Intervention prononcée lors du colloque du 4 avril 2006 Pas de société du savoir sans école
D’abord, la dégradation ?
Nous avons souvent éprouvé, nous sommes nombreux à éprouver encore le sentiment d’une dégradation de l’institution scolaire, soit l’idée qu’aux mêmes âges, les élèves, enfants ou adolescents, apprennent moins de choses, maîtrisent moins de connaissances que ne le faisaient leurs aînés. C’est aussi ce qu’on appelle communément la « baisse du niveau ». Il faut se méfier de ce sentiment. D’abord parce qu’on est toujours, et légitimement, attaché à ses souvenirs d’enfance. On y est d’autant plus attaché quand ce sont de bons souvenirs ; et c’en sont d’excellents quand on a soi-même été un bon élève. Ensuite, parce que ce sentiment est partagé par toutes les générations, qui ont toujours eu tendance à croire que, du temps où ils étaient sur les bancs de leur école, celle-ci remplissait mieux son office qu’elle ne le faisait pour leurs enfants ou leurs petits-enfants.
Veillons cependant à bien distinguer le changement et le déclin. De ce qu’on n’acquiert pas les mêmes connaissances aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’on en acquiert moins ou de moins utiles.
Pensons un instant au sentiment du déclin à Rome. Ce sentiment émerge déjà sous la République, quand l’urbanisation fait reculer le poids des ruraux, des agriculteurs dans la vie de la cité, quand se manifestent les influences orientales, au fur et à mesure des conquêtes. Il explose littéralement à l’occasion des guerres civiles et se répand parmi tout ce qui pense et détient quelque culture avec la fin de la République et les débuts de l’Empire. Au tournant des années 60 et 70, l’opinion que formulera un peu plus tard Tacite est le plus largement partagée. Et pourtant, quand Gibbon écrira son Decline and Fall, il commencera son grand œuvre au règne d’Hadrien, c’est-à-dire au début du IIe siècle. Le fait est qu’avec le recul du temps, nous savons aujourd’hui positivement que Rome n’a cessé d’augmenter et étendre sa puissance et son influence jusqu’à ce moment-là. Les Romains se lamentaient sur leur déclin depuis plus de trois siècles. Mais il est aussi vrai que l’empire romain a bel et bien fini par s’effondrer, trois siècles et demi plus tard.
Attention donc à l’appréhension subjective de la dégradation de l’école !
A titre d’exemple, je m’arrêterai un instant sur un élément qui a longtemps été central dans notre enseignement scolaire, je veux parler des humanités. J’ai choisi cet exemple parce que, sur ce point, la cause paraît entendue : qui pourrait nier aujourd’hui la réalité de sa dégradation ?
La vérité est plus complexe qu’il n’y paraît. D’abord, au sens où nous entendons les humanités, c’est-à-dire la connaissance des langues latines et grecques, des littératures écrites dans ces langues et de l’histoire des pays concernés, le déclin – car il y a bien déclin- est très ancien. Songez qu’au XVIème, dans les tombeaux poétiques que l’on publiait à l’occasion de la mort d’un poète, on trouve des poèmes en français et en italien, mais aussi en latin et en grec. Encore ces poètes étaient-ils souvent eux-mêmes des érudits, fort bons connaisseurs des langues anciennes. Mais à la mort de Montaigne, ce sont ses collègues bordelais, magistrats écrivant couramment le latin mais non pas professeurs de grec au collège royal, qui sont capables de lui dédier quelques vers grecs.
Dès le siècle suivant, personne ne sait plus écrire de la poésie grecque. On écrit cependant encore beaucoup de poésie latine. Au XVIIe siècle, on est « poète français », ou bien « poète français et latin ».
Avançons : au XVIIIe siècle, la poésie latine est désormais réservée aux circonstances exceptionnelles, naissance, mariage et décès. La poésie latine en France n’a plus rien à voir avec le plaisir littéraire, mais seulement avec l’officialité.
Un siècle de plus : au XIXe la poésie latine est cantonnée à l’exercice scolaire de rhétorique et au concours général. Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud s’y illustreront, comme on sait. On rédige encore, à cette époque, sa thèse de droit ou sa petite thèse de lettres en latin. Au XXe siècle, très vite, bien avant que les plus âgés d’entre nous n’aient pris goût à la langue latine, à Virgile et à Sénèque, le latin disparaît des études doctorales et, au concours général, la poésie latine est congédiée.
