive physiquement, les rendements en blé sont exceptionnels mais si exceptionnels qu’on ne peut pas nourrir le monde ni être l’élément moteur dans ce gap qu’il faudra franchir pour nourrir le monde. L’intérêt de l’Europe est d’avoir une politique agricole qui lui permette de faire face à ses propres besoins et à une sécurité alimentaire qui n’est pas tout à fait évidente.
Des incertitudes s’ajoutent :
L’énergie (dont le prochain intervenant parlera) peut créer une tension très forte sur les prix agricoles. On sait d’ailleurs que cette tension affectera surtout les endroits où il n’y a pas beaucoup d’eau, une population nombreuse, peu d’énergie, c’est-à-dire les pays pauvres. Mais cette tension peut augmenter les prix dans nos zones et rendre plus difficile l’accès à l’alimentation.
Les changements climatiques affectent l’Afrique et entraînent actuellement le déplacement de dix millions de personnes (l’Observatoire d’Afrique de l’Union européenne fait un bon travail sur ce sujet). On me dit que les Indiens ont asséché leurs ressources en eau renouvelable et pompent leurs ressources fossiles, ça ne peut pas durer éternellement, il en est de même en Chine.
Face à ces dangers, s’assurer une sécurité d’approvisionnement en Europe – alors qu’il faut un investissement difficilement réversible – est une nécessité absolue.
Dans les discussions de l’OMC, pour le Brésil, l’Argentine, les Etats-Unis, l’objectif n’est pas l’Europe mais l’Asie. Il y a aussi des objectifs géopolitiques de domination mais c’est un autre sujet.
Les avantages comparatifs de la France et de l’Europe conduisent à faire des produits transformés. Les Etats-Unis ont trois fois plus de terres que nous : un hectare par habitant contre un tiers d’hectare chez nous Nous sommes très compétitifs mais nous n’avons pas le même avantage comparatif : les Etats-Unis exportent des denrées et nous exportons de plus en plus de produits transformés, nous jouons la valeur ajoutée et nous devons le faire, c’est pourquoi le soutien par les prix de la production de denrées serait une erreur. Nous n’avons pas d’avantages comparatifs dans les denrées brutes mais dans les matières transformées. La situation actuelle de la PAC n’obère pas le développement d’une industrie agro-alimentaire de qualité ; en ce sens elle n’est pas mauvaise même si elle est farfelue.
Dans cette géopolitique, il vaut mieux viser l’Europe (ce qui n’empêche pas d’avoir 25% d’exportations vers d’autres pays) et regarder ce qui va se passer à l’est dans les vingt ans qui viennent. Cela pose la question de la protection de notre espace européen. Les restitutions ne sont pas un problème – elles seront d’ailleurs annulées – mais la protection de notre espace est un problème.
Il est essentiel d’assurer la sécurité sanitaire de notre alimentation, pas simplement à cause des fantasmes qui courent, il y a de nouveaux risques, des maladies émergentes (telle la grippe aviaire), il y en aura beaucoup d’autres, c’est l’un des effets des échanges mondiaux. Les consommateurs ont des exigences concernant la sécurité sanitaire des produits, il faut éviter les distorsions de concurrence. C’est tout à fait autorisé dans le cadre de l’OMC, encore faut-il le faire convenablement. La règle précise que nous avons le droit d’établir une sécurité sanitaire au niveau que nous souhaitons à condition que ce soit cohérent et transparent.
C’est le problème en ce qui concerne les organismes génétiquement modifiés, sur lesquels j’ai toujours eu une position très mesurée (ce qui ne m’a pas valu que des amis en tant que président de l’INRA) : nous ne pouvons pas exporter des fromages au lait cru et refuser d’importer des OGM. Il faut donc arriver à un certain équilibre. J’ai entendu le Président Clinton déclarer un jour que les Etats-Unis n’importeraient que des produits issus de pays qui pratiquent les mêmes procédures de contrôle de qualité sanitaire que ceux de la Food and Drugs administration !
La question est de savoir si ceci est régulé par une organisation mondiale ou par la grande distribution. Certains pays, comme l’Argentine, le Costa Rica sont soumis à ces règles par la grande distribution. On peut effectivement décider que ce soit la grande distribution, le marché, qui s’occupent de la sécurité sanitaire, du bien-être animal – ils ne demandent d’ailleurs que cela – ou bien on le fait par des règlements internationaux. J’ai demandé à des négociateurs si, en cas d’échec, la grande distribution pourrait se voir confier cette question. La réponse est évasive. Les choses ne sont donc pas complètement bloquées, cela veut dire aussi que les politiques ne s’occupent plus de rien.
Enfin, comme l’a dit Monsieur King, il est impératif de promouvoir notre compétitivité. Compétitivité ne veut pas dire produire en masse des denrées qui ne se vendent pas, mais être bon là où on se bat : dans les produits de qualité et l’agro-alimentaire. Le jour où on abandonnera la compétitivité, le citoyen refusera de payer des jardiniers non compétitifs, il ne sera pas non plus d’accord pour payer des pollueurs. Les agriculteurs doivent aussi aller conquérir le « créneau citoyen » en expliquant à quoi sont utilisées les aides. L’alternative serait une nouvelle diminution du nombre d’agriculteurs. Dès l’instant que, grâce aux aides, nous avons plus d’agriculteurs dans la grande culture qu’il n’en résulterait par la loi du marché, il faut que les agriculteurs justifient ce choix.
Dans la promotion de notre compétitivité au niveau national, il faut gérer le risque de production agricole. Les risques sont une spécificité de la production agricole, l’investissement demande une anticipation – surtout depuis que les prix fluctuent – l’idée est de promouvoir un système d’assurance. Cela fonctionne très bien aux Etats-Unis, camouflé dans des boîtes plus vertes que vertes, avec des aides souvent financées par les Etats et personne n’en parle à l’OMC ! La gestion des risques demande une intervention des pouvoirs publics et même un abondement sinon les seuls paysans fortunés pourraient assurer leurs risques. La privatisation totale de la gestion du risque agricole pose un certain nombre de questions.
Il faut gérer le foncier, cela sera traité tout à l’heure.
Il faut revoir les questions de concurrence entre les différents partenaires de la filière agro-alimentaire. Je n’ai rien contre la grande distribution, néanmoins je pense qu’il est normal que la concurrence joue et qu’un produit agricole doit être vendu légèrement au-dessus du prix qu’il coûte intrinsèquement. Demander à l’agriculteur de faire des efforts pour le vendre moins cher est une distorsion totale des règles du marché et, curieusement, les décideurs politiques ne semblent pas disposés à s’en mêler. Je ne parlerai pas des conditions de transport des denrées, ayant envie de sortir vivant de cette salle.
Il faut certainement soutenir l’innovation – dont on parle trop peu – à condition qu’elle aille dans le bon sens et non pas dans la production de denrées sans valeur ajoutée.
Enfin, il faut redonner de l’espoir aux gens : on ne fait rien sans espérance. Pour cela, au-delà des mécaniques (qui seront ajustées en 2013) il faut redonner une visibilité à ce qui serait une politique agricole, faute de quoi, Monsieur King a raison, ça s’usera petit à petit et si les agriculteurs apparaissent comme exerçant un métier comme les autres, ils seront traités comme les autres !
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1) Voir le livre de Michel Griffon : Nourrir la planète Ed. Odile Jacob
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