Premières conclusions de Jean-Pierre Chevènement

Intervention prononcée lors du colloque du 12 juin 2006 L’avenir du dollar

Merci, Jean-Michel, tu as introduit là une lecture plus politique d’un phénomène que Michel Aglietta a très bien décrit sur le plan économique. On voit qu’il s’agit de déficits réellement abyssaux, tu l’as rappelé : 7% du PIB par an, c’est considérable et, à ce rythme-là, l’endettement des Etats-Unis devient tout à fait impressionnant.
Pourtant nous sentons bien que l’hyperpuissance est une réalité multiforme. Il y a des stabilisateurs puissants : les actifs financiers extérieurs, les sociétés multinationales – je rappelle que près des deux tiers des exportations chinoises sont le fait des sociétés multinationales – On ne peut pas raisonner comme s’il n’y avait que la Chine et les Etats-Unis. En réalité, c’est un système qui profite aux multinationales (on peut citer Wall Mart), c’est un système intégré : les Etats-Unis font produire en Chine, ils importent à très bas prix… et, au fond, tout cela est très commode puisqu’on fait travailler les Chinois pour un tout petit salaire et que le déséquilibre est admis par les autorités chinoises. Mais peut-être ne le sera-t-il pas toujours… En tout cas, pour le moment « le privilège exorbitant du dollar » dont parlait le général De Gaulle en 1965 se perpétue.

Je voudrais évoquer quelques autres facteurs de stabilisation de ce système :
D’abord il y a le rôle des fonds de pension américains qui contrôlent une partie importante du capital des sociétés étrangères : Qu’a-t-on vraiment à craindre d’un étranger qu’on contrôle ?
Il y a les délocalisations – je les évoquais à propos de la Chine – mais le mécanisme des délocalisations n’empêche pas l’économie américaine de préserver l’accumulation de valeur ajoutée en amont et en aval : en amont au niveau de la recherche, des brevets, et en aval à travers les marges de commercialisation et tout ce qui s’y rattache.
Enfin, un stabilisateur me paraît tout à fait considérable, on l’a peu évoqué, c’est le pétrole. Le pétrole – qui s’achète en dollars, on l’a dit – représente plus de la moitié du commerce mondial des matières premières minérales et végétales. C’est colossal : qui tient le pétrole tient l’équilibre financier du monde ! Les grandes sociétés de pétrole sont, aux deux tiers, des sociétés anglo-saxonnes. C’est fondamental. La maîtrise de cette matière première qui devient de plus en plus chère est aussi une façon de boucler le circuit. Est-ce tout à fait un hasard si la crise du système de Bretton Woods a débouché sur le premier choc pétrolier ? On peut se poser la question … on peut penser que tout cela a été une affaire quelque peu un peu arrangée entre l’Arabie saoudite et Monsieur Kissinger, le secrétaire d’Etat américain de l’époque. De la même manière, le choc pétrolier que nous connaissons aujourd’hui permet de résoudre en partie les difficultés de la balance extérieure des Etats-Unis. Même si les Etats-Unis sont de plus en plus dépendants pour leurs importations de pétrole étranger, ce pétrole étant facturé en dollars, globalement, l’économie du pétrole, c’est, un peu comme le disait Monsieur Junca à propos de l’économie de l’aéronautique, une économie en dollars. Des segments entiers de l’économie mondiale sont en dollars.

Un mot sur l’Europe.
L’Europe souffre beaucoup de cette situation, l’euro s’apprécie, nos exportations sont rendues plus difficiles. Les exportations jouent pour l’économie européenne un rôle beaucoup plus important que pour l’économie américaine puisque nous exportons relativement deux fois plus, nos exportations rapportées au PIB sont plus importantes que les exportations américaines, nous avons une économie plus ouverte sur le monde. Le renchérissement de l’euro est donc très préoccupant pour ce qui va se passer dans notre pays. Ce qu’a dit Monsieur Junca des perspectives de Latécoère pourrait s’appliquer à beaucoup d’autres secteurs de l’économie française et européenne : les délocalisations sont inscrites dans la logique du système.

Un argument pourrait jouer en sens contraire, Monsieur Aglietta qui l’a évoqué tout à l’heure : pour la première fois, il y a un concurrent possible au dollar, c’est l’euro. Je nuance cette idée en remarquant que l’euro est très faible, que ses mécanismes de décision sont marqués par l’aboulie et l’immobilisme. La Banque centrale européenne n’a aucune politique de change. Encore faudrait-il réfléchir sur le fait de savoir s’il existe un pays qui ait vraiment une politique de change. Les Américains parlent du benign neglect, de l’insouciance à l’égard des mouvements du dollar. Mais ils peuvent se le permettre plus que nous pour la raison que je viens de vous dire : c’est que leur économie dépend moins de la valeur du dollar que la nôtre de celle de l’euro. Pouvons-nous avoir une politique de benign neglect vis-à-vis de la valeur de l’euro ? C’est ce qui se passe aujourd’hui. Monsieur Duisenberg, puis, maintenant, Monsieur Trichet professent qu’il n’y a pas de politique de change de l’euro. Sur les marchés de change, ce sont les cambistes qui font la loi en fonction d’appréciations diverses – je parle sous le contrôle vigilant de Monsieur Peyrelevade qui connaît ça beaucoup mieux que moi –. On peut se demander si en Europe, ne naîtra pas un jour la volonté de redonner aux autorités monétaires, à la Banque centrale et peut-être à un « gouvernement économique » de la zone euro les moyens de peser sur des évolutions qui nous sont tout à fait néfastes. C’est là un point décisif par rapport à la crise du dollar : sommes-nous capables de nous donner au niveau de la zone euro des moyens d’action ?