De ce point de vue, on peut parler du déclin des humanités, à condition d’en prendre la mesure dans le temps long. Mais en même temps, il serait injuste de ne pas saluer, d’un autre point de vue, l’essor des humanités. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, on lisait davantage Tite-Live, dans les milieux dirigeants, qu’on ne le fait aujourd’hui ; mais on le connaissait moins bien ; on n’imaginait pas qu’il ait pu sciemment déguiser la réalité, la travestir pour plaire à ses maîtres. Au XXe siècle, et plus précisément dans le dernier tiers du XXe siècle, le niveau atteint par les études latines et grecques en France est sans rapport avec ce qu’il a été pendant des siècles. Nous faisons aujourd’hui, sur ce registre, jeu égal avec les Allemands, ce qui a longtemps été loin d’être le cas. La qualité des travaux en ce domaine, la capacité de l’esprit critique, les connaissances philologiques et historiques sont incommensurables avec celles de nos propres professeurs. Le mouvement est incontestable et récent.
En revanche, la nouveauté consistant à faire enseigner la langue française par des professeurs qui ne connaissent pas le latin est assurément un grave recul. On n’imagine pas un professeur d’arabe incapable de lire le texte du Coran, ou un professeur de chinois, ne comprenant rien au Shui-hu-zhuan.
Quand on considère les nombreuses études tentant de comparer les connaissances acquises par les élèves du même âge à différentes époques et qui toutes tendent à montrer que le niveau et la masse de ces connaissances ont augmenté, on est sceptique. Même s’il est établi que les jeunes Français sont aujourd’hui plus nombreux à suivre des études plus longues, on soupçonne volontiers les auteurs de ces études de préjugés idéologiques, valorisant la modernité et dévalorisant la tradition. Au reste, comme le contenu de ces connaissances n’est plus du tout le même, la comparaison relève de la quadrature du cercle.
La question qui importe est en fait différente : ce qu’on apprend aujourd’hui à l’école suffit-il à préparer ses élèves à la vie politique et sociale à laquelle ils aspirent ?
Nul doute qu’aujourd’hui et demain davantage, l’exercice du métier de citoyen requiert plus, beaucoup plus de connaissances qu’il n’en requérait jadis et même naguère. Pensons seulement aux questions économiques ou à celles relatives à la protection de l’environnement : sans un minimum de culture scientifique et technique, comment prendre sensément position dans le débat public ? Plus de lumières sont nécessaires au débat démocratique.
Et s’agissant de la formation professionnelle, c’est-à-dire de ce qui conditionne toute insertion sociale réussie, on pourrait multiplier les exemples. J’évoquerai ici seulement le cas de la langue anglaise. Pendant des décennies, l’objectif de l’éducation nationale au lycée en ce domaine était de mettre les élèves en mesure de lire une page de littérature. Cet objectif était parfaitement adapté aux besoins de la minorité des jeunes gens et jeunes filles qui fréquentaient au lycée : acquérir quelques éléments de culture littéraire dans une langue étrangère, un complément en quelque sorte de la culture littéraire française, permettant de se distinguer en société. L’éducation nationale parvenait fort bien à atteindre cet objectif : un honnête bachelier était à même de lire une tirade de Shakespeare ou un poème de Wordsworth. Aujourd’hui, les besoins sont différents : dans un très grand nombre de métiers, non plus seulement dans les fonctions commerciales des grandes entreprises exportatrices, mais aussi dans des postes subalternes, des fonctions de pure exécution, il est nécessaire de connaître l’anglais le plus courant, pour lire et comprendre rapidement les instructions d’une machine à commande numérique, pour se saisir d’une information sur Internet, ou pour s’adresser à quelqu’un des cent millions de touristes étrangers qui viennent séjourner en France chaque année. Théoriquement, l’éducation nationale a plus ou moins adapté ses objectifs à ces nouveaux besoins. Mais elle est incapable de les atteindre. La charge en revient donc aux familles, ou aux intéressés, si toutefois ils ont le goût de l’aventure et des voyages.
On pourrait aisément faire une démonstration analogue à propos des connaissances techniques qu’il faut désormais posséder dans toute fonction commerciale, ou à propos des capacités d’expression qu’il faut détenir dans toute fonction d’encadrement, à quelque niveau que ce soit de la hiérarchie professionnelle.
Ce qui est donc en cause – et l’on peut bien parler de « dégradation » -, ce n’est pas la baisse du niveau ou l’éloignement d’un âge d’or de l’instruction publique, mais le décalage croissant entre les exigences sociales en matière d’intelligence, de culture, de connaissances et de savoir-faire, et la capacité de l’institution scolaire à les dispenser.
