Intervention prononcée lors du colloque du 12 juin 2006 L’avenir du dollar
Effectivement, c’est bien notre problème.
Les Américains dépensent chaque année 700 milliards de dollars de plus qu’ils ne produisent : le déficit atteint environ 7% du PIB. Chaque année un citoyen américain dispose de biens d’importation dont la valeur excède de 3000 dollars ses revenus. En cinq ans, le taux d’endettement des ménages américains est passé de 100% à 120% du revenu disponible annuel.
Si l’Amérique et les Américains vivent à crédit… c’est que des créanciers ont intérêt à leur prêter.
Je voudrais vous raconter une histoire qui, comme toutes les histoires, est susceptible de s’écarter quelque peu de la réalité, mais je crois qu’elle ne doit pas en être très loin.
C’est l’histoire des trois deals qui se sont passées depuis la fin du Gold exchange standard depuis le 15 août 1971. La politique américaine a consisté, depuis une trentaine d’années, à maintenir l’hégémonie monétaire en concluant fort habilement et fort discrètement des deals tacites ou implicites avec des alliés de circonstance.
Le premier deal a été conclu entre 1972 et 1974 entre l’Arabie saoudite et les Etats-Unis. [Je rappelle que le choc pétrolier a eu lieu en septembre 1973.] Ce deal – dont un ambassadeur américain disait récemment qu’il fut l’un des plus grands services rendus par les Saoudiens aux Etats-Unis – a consisté en un échange : d’un côté les Etats-Unis garantissaient au régime saoudien sa pérennité et la protection militaire américaine, de l’autre, les Saoudiens, premiers producteurs de l’OPEP, faisaient en sorte que tous les échanges pétroliers internationaux fussent libellés et effectués en dollars. Ce qui fut fait.
Quelques années après, des analyses montraient que l’Amérique avait manipulé le premier choc pétrolier. Je pense que c’est en partie fondé.
L’Amérique a toujours préféré importer du pétrole plutôt que de consommer ses réserves propres. Elle importe massivement du pétrole, sans risque de change, puisque c’est en dollars.
Les pétrodollars constituent un deuxième avantage pour les Américains. Pendant ces années, on a fabriqué des réserves en dollars dans les pays producteurs qui ont recyclé ces pétrodollars en achetant des biens aux pays occidentaux. Nous Français en avons parfois profité mais les Américains en ont largement bénéficié, notamment dans l’industrie militaire et une partie de ces pétrodollars étaient en outre recyclée sur le sol américain.
On a eu un aperçu de ces mouvements de capitaux en 1978-1979 lorsque les Ayatollahs ont pris le pouvoir en Iran. C’est à cette époque que s’est déroulée la prise d’otages dans l’ambassade américaine. Cette affaire avait été en partie suscitée par le fait que les avoirs iraniens (10 milliards de dollars) étaient déposés à la Chase Manhattan Bank qui n’avait pas voulu (elle n’en était pas capable) renvoyer l’argent au nouveau pouvoir des Ayatollahs. L’affaire des otages aurait été en fait un moyen de négociation entre les Etats-Unis, la Chase et l’Iran pour tenter de récupérer les réserves de change iraniennes.
Toujours est-il qu’à la fin des années 1970, ce deal pétrolier n’apportant plus aux Etats-Unis tous les avantages qu’ils en espéraient, ils font un deuxième deal avec le Japon. Dans les années 1960 et au début des années 1970, le Japon se trouve en plein boom économique et industriel. Il faut savoir aussi que, depuis l’époque de Mac Arthur, une partie du capital des groupes japonais, notamment des grands groupes automobiles, était détenu par des groupes américains.
Dans ce deal avec les Japonais, ceux-ci produisent et exportent des biens de consommation : automobiles, téléviseurs, composants électroniques, ordinateurs vers les Etats-Unis et, en contrepartie, ils accumulent des réserves en dollars et ils recyclent ces dollars en bons du Trésor américains.
Le deal fonctionne bien jusqu’à ce que les Japonais, sans doute pris par le vertige de l’orgueil, entreprennent de faire la leçon aux Américains. Dans les années 1980, ils commencent à racheter des biens immobiliers (Rockefeller center) puis une partie d’Hollywood … puis ils déclarent Urbi et orbi qu’ils vont apprendre aux Américains comment à fabriquer des automobiles.
Un jour, quand les Américains ont voulu construire le F16, ils se sont aperçus qu’ils avaient besoin des Japonais pour les écrans à cristaux. Les Japonais se sont fait tirer l’oreille pour exporter ces écrans avant de faire comprendre qu’ils accepteraient de les exporter si les Américains leur donnaient la technologie de l’empennage. A ce moment, les Américains se sont rendu compte que les Japonais voulaient revenir dans l’industrie aéronautique, ce qui, pour les Etats-Unis, était un casus belli. Il était hors de question que le Japon revienne dans l’industrie aéronautique comme compétiteur de Boeing. Ce fut un combat très dur, les industriels américains des semi-conducteurs ont fait bloc, ils ont décidé de récupérer leurs technologies – ce qu’ils ont réussi à faire – et les Américains ont joué sur le plan monétaire. A l’époque, on parlait beaucoup de la trilatérale : le monde organisé autour de trois pôles, l’Asie, l’Europe et l’Amérique, ayant chacun leur monnaie, l’Ecu, à l’époque, pour l’Europe, le Yen pour le Sud-est asiatique et le dollar pour les Amériques… La zone yen n’a jamais vu le jour… Pourquoi est-elle mort-née ? Parce que les Américains commençaient à préparer le troisième deal, avec la Chine.