Je souhaite évoquer un dernier point. Je rentre d’un voyage en Russie. J’ai été très frappé en voyant un certain nombre de mes interlocuteurs très choqués des propos tenus par Dick Cheney à Vilnius à propos de l’extension prochaine de l’OTAN à l’Ukraine. Ils considèrent cela comme une agression insupportable. Il y a des bases russes en Ukraine, des bases terrestres, des bases maritimes (Sébastopol), une partie du complexe militaro-industriel russe a aussi ses bases dans l’est, la région industrielle de l’Ukraine : à Dniepropetrovsk, Zaporojie…et, par conséquent, l’idée que l’OTAN puisse s’étendre à l’Ukraine pose un vrai problème à la Russie qui, à travers certains de ses dirigeants, ébauche un retournement de politique, vers la Chine notamment. La Chine, comme l’a rappelé tout à l’heure Jean-Michel Quatrepoint a, certes, des ambitions énergétiques mais elle a surtout des besoins énergétiques énormes que la Sibérie peut satisfaire en partie. Elle a aussi des desseins de modernisation dans le domaine aéronautique et dans le domaine spatial et, dans ce domaine, l’industrie russe a acquis une réelle avance. On risque par conséquent de voir se précipiter l’émergence du géant chinois sur le plan militaire du fait d’une politique à courte vue des Etats-Unis vis-à-vis de la Russie : ils la repoussent dans son « réduit », alors qu’elle a retrouvé ses frontières du XVe siècle. Tout cela ne peut pas aller sans un certain nombre de conséquences négatives.

Pour me résumer, je pense que la montée du rôle de l’euro dans le système monétaire international – qui n’est sans doute envisageable qu’à assez long terme – peut être un moyen d’arbitrage pour certaines banques centrales.
Il y a tout ce qui a été dit sur la montée de la Chine et le renversement du sens du mouvement des capitaux par Monsieur Aglietta.
Et de nouvelles configurations à l’échelle mondiale apparaissent inévitablement. Prenons l’exemple de l’Irak. Que peuvent faire aujourd’hui les Etats-Unis ? S’ils se retirent précipitamment, cela créera une situation encore plus conflictuelle que la situation actuelle, ce qui n’est pas peu dire. S’ils ne le font pas, ils sont enlisés d’une manière qui paraît sans perspectives… On est arrivé à une situation où il n’y a plus de bonne solution. Les Etats-Unis ont détruit l’Etat irakien, ils ont créé une situation qui, malheureusement, ne sera pas facilement réversible. A travers l’Irak, c’est le monde arabe et le monde musulman dans toute sa profondeur que les Etats-Unis se sont mis à dos.
Tous ces facteurs, me semble-t-il, doivent intervenir dans la prospective à long terme.
Je pense, comme je l’ai dit tout à l’heure, que les stabilisateurs sont très puissants : puissance militaire, culturelle, financière des Etats-Unis, domination de secteurs stratégiques comme le pétrole ou l’aéronautique… mais il y a un moment où une évolution lente et continue peut se traduire par des changements brutaux. Nous n’en sommes pas encore là mais n’oublions jamais que la première mondialisation, la mondialisation britannique a très mal fini, par la guerre de 1914-1918. La deuxième mondialisation, américaine, est beaucoup plus instable que la mondialisation britannique qui, au moins, reposait sur un pays excédentaire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui avec les Etats-Unis. Cette mondialisation peut aussi déboucher sur des chocs très violents si on ne sait pas trouver une gestion fine, très progressive d’un certain nombre d’évolutions.

Pour conclure mon propos, avant d’ouvrir le débat, je dirai que, naturellement, les Etats-Unis sont une très grande puissance mais ont-ils les moyens d’être durablement la seule superpuissance ? Ne doit-on pas aller aussi dans l’ordre monétaire vers un type de relations différentes ? La relation euratlantique, par exemple, qui paraissait en crise profonde en 2003 [il est vrai qu’aujourd’hui ces contradictions ont été, en apparence, un peu gommées] peut-elle être organisée d’une autre manière ?

Ce sont des questions que je lance. Je n’ai pas de réponses toutes faites mais je pense qu’à travers l’étude d’un sujet aussi important que celui qui nous occupe ce soir, on peut deviner les facteurs de fragilité du monde.
J’ouvre le débat sur ces questions.

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