Une logique :
Quand on s’efforce de mettre à jour les facteurs de cette dégradation, on découvre un ensemble qui fait système, une logique.
D’abord, le rejet de l’autorité : c’est, en France, une vieille affaire. L’anarchisme y est de longue date bien ancré et mai 1968 fut, à bien des égards, la résurgence, la remise au goût du jour d’un courant d’idée ancien. L’exaltation de l’autorité brute et brutale dans les mouvements fascistes, l’usage d’une autorité arbitraire dans certaines institutions de l’Etat ont servi de repoussoir et de justification.
Deuxièmement, la peur, le refus de l’effort, qui ont à peu près les mêmes causes, ou s’autorisent des mêmes contestations. Personne n’est dupe, et pourtant la réclame est efficace : comment maigrir tout en mangeant à sa guise, comment se muscler sans exercice, comment apprendre en s’amusant, c’est pareil : un doux mensonge. Il y a toujours quelque plaisir à se bercer d’illusions.
Or tout apprentissage nécessite à la fois autorité – l’autorité du maître – et effort – l’effort de l’élève. Une question : pourquoi ce qu’on admet sans barguigner pour le sport ou la musique, le refuse-t-on dans l’ordre intellectuel ?
Troisièmement, la contestation des valeurs de la connaissance. Cela non plus n’est pas nouveau. Depuis Augustin d’Hippône qui, comme nombre de docteurs de l’église chrétienne, latins et grecs, formé à la rhétorique et à la philosophie les plus rigoureuses, s’en remet à l’adhésion aux dogmes de la foi, jusqu’à la dénonciation des « dégâts du progrès », en passant par la Contre-Réforme, qui a laissé, en France, des traces indélébiles, les contempteurs de la science sont, en cette terre catholique, nombreux et puissants. Ils ont d’ailleurs inventé un vocable péjoratif pour fustiger l’adversaire : le scientisme. Or il n’y a pas d’instruction publique solide, sûre d’elle-même, efficace, capable de mobiliser les ressources humaines et financières qui lui sont indispensables, sans une inébranlable confiance dans les valeurs de la connaissance.
Enfin – et c’est le dernier élément de la logique – il faut compter avec l’insouciance coupable de la nomenklatura ou, si l’on ose encore le dire, des classes dirigeantes. Celles-là se moquent de l’institution scolaire comme d’une guigne dès lors qu’y sont préservés, pour leur progéniture, quelques bons lycées, quelques grandes écoles, voire, dans l’adversité, quelques institutions privées. On ne comprend pas la dégradation de l’école au cours de ces trois dernières décennies si l’on n’a pas vu que les gens qui en ont décidé, dans les gouvernements, au Parlement et dans l’administration, n’avaient aucun intérêt particulier à son renforcement. Ils n’avaient rien à craindre pour leurs enfants. Pour eux, Henri IV et Louis le Grand, Polytechnique et l’ENA ; pour les autres, le collège unique et le premier cycle des universités. Ils ont même fait coup double en quelque sorte, proclamant des réformes à l’allure démocratique et égalitaire, et protégeant en douce leurs petits, que dis-je, leurs immenses privilèges.
La rupture :
Il y aurait naturellement place ici pour tout un programme d’action au ministère de l’Education nationale. Je me bornerai à deux orientations de principe.
D’abord, c’est à un véritable retournement des valeurs qu’il faudrait procéder, pour affirmer clairement l’autorité du maître, le goût de l’effort et du travail, les valeurs de la connaissance et, plus que tout, substituer la démocratie, visant à définir et imposer l’intérêt général, à la démagogie, visant à plaire. Combien de lois, de décrets et de circulaires n’ont-ils pas été écrits à principale fin de plaire, de plaire aux jeunes, aux parents d’élèves ou aux enseignants ?