Ceci a commencé avec les négociations sur la rétrocession de Hongkong à la Chine, dans les années 1984-1985 qui marquèrent un vrai réchauffement des relations sino-américaines. C’est Nixon qui l’avait initié au début des années 1970 car les Américains avaient besoin de diviser le bloc communiste, donc de trouver un allié en la Chine face à l’URSS. Ils avaient aussi besoin de trouver un allié économique et monétaire face aux ambitions japonaises, ils le trouvèrent en la Chine. A partir de ce moment-là, une indexation de fait a lieu entre le dollar-Hongkong et le dollar américain. Le yuan reiminbi (rmb) qui n’était pas convertible, étant, lui, indexé de fait sur le dollar –Hongkong.
De facto, la Chine entre dans la zone dollar… et la zone yen est mort-née ! Vous avez pu constater sur les graphiques de Michel Aglietta que les réserves en yens n’existent pas. De plus les Etats-Unis forceront le Japon à réévaluer le yen, ce qui amorcera une récession japonaise qui durera quinze ans et entraînera la paupérisation des classes moyennes japonaises. Les groupes japonais, qui avaient vu venir la récession, ont été les premiers à se délocaliser en Chine.
Au début des années 1990, ce troisième deal se met en place : l’alliance détonante entre le grand capital américain et le parti communiste chinois va se concrétiser et se renforcer dans les accords – cette fois officiels – d’indexation du yuan sur le dollar en 1994-1995 après une dévaluation du yuan de 35%. Hongkong est rétrocédé le 1er janvier 1997 et le mouvement amorcé au début des années 1990 par les groupes japonais s’amplifie pour tous les groupes de la zone et pour les multinationales américaines et européennes, en particulier pour la puissante Wall Mart qui a bien vu l’avantage d’aller s’installer en Chine.
Nous avons donc une délocalisation massive des achats, car les Chinois ne produisent pas pour leur marché intérieur mais pour exporter. Les groupes japonais ont investi en Chine, produisent, vendent les machines-outils à leurs usines Chinoises qui, ensuite, produisent des biens de consommation qui vont être exportés dans le monde entier, éventuellement au Japon et en Occident. Les groupes américains, comme Wall Mart, s’approvisionnent massivement en Chine (Carrefour aussi, maintenant) et réexportent sur l’Occident, d’où le déficit commercial des Etats-Unis, d’où le déficit de l’Europe, sauf l’Allemagne qui vend des machines-outils aux Chinois.
La contrepartie est que les excédents commerciaux engrangés par les Chinois sont réexportés vers les Etats-Unis. Ils achètent des bons du Trésor américain et financent la dette américaine. Les réserves de change japonaises représentent aujourd’hui 850 milliards de dollars et les réserves de change chinoises s’élèvent à 853 milliards de dollars.
Nous avons donc une accumulation de dollars tandis que les déficits se creusent aux Etats-Unis et il n’y a pas de raison pour que cela cesse. L’Amérique ne produit plus et n’a plus intérêt à produire puisque ses importateurs achètent des produits beaucoup moins chers. Au passage, cela permet d’améliorer les marges des distributeurs, des importateurs et de peser sur l’inflation. Les ménages américains s’endettent, il y a une certaine paupérisation des classes moyennes américaines mais elles n’en voient pas réellement les effets puisqu’une partie des produits sont importés et coûtent moins cher. Le pouvoir d’achat est donc en apparence maintenu.
Que peut-il se passer ?
Comme avec le Japon et comme avec les pays pétroliers, l’appétit peut venir en mangeant et, contrairement à ce qui se passe pour l’instant, la Chine peut avoir, à terme, des intérêts divergents avec les Etats-Unis.
Les Américains considèrent deux secteurs comme des chasses gardées : les matières premières (avec surtout le pétrole) et la défense (Defense aerospace).
Or les Chinois ont des ambitions.
Ils ont une vraie stratégie à long terme pour essayer de contrôler des sources d’approvisionnement de matières premières et de pétrole. Ils ont même voulu racheter ne compagnie pétrolière américaine (il y a eu immédiatement veto américain).
La Chine a une armée, c’est une puissance nucléaire, elle a des ambitions militaires et spatiales et, même si Boeing vend des avions, même s’il peut y avoir des accords, il est possible qu’à terme surviennent des frictions de plus en plus fortes entre les intérêts militaires chinois et les intérêts du complexe militaro-industriel américain.
Le deuxième type de problèmes concerne les dégâts sociaux aux Etats-Unis. On assiste à une montée des protectionnismes de la part des syndicats ouvriers relayés au Congrès car dans chaque circonscription des usines ferment, provoquant le chômage. La tentation existe aux Etats-Unis, de rétablir des quotas pour les importations de produits chinois mais ce serait une remise en cause du deal. Les Américains vont commencer à s’en préoccuper et à chercher un quatrième deal.
Quel sera le quatrième deal ? Avec qui vont-ils le faire ? Avec l’Inde ? Avec d’autres ?
Ce qui est certain, pour rejoindre ce que mes prédécesseurs disaient, c’est que le nouveau deal se fera avec un dollar bas et avec des taux d’intérêts du dollar plus rémunérateurs sinon, celui qui fera le nouveau deal n’y trouvera pas son intérêt.
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