Un seul exemple : chaque année, le ministre de l’Education nationale, quel qu’il soit, de droite ou de gauche, négocie avec les organisations syndicales le calendrier scolaire, c’est-à-dire la place des congés dans l’année civile. Mais on se garde bien de soumettre à la discussion les sacro-saintes 312 demi-journées de travail, soit 156 jours, soit beaucoup moins que la moitié de l’année, qui fixent les limites de ce calendrier. Comment en est-on arrivé à un plancher, ou plutôt à un palier si bas ? (Car ne doutons pas que le progrès social nous permettra de l’abaisser encore). Par une succession de petites concessions. Les organisations syndicales militent pour la réduction du temps de travail des professeurs. Elles sont en cela dans leur rôle. Elles demandent un jour une réduction de deux ou trois heures d’enseignement par semaine pour telle ou telle catégorie d’enseignants. Le ministre, souvent entouré par des conseillers qui ont fait du juste milieu l’idéal de leur vie, idéal parfaitement adapté à une brillante carrière administrative, accorde une réduction d’une heure. Il croit que tout refuser serait aussi excessif que tout accorder. Il sait d’ailleurs que ce qu’il n’a pas encore donné, l’un de ses successeurs le fera. Il a le sentiment de n’avoir fait qu’une concession mineure, feignant d’oublier que l’accumulation de petites concessions finit par en faire une très grande, au mépris évident de l’intérêt général. Car l’intérêt général en la matière, commande évidemment que l’école accueille les élèves aussi longtemps que possible. Pour les enfants issus d’un milieu social aisé, l’affaire n’est pas très grave. Hors de l’école, ils se retrouvent confiés à des familles qui ont les moyens pécuniaires, intellectuels et culturels de prolonger l’action de l’institution scolaire : cours particuliers, activités sportives ou artistiques, stages linguistiques, voyages instructifs, tout est là pour compléter l’éducation et la formation. Mais pour les enfants issus de milieux défavorisés, c’est la rue, le désoeuvrement, la terre en jachère : les inégalités sociales se creusent. Voilà le prix de l’habileté dans la cogestion, de la tranquillité pour le ministre et son gouvernement, comme pour les députés de sa majorité.
Deuxième orientation : élargir le vivier de l’école, autrement dit, démocratiser, combattre les inégalités sociales, permettre à un plus grand nombre l’accès aux meilleures filières de l’Education nationale. Pour cela, il faut en finir avec l’hypocrisie égalitaire, qui couvre une réalité bien différente : les grands lycées de centre-ville, inaccessibles aux enfants des banlieues, véritables ghettos pour les rejetons de la nomenklatura, qui y sont volontiers accueillis, mêmes s’ils sont parfaitement nuls. Ce résultat, ces établissements réservés aux têtes blondes, c’est l’effet pervers de la sectorisation. Les intentions de cette mesure étaient sans doute les meilleures ; elles ont été contredites dans les faits, la sectorisation ayant rigidifié dans l’école les inégalités sociales inscrites dans l’espace urbain.
Il faut enfin et surtout tenir compte de la diversité des goûts et des aptitudes des élèves. Tout le monde l’admet dans le sport ou dans les activités artistiques. Personne n’aurait l’idée de contraindre le passionné de football à pratiquer l’athlétisme ou la natation, ni l’amateur de piano classique à jouer de la guitare électrique. Est ici en cause le collège unique, qui, de surcroît, masque, sous ce nom, beaucoup plus de diversité qu’il n’y paraît. L’idée qu’on puisse dispenser le même enseignement, dans les mêmes disciplines, avec les mêmes objectifs, à tous les enfants et les adolescents d’une même génération, de onze à quatorze ans, en fait de neuf ou dix à seize ou dix-sept ans, est simplement irréaliste. Et la réalité s’est vengée d’une idéologie démagogique et mensongère : on n’a pas fait le collège unique ; on a camouflé le maintien, si ce n’est le renforcement des inégalités sociales.
Permettez-moi, pour conclure, de poser une question qui mérite notre réflexion collective. J’évoquais, à l’instant, une « logique » de la dégradation de l’école. Et si cette logique était la source d’une stratégie de dégradation ? La création de l’école publique, en France, n’a pas été une promenade sur un chemin tapissé de pétales de roses. Ce fut un combat. La République l’a gagné. Mais ses adversaires n’ont jamais disparu. N’y a-t-il pas, dans cette dégradation de l’école publique à laquelle nous assistons, un parfum de revanche ? Une stratégie des forces qui n’ont jamais admis, en leur for intérieur, la prise en main de la formation de nos jeunes concitoyens par l’Etat républicain ? Rappelez-vous : Mihi animas, tibi, caetera. Seulement voilà, ils ont aussi perdu les âmes. Et songez-y encore : si la dégradation se poursuit, le jour où les Français comprendront pourquoi, quand ils le souhaiteraient, ils ne trouvent pas de place pour leur enfant dans l’enseignement privé, le gouvernement, quel qu’il soit alors, devra desserrer le robinet d’alimentation de l’enseignement privé en postes d’enseignants. A qui aura profité la dégradation de l’école publique ?
Décidément, le combat pour l’école est inséparable du combat pour la République.